dimanche 3 janvier 2010

Tant que les arbres s'enracineront dans la terre, d'Alain Mabanckou

Faire à la poésie une belle place. Lui donner une bonne part. Arracher les toiles d’araignée qui dissimulent sa beauté. Cette idée s’est imposée avec plus de force depuis l’intervention de St-Ralph sur le billet « Reconnaissance ».

Je m’étais promis de combler un manque, ou plutôt de réparer quelque chose : l’absence d’article sur des auteurs que je connais pourtant bien puisque les ayant lu suffisamment pour prétendre bien les connaître. Malheureusement, ayant lu leurs œuvres bien avant d’avoir succombé au charme des blogs, il se trouve que certains noms n’ont pas encore trouvé de place dans les sentiers de cette vallée. Parmi ces noms, je citerai par exemple Florent Couao-Zotti, que j’appelle le poète de l’amour – Lisez donc Le Cantique des cannibales, Les Fantômes du Brésil, sans oublier Notre pain de chaque nuit – ; Fatou Diome, dont les romans vous donnent à boire indifféremment prose et poésie. Il y a aussi un auteur dont j’ai lu l’ensemble des romans ainsi qu’une partie des œuvres poétiques, j’ai nommé Alain Mabanckou. C’est un nom que plus personne n’ignore. Et plutôt que de présenter un de ses romans, je vais plutôt me tourner du côté de la poésie, puisqu’il a publié plusieurs recueils. Parmi ceux-ci, je vais vous parler de Tant que les arbres s’enracineront dans la terre, justement parce qu’il est précédé d’une Lettre ouverte à ceux qui tuent la poésie que je trouve intéressante.
Je vais ainsi faire d’une pierre deux coups : vous inviter à lire ou à relire Mabanckou dans sa version poétique, et vous appeler ainsi à accorder, en ce début d’année, une belle place à la poésie.


LETTRE OUVERTE A CEUX QUI TUENT LA POESIE

Dans sa Lettre ouverte à ceux qui tuent la poésie, Mabanckou fustige ceux qui prétendent que la poésie se meurt. Il est vrai, et Mabanckou le reconnaît, que la poésie en tant que telle n’a plus la même suprématie qu’à l’époque de Ronsard par exemple :

« Ecrire ou publier de la poésie semble de nos jours un acte de résistance, une manière de Mohicans. L’espace poétique s’est dégradé au fil du temps. Et alors, le poète, retranché dans son îlot, regarde ce monde qui lui tourne le dos et cherche à comprendre l’origine de cette désaffection. » (p. 9)

Mabanckou explore les causes de cette ‘‘désaffection’’ et pose la vraie question : qu’est-ce que la poésie ? Car si on la croit ‘‘agonisante’’, c’est peut-être qu’on ne sait pas la reconnaître, ou qu’on ne sait pas reconnaître son vrai visage. Elle s’invite pourtant dans tous les bals organisés en l’honneur de la littérature, mais elle y apparaît masquée. Dans l’admirable nouvelle Le Masque de la Mort Rouge d’Edgar Allan Poe, les invités au bal n’avaient pas reconnu cet hôte indésirable qui avait pris le masque de la Mort, ils ne comprirent que trop tard que ce masque n’en était pas un en réalité.

Mabanckou nous invite dans sa lettre à ne pas être aveugles, écoutez-le :

Non, la poésie n’est pas morte. Elle est assise quelque part, guettant avec regrets les passants indifférents. En réalité, il faut aller chercher la Poésie partout où elle s’est retirée. La poésie n’est plus l’apanage des plaquettes ou des recueils. Beaucoup de récits, de nouvelles, de romans perpétuent la tradition poétique. Je pense aux romans de certains écrivains de La nouvelle génération : le Camerounais Gaston-Paul Effa. Des pages d’une poésie indubitable.
(Je confirme, j’ai lu ses premiers romans, et Tout ce bleu, et quelle poésie !)

[...] Jean-Luc Raharimanana, écrivain malgache, est présenté « à tort » comme auteur de nouvelles. Ses écrits sont des pages de poésie dont la fulgurance lyrique déroute ceux qui attendent de lui une histoire simplement narrée [...]
Les romans de Louis-Philippe Dalembert, écrivain haïtien, remuent la terre d’enfance, la traversée des mers, l’exil dans un style soutenu et singulier. Même observation pour les textes en prose du Djiboutien Abdourahman Waberi qui avoue d’ailleurs :
En fait, je suis un trafiquant. Je fais de la poésie mais, comme ça ne se vend pas, je la maquille en roman...
(Je confirme : j’ai lu Balbala, et Aux Etast-Unis d’Afrique, vous ne pouvez pas lire Waberi en pensant à autre chose, il mobilise votre œil qu’il garde rivé sur sa parole, une parole allégorique, poétique)

[...] Pour tous ces poètes connus désormais comme prosateurs, la poésie devient une île secrète d’où sourdent avec exubérance les thématiques qu’ils prolongent par la suite dans leurs romans, récits ou nouvelles. Je serais tenté de dire : si vous voulez lire de la poésie, lisez certains romans... (p. 18-19)


TANT QUE LES ARBRES S’ENRACINERONT DANS LA TERRE

Pas de titre, assez courts dans l’ensemble, les textes poétiques qui composent ce recueil se dégustent du bout des lèvres. En fait on les grignote plutôt qu’on ne les dévore, tant ils offrent des saveurs diverses et ne s’épuisent pas en une seule lecture : on vole de l’un à l’autre, on revient sur un texte, on repart sur l’autre, et indéfiniment, sans se lasser. Les thèmes sont ceux que l’on trouve dans ses romans : l’enfance, avec « la silhouette de ma mère » qui surplombe toute son œuvre ; la « migration » :

Je ne sais quel temps il fera
De l’autre côté de la migration
Mais le monde s’ouvre à moi
Riche de carrefours
(p. 26)

Mabanckou invective ceux qui prétendent connaître l’essence des choses mais l’ignorent complètement :

Voici venu le temps des rires hypocrites
Le temps de la médiocrité servie à toute les sauces
(p. 47)

Plus loin :

Les faux prophètes convoquent Diop / qui reste à lire
Les faux convoquent Fanon / qui reste à lire
Les faux prophètes convoquent Césaire / qui reste à lire
(p. 50)

Ici je n’ai pu m’empêcher de faire le lien avec les dernières pages de Tels des astres éteints, où Miano exprime son ras-le-bol à propos de ceux qui convoquent à tout bout de champ les « icônes du monde noir », mais qui ne les honore nullement par leurs actions (faute de réelle connaissance des écrits et des combats de ces défunts ?)

Mais ce que j’apprécie surtout c’est que Mabanckou abat les frontières :

Je déchire ici et maintenant
L’acte de naissance des frontières
Pour baptiser le nouvel espace à conquérir
(p. 23)

Ce n’est pas seulement les frontières entre les genres, comme il le dit dans sa lettre ouverte, mais aussi les frontières entre lesquelles un auteur ne saurait se laisser enfermer : gare à celui qui va lui donner « le tam-tam à battre », car

Je n’ai pour attaches
Que la somme des intersections
Les échos de Babel
(p. 24)

Allez, je vous dis : bonne dégustation !


Tant que les arbres s'enracineront dans la terre, précédé de Lettre ouverte à ceux qui tuent la poésie, Mémoire d'encrier, 2003.

8 commentaires:

St-Ralph a dit…

Merci, Liss, pour ce billet fort intéressant. cela fait longtemps que je n'ai pas lu de chose aussi plaisante sur la poésie. J'ai laissé un autre commentaire sur ton billet précédent avant de lire celui-ci....

Tu donnes envie de découvrir l'oeuvre poétique d'Alain Mabanckou. Verre Cassé que j'ai beaucoup apprécié me laisse croire qu'il est capable d'une belle verve poétique. Je verrai...

Ce qui est dit sur les différents auteurs noirs qui masquent leur figure poétique en avançant dans le monde littéraire me plaît beaucoup. Je suis très sensible au désespoir du Djiboutien Abdourahaman Waberi.

Encore Bravo pour ce billet. Il y a plusieurs mois que je comptais publier trois textes sur l'écriture poétique et la définition du poète. Il faudra que je me décide à le faire cette année. Cette idée m'est venue après la découverte, dans un petit musée de Bourgogne, d'un poème qui est une admirable présentation du poète. Poème encore plus parlant que "L'albatros" de Baudelaire.

Liss a dit…

St-Ralph,

Tu serais ravi de lire la lettre ouverte de Mabanckou, ce qu'il dit sur les conditions de "naissance" d'un poème rencontrera ton assentiment.

J'attends avec impatience que tu publies tes réflexions sur la poésie, mais déjà est-ce que je peux connaître ce poème qui est une "admirable présentation du poète" ? Tu as aiguisé ma curiosité...

Caroline.K a dit…

Bonsoir Liss,
Vraiment intéressant, grâce à toi, j'ai découvert le Mabanckou poète, je pense que çà va plus me plaire que le Black Bazar que j'ai découvert grâce à la visite sur son blog.
Caroline

Liss a dit…

Le Black Bazar, je n'ai pas encore lu, mais le Mabanckou poète est intéressant, en effet.

Anonyme a dit…

Les poètes sont des artisans, les poèmes, le fruit de leur labeur. Mais ce sont des artisans dépourvus de buts utilitaires ; à quoi sert la poésie si ce n’est de rendre compte de son monde grâce à l’esthétique des mots. Dans notre siècle post moderne, rongé par l’utile et le rentable, beaucoup voient en la poésie un verbiage inutile, un luxe d’illuminés. La poésie, en vérité n’a d’autres fins que de colorier la vie de gaîté, de tristesse, de douleur, de révolte. Pour les adeptes de la poésie comme source de beauté et d’ornements, elle est comparable à ces belles fleurs qui font l’orgueil des jardins, et Théophile Gauthier de dire « on supprimerait les fleurs, le monde n’en souffrirait pas matériellement ; qui voudrait cependant qu’il n’y eût plus de fleurs ? Je renoncerais plutôt aux pommes de terre qu’aux roses, et je crois qu’il n’y a qu’un utilitaire au monde capable d’arracher une plate bande de tulipes pour y planter des choux »[1] Pour ceux-là par contre, ils sont nombreux, du fait de leur histoire, ou seulement de leur sensibilité aux sinistres œuvres du génie humain, qui portent la marque des souffrances infligées à leur semblables en humanité, la poésie n’est pas seulement transcription de la réalité, elle doit être d’abord et surtout moyen de communication, arme de combat. C’est dans cette lignée que se rangeaient Léopold Cédar Senghor, Aimé Césaire, Langston Hughes, Federico Garcia Lorca, les Black Poets, Gil Scott Heron et bien d’autres encore.

Le poète, de quelque tradition qu’il soit, est un démiurge ; à travers les mots inanimés, soutenus par le rythme seul, il crée une réalité et donne vie aux mots en leur insufflant une âme. C’est ainsi que, comme c’est le cas pour la peinture, on devient plus sensible à la réalité après qu’on ait succombé aux charmes d’un beau poème ou d’un beau tableau. La poésie n’est pas seulement la sœur la plus proche de la musique, son autre soeur la peinture lui est également très attachée : combien de fois n’entendons nous pas, "il y’a de la poésie dans ce tableau!" et combien de poèmes ne nous renvoient-ils pas des images sublimes qu’on souhaiterait voir immortalisées par la palette d’un maître. Il n’y a que la musique qui l’emporte sur la poésie pour transcrire les belles, les tristes, les drôles ou méchantes impressions et conceptions de l’âme. Cette dernière étant rarement vile, car don de Dieu, sauf chez quelques spécimens rares, ses expressions, lyriques lorsqu’elles ont pour objet ses humeurs, et épiques lorsqu’il s’agit de cette âme prise dans des mouvements d’envergure (voyages, tribulations, guerres, complots, etc.) sont toujours dotées de ce caractère élevé, d’où la majesté de la poésie. Tout ce qui est dépourvu de caractère est dit-on prosaïque.

La poésie à l’instar de la peinture peut être gaie et flamboyante, triste et sombre ; c’est selon le sentiment que l’artiste a voulu exprimer dans son œuvre. Par leur art peintres et poètes imitent tous les autres arts, voila leur privilège. Ils se mettent dans la peau d’un agriculteur, d’un banquier, d’une courtisane ou d’une grisette. L’un les représente grâce à sa palette aux nuances variées, l’autre par la magie des mots. Socrate déjà l’avait constaté, qui disait « un peintre fera un portrait ressemblant du cordonnier sans rien entendre au métier de cordonnier […] De même dirons nous, le poète sait si bien par une couche de mots et d’expressions figurées donner à chaque art sans rien entendre, sinon comme imitateur, les couleurs qui lui conviennent, que […] de son discours, soutenu par la mesure du nombre et de l’harmonie, persuade à ceux qui l’entendent et qui ne jugent que sur les vers, qu’il est parfaitement instruit des choses dont il s’agit, tant il y’a naturellement de charme dans la poésie ! »[2]

PNN.

Liss a dit…

Voici une belle contribution à ce billet sur la poésie. Dans l'ensemble, je souscris à ce que vous dites, je préfère également renoncer aux pommes de terre, plutôt qu'aux roses de la poésie. Juste un regret : j'aurais aimé en savoir un peu plus sur ce contributeur passionné de poésie, savoir à qui je dois cette belle contribution, ce "PNN" me laisse sur ma faim...

Anonyme a dit…

PNN cite la préface de Mademoiselle de Maupin, de Théophile Gautier (1835).

Liss a dit…

Cher anonyme,

le passage étant entre parenthèses, j'avais bien compris qu'il s'agissait d'une citation, par contre je vous remercie d'indiquer la soucre, la préface de Mlle de Maupin; dont j'avoue ne connaître que quelques extraits, quelques phrases plutôt, dont la plus célèbre : "Il n'y a de vraiment beau que ce qui est inutile". Merci de me rappeler et de me donner envie de lire le texte intégral.