lundi 2 janvier 2012

Galadio, de Didider Daeninckx

"Voici des siècles que l'Europe a stoppé la progression des autres hommes et les a asservis à ses desseins et à sa gloire", déclare Frantz Fanon dans sa conclusion aux Damnés de la terre, elle qui "jamais ne cessa de parler de l'homme, de proclamer qu'elle n'était inquiète que de l'homme, nous savons aujourd'hui de quelles souffrances l'humanité a payé chacune des victoires de son esprit." L'hypocrisie de la "mission civilisatrice" pour justifier la colonisation est aujourd'hui une chose manifeste pour tous, encore faut-il avoir le courage de le reconnaître, de le dire.

Si les politiques actuelles ne peuvent rendre compte des crimes commis par les générations antérieures, elles pourraient tout au moins se démarquer d'elles en faisant de telle sorte que ceux-ci soient connus, en sensibilisant la jeunesse contre ces crimes, une manière de prévenir, de lutter contre cette ignominie. Sans aller jusque-là, le droit de savoir constitue à lui seul une raison suffisante pour voir ces événements intégrer les programmes d'enseignement, libre ensuite au lecteur d'en faire ce qu'il veut. N'est-ce pas au nom du droit à la connaissance que naquit le projet de l'Encyclopédie, mené au XVIIIe siècle par Diderot, et qui soutint fortement le mouvement des "Lumières" ? 



Si les occidentaux ont toujours eu à coeur de transmettre aux générations futures les hauts faits de leur nation, s'ils se sont souciés de faire connaître au monde entier les merveilles de leur civilisation, la richesse de leur culture, le caractère prodigieux de leurs réalisations, c'est un silence assourdissant qui pèse sur tout ce qui touche aux Noirs, plus précisément sur la manière dont ils ont traité les Noirs,  car il apparaît qu'ils les ont toujours traités comme des sous-hommes. Ces événements qui montrent que l'homme blanc s'est conduit d'une manière tellement honteuse, indigne de celui qui se disait "civilisé", "religieux", où il apparaît plus barbare que celui qu'il prétendait élever au rang d'homme, eh bien ces événements-là sont soigneusement tus. Il faut des écrivains engagés comme Didier Daeninckx pour briser le silence, pour écrire ces pages manquantes des livres d'histoire.

Le héros éponyme Galadio habite rue zwingli, à Ruhrort, en Allemagne. Il est métis. Son père était un "tirailleur sénégalais", appellation qui désignait tous les Noirs des colonies que l'on fit venir en renfort durant la grande guerre (et ça n'a pas beaucoup changé, aujourd'hui encore beaucoup considèrent l'Afrique comme un pays et non comme un continent, avec ses multiples diversités). En réalité le père de Galadio, Amadou Diallo, est Malien, mais Galadio ne l'a jamais connu, il ignorait même tout de ce père absent, jusqu'au jour où il surprend une conversation entre sa mère et le frère de cette dernière, l'oncle Ludwig. Celui-ci reproche à sa soeur de ne pas s'être débarassée de ce "fruit pourri de la défaite", de ne pas avoir fait comme celles qui s'étaient tournées vers l'orphelinat, laissant là leur progéniture sous le prétexte d'avoir été violées par ces barbares d'Africains. Mais la mère de Galadio a refusé cette solution de facilité, elle ne renie à un aucun moment l'enfant qu'elle a eu du "tirailleur sénégalais", subissant ainsi, de la part de la société, un mépris toujours plus croissant, elle connait même une dégradation de son statut social.


Son fils, lui aussi, se retrouve peu à peu comme un étranger dans un environnement qui l'a pourtant vu naître et grandir. Il avait de bons résultats scolaires, menait toutes sortes d'activités aux côtés de jeunes gens de son âge, avant que l'accès ne lui en soit interdit du jour au lendemain. C'est que son pays sombre dans le nazisme et que, pour la "conservation de la race", toute personne ayant "parmi ses ancêtres, du côté paternel ou du côté maternel, une fraction de sang juif ou de sang noir" doit être mise à l'écart. L'Allemagne nazie avait à ce point la hantise de la souillure par le sang noir que les métis sont castrés. Quant aux "tirailleurs sénégalais", ces "Gaulois de couleur", une association dénommée "Ligue de la détresse allemande contre la honte noire" réussit à les faire expulser d'Allemagne :

 "C'est un crime envers la civilisation que de faire venir du centre de l'Afrique des nègres arriérés pour surveiller un peuple d'une culture supérieure. Au nom de l'honneur du peuple allemand, la protestation s'amplifie contre la honte qu'on nous impose, et notre appel s'adresse à la conscience de l'univers civilisé..."
(Galadio, Larousse, page 42-43)


Mais les Français du Général de Gaulle réservent-ils un meilleur traitement à ces Noirs qui ont quitté leur continent pour une guerre qui leur était complètement étrangère ? Envoyés en première ligne au front, ils servaient plutôt de bouclier aux troupes alliées, ce qui témoigne du peu de cas qu'on faisait de leur vie ; mais ensuite, lorsque la victoire sur Hitler est enfin acquise, grâce notamment à ces Africains, bénéficient-ils d'une pleine reconnaissance, de meilleurs égards ? Que nenni ! Nombreux sont abandonnés sur les côtes africaines (on n'avait plus besoin d'eux, pourquoi les garder à charge ?)D'autres tentent de gagner leur vie par quelque moyen que ce soit sur le territoire français, afin de pouvoir aider les leurs, au pays.

Galadio apprend toutes ces informations en farfouillant dans la presse confidentielle, en entreprenant un voyage qui le mènera sur les traces de son père. Les persécutions contre les Juifs sont également relatées. On voit, dans ce roman, comment une société, dont les diverses popuplations vivaient en bonne intelligence, se transforme soudain en ogresse prête à manger ses propres enfants, et ceci sous le couvert du silence. Aucune protestation, aucune mobilisation contre ces lois iniques visant des personnes qui, hier, étaient considérées comme des concitoyens ! Les résistances individuelles n'ont aucun poids si elles ne sont pas soutenues par un mouvement de masse. 

Le "démiurge, c'est le peuple" et "les mains magiciennes ne sont que les mains du peuple", dit encore Frantz Fanon dans les Damnés de la terre, plus précisément dans le chapitre intitulé "Mésaventures de la conscience nationale" (p. 187). Il ajoute que le "sommet ne tire sa valeur et sa solidité que de l'existence du peuple au combat. A la lettre, c'est le peuple qui se donne librement un sommet et non le sommet qui tolère le peuple". (p. 188)

Cette vérité est éclatante à travers les manifestations de foule que l'on observe dans les pays arabes, ce soulèvement du peuple comme un seul homme, capable de déraciner des dictatures qui se considéraient comme des "baobas". Sans la complicité ou tout au moins le silence de la population, le nazisme n'aurait pas été aussi puissant, aussi destructeur.


Didier Daeninckx, Galadio, Larouse, collection "Les Contemporains, classiques de demain", 2010, une lecture découverte par le biais de St-Ralph.

A lire aussi, du même auteur, Cannibale, d'où Galadio tire sa source.

10 commentaires:

St-Ralph a dit…

Tu as été visiblement piquée au vif pour partir de si haut ! Ton article me rappelle le premier des billets que j'ai produits sur Beloved de Toni Morrison. J'avais vidé mon coeur ! Ici, tu es entrée dans la réflexion que la découverte du crime abominable raconté dans le livre peut produire. Tu as laissé éclater ton indignation. C'est sans doute toi qui susciteras le plus la curiosité de nos visiteurs. Ils ne manqueront pas de se demander quelle mouche t'a piquée pour que tu appelles Frantz Fanon au secours contre les nazis. C'est un plaisir de lire ta colère ; quel joli spectacle cela devait être de te voir la déverser sur le papier !

Cunctator a dit…

"Si les occidentaux ont toujours eu à coeur de transmettre aux générations futures les hauts faits de leur nation, s'ils se sont souciés de faire connaître au monde entier les merveilles de leur civilisation, la richesse de leur culture, le caractère prodigieux de leurs réalisations, c'est un silence assourdissant qui pèse sur tout ce qui touche aux Noirs, plus précisément sur la manière dont ils ont traité les Noirs, car il apparaît qu'ils les ont toujours traités comme des sous-hommes."

Pourquoi les Noirs voudraient-ils que leurs bourreaux d'hier et leurs mauvais partenaires d'aujourd'hui écrivent l'histoire des malheurs qu'ils leur ont causés? Bien que la science se veuille objective et se manifeste par son abstraction, très peu d'historiens se donnent cependant la tâche d'élucider les horreurs de l'historicité des nations auxquelles il appartiennent. Il faudrait par conséquent que les Noirs s'arment de science et qu'ils se mettent eux aussi à l'enquête comme Hérodote.

Liss a dit…

@ St-Ralph,

Il y a une sorte de double dénégation des Noirs à cette époque qui ne peut que susciter l'indignation. Il était impossible pour moi de ne pas faire le lien avec Frantz Fanon dont la lecture était si fraîche !

@ Cunctator,

J'entends bien, je comprends que le criminel ne veuille pas clamer ses crimes, mais il y a plus grave, et je me rends compte que je n'ai pas choisi la bonne exdpression en disant "silence assourdissant", car dans la situation qui nous préoccupe, le bourreau ou le criminel, honteux, ne choisit pas (toujours) de se taire, il lui arrive au contraire de prendre haut et fort la parole, mais pour donner une version complètement dénaturée, pour réécrire l'Histoire à son goût, de sorte à avoir la conscience plus tranquille. Dans le livre il est question de réputations sur les Noirs qui ont été montées de toutes pièces et que le public prend pour argent comptant (malheureusement) ! Si bien que, lorsque les Noirs s'armeront de science comme tu dis et livreront les conclusions de leurs enquêtes, ils auront bien du mal à faire accepter cette version car les gens s'accrocheront à ce qui aura été déclaré auparavant, parfois au moyen de la science, par les prédecesseurs blancs...

St-Ralph a dit…

Tout à fait d'accord, Liss. Et je soutiens qu'au lieu de reconnaître qu'il y a un travail commun à faire pour rétablir une fois pour toute la vérité que nous sommes prêts à regarder en face, une élité blanche continue à clamer haut et fort les préjugés comme des vérités absolues. Le fameux discours de Dakar en est la preuve ! Parce qu'il n'y a pas de révision du contenu de l'enseignement et des organes de duffusion des connaissances comme les revues à caractère éducatif, les anciennes croyances continueront pendant longtemps à semer les préjugés sur ls Noirs. Une collègue m'a dit, cette semaine, qu'elle a eu haute d'être blache en regardant le film "La Venus Hotentte". Et cela à cause de l'homme de science Cuvier ! Il faut donc qu'une volonté politique se manifeste pour tourner le dos à ce qui se passe aujourd'hui avec nos élites et leurs discours de division.

Il y a actuellement au Musée du Quai Branly une magnifique exposition ayant pour thème "Exhibitions, l'invention du sauvage". Ce sont des actions de ce type qu'il faut mener pour que le public voie le mal qu'une élite trop imbue d'elle-même peut faire. Une expo à voir absolument ! J'espère que beaucoup de Noirs parisiens la verront avec leurs enfants. Je vais d'ailleurs produire un billet sur le sujet. Le bimensuel TDC (revue du CNDP) de novembre 2011 a été consacré à ce thème. C'est le n° 1023 du 1 nov. 2011. Je pense, Liss, que tu peux trouver la revue dans ton CDI. Quant à l'exposition, elle ne ferme qu'à la fin du mois de juin 2012.

Obambé GAKOSSO a dit…

Anne Mansouret, vice-présidente du Conseil général de l’Eure (27) : « Les Français sont quand même plus cultivés que la moyenne des peuples européens » au micro de RMC, la semaine prochaine. Je ne sais pas comment cette Dame a fait pour évaluer le niveau de culturel des Européens ? Ce n’est pas exactement la même démarche, mais cela rejoint bien ce que vous dites dans ces échanges.
Aux Africains de se réapproprier le savoir, les sciences.

@+, O.G.

Liss a dit…

@ St-Ralph,

J'espère aller voir cette expo du Quai Branly avant juin et je vais me renseigner au CDI pour pouvoir consulter ce numéro de la revue TDC, je connais plus la NRP à laquelle je suis abonnée, mais j'ai regardé sur internet et TDC est pas mal non plus, à voir !

@ Obambé,

Etonnant d'entendre ce genre de propos dans la bouche d'un si haut responsable, mais ce sont bien eux, malheureusement, qui contribuent à véhiculer les préjugés, c'est pourquoi le "ménage" intellectuel doit commencer par la tête !

Anonyme a dit…

Ah Liss n'est pas lice, n'aime pas aller dans le sens du poil du politiquement correct! C'est non sans donner du sens à temps au ton de notre appel de choeur (emphase): 2012 est pour nous l'année de l'engagement de la société civile ou ne sera pas.

J'aime.

Il est temps de repenser le rôle de l'intellectuel dans la société, à l'image de Zola le dreyffusard, à un moment où l'européocentrisme revient en force, notamment avec son dernier avatar guéantiste en date: l'approche civilisationnelle.

Nous attendons de pied ferme un débat d'envergure sur la question: littérature engagée ou l'art pour l'art, vieille lune, mais toujours lune... pour plus de Lumières

Bien à toi Liss

ABE

Liss a dit…

Pour "plus de lumières", oui, cher ABE, et j'espère que tu es bien conscient de cela, je veux dire que tu seras "toujours" conscient de cela, car le problème ce n'est pas maintenant, c'est souvent par la suite, si jamais les choses changent pour toi : est-ce que toi tu changeras ? Je me ferais le devoir de te rappeler que tu dois "éclairer", chasser l'obscurantisme, le fanatisme et tous les autres "isme" qui font reculer l'humanité ! En tout cas j'espère que les échanges littéraires seront toujours possibles avec toi !

ABE a dit…

Ma chère Liss

Rendez-vous est pris avec toi, pour le tournant.

Disons que nous croyons pour que la richesse de ton blog puisse être partagée aux scolaires et universitaires congolais dans un futur très proches.

C'est cela aussi marcher sur les pas de Hugo, Zola ou plus proche de nous Césaire, Letembet ou U Tam'si.

Tu peux t'en assurer.

Avec toutes mes amitiés littéraires.

ABE

Liss a dit…

C'est vu, cher ABE, les écrits restent et cet espace conserve tes promesses. Bonne chance alors, puisque c'est pour bientôt !