dimanche 29 mai 2011

Madame l'Afrique, d'Eugène Ebodé

''La palissade est bien haute aujourd’hui, mais il faut franchir l’obstacle.
J’accepte donc, Charles Oscar, de vous parler de mon père, le romancier Edouard Ella. Votre projet d’écrire sa biographie l’aurait surpris et s’il avait été là, il vous aurait dit autant par coquetterie que par goût pour l’esquive : « Mon cher ami, qu’ai-je fait pour mériter un tel honneur ? » Dans la foulée, il aurait ajouté, l’œil brillant de malice : « Et puis, je ne suis pas encore mort !''

L’incipit de Madame l’Afrique, le dernier roman d’Eugène Ebodé, ne laisse aucun doute quant au sujet du livre : il s’agit de l’autobiographie de l’auteur, romancée bien entendu, car celui-ci ne s’exprime pas à la première personne, comme le fit Rousseau dans ses Confessions, et comme le feront bien d’autres auteurs et personnalités après lui, au point que c’est devenu une mode. Mais il faut savoir se distinguer d’une quelconque manière, alors l’auteur choisit d’accorder la parole à son fils aîné, qui raconterait l’histoire de sa vie à un tiers, après sa disparition. Il s’agit bien de sa vie, à n’en pas douter : les nom et prénom du père dont on narre l’histoire, Edouard Ella, commence par un « E », comme Eugène Ebodé. Il est également originaire du Cameroun et a vécu en couple avec une blanche. Enfants métis, rencontre de deux cultures, union de deux êtres qui se sont aimés, puis se quittent. C’est la déchirure. Peut-il en être autrement quand on parle de séparation ? Celle-ci laisse toujours quelque écharde dans le cœur, dans la chair ou dans la mémoire. La rupture est d’autant plus douloureuse que la belle-famille s’applique à y mettre son grain de fiel.
Mais avant de parler des causes extérieures, c’est au sein du couple déjà que se développent les facteurs qui le conduiront au bord du précipice. J’ai aimé la manière dont l’histoire de cette séparation est racontée, sans parti pris, d’autant plus que c’est le fils qui en est le narrateur et qui dit ce qu’il sait, ce dont il a été témoin. On ne peut pas reprocher à l’auteur d’avoir voulu tout mettre sur le dos de son ex-compagne, l’un et l’autre ayant eu une conduite qui n’aidait pas à apaiser les tensions, l’une des principales causes de la rupture étant le fossé creusé par l’Afrique et l’écriture, passionnant l’un, exaspérant l’autre. Entre résidences d’écriture, séances de dédicace aux quatre coins de la France et autres salons du livre à honorer, l’écrivain Edouard Ella donne à la mère de ses enfants de multiples raisons d’être jalouse, d’autant plus qu’il est souvent entouré d’admiratrices.

L’auteur passe pour un homme aux multiples conquêtes. Il prend plaisir à se présenter comme un grand conquérant, concurrençant Alexandre, mais son territoire à lui, c’est le sexe. Ici on nous parle de « la collection d’amantes de l’insatiable Bantou » (p.34), là d’« un homme à femmes ou un malade du sexe ! » ; plus loin d’« une braguette trop leste à s’ouvrir » (p.118). On dirait que la plus grande fierté de la gent masculine est et demeure celle d’être un séducteur, un étalon en matière de sexualité. Même lorsque le fils-narrateur essaie de tordre le cou à cette réputation de séducteur, sa confidence ne contribue qu’à mieux accentuer l’orgueil masculin de l’auteur, décidément débordant dans ce roman. « Père n’était pas le dragueur fou que l’on imagine ! » lisons-nous, page 110, pour ceux qui n’auraient pas encore remarqué que l’auteur, Edouard Ella alias Eugène Ebodé, était doué avec les femmes. Des indications comme « Bad Dad […] reprenait son éternel chapeau noir, le posait sur sa tête » contribuent à bien faire comprendre au lecteur que le personnage et l’auteur ne font qu’un.


 
Mais ce sont d’autres indications, d’autres références qui réjouiront le lecteur qui apprécie qu’un livre l’invite à se balader de livre en livre, d’auteur en auteur, célébrant ainsi la Littérature. Tenez, par exemple page 164 : « L’amour est aussi la partie la plus lumineuse des fleurs de l’âme. Il ne se cueille, bien souvent, qu’à l’angle des rues parallèles comme dirait métaphoriquement l’écrivain haïtien Gary Victor. »

A la page suivante c’est un titre de roman de Jean d’Ormesson qui est évoqué : « Aux questions informulées qui roulaient sur les lèvres et qui concernaient l’Africaine, nous répondîmes par une savoureuse formule D’Ormessonnienne : « C’était bien ! »

« L’Africaine », c’est la nouvelle compagne d’Edouard Ella, qui adore parler de l’Afrique ainsi que de sa littérature : « Les romans africains et particulièrement ceux du Kenyan Ngugi, la fascinaient. Elle avait lu Coetzee, Carel Schoeman, Zakes Mda, Mongane Wally Serote, Breyten Breytenbach, Brink, Gordimer, Tutuola, Soyinka, Rachid Boudjedra, Gaston-Paul Effa, Mongo Beti, Driss Chraïbi et Tahar Ben Jelloun. Elle se constitua ainsi une bibliothèque personnelle, un amour livresque, une connaissance épique et fantasmée du continent africain. » (p. 34)

Ce roman peut être vu comme le sanglot des enfants, les plus affectés par la séparation : « un enfant de divorcés n’oublie jamais le couple que formaient ses parents » (p. 163), un sanglot symbolisé par ce refrain que l’on retrouve tout au long du roman, avec des variantes : « La palissade est bien haute aujourd’hui… ». Il peut être lu comme le récit des heurs et malheurs de la vie de couple, le couple mixte en particulier ; ou tout simplement comme le récit du quotidien d’un écrivain, qui doit concilier sa passion avec la vie de famille et qui décrit, non sans humour et même ironie, la société dans laquelle il vit. J’ai savouré les pages comme celles faisant le portrait du ‘‘professeur Surplace’’, enseignant « occupé à une unique activité : l’inoccupation » (p. 123) D’autres portraits comme celui du ‘‘Mufti’’, à travers lequel l’auteur nous raconte l’histoire franco-algérienne, ne manquent pas de piquant.

Bref c’est avec beaucoup de plaisir que j’ai lu Madame l’Afrique, roman dont je vous recommande vivement la lecture. C’était mon premier Eugène Ebodé, expérience très concluante, auteur à lire de nouveau !

Eugène Ebodé, Madame l'Afrique, Editions APIC, Alger, 2010, 206 pages.

dimanche 1 mai 2011

Mood Indigo, de Mamadou Mahmoud N'Dongo

Le titre Mood Indingo m'avait déjà été annoncé dans le dernier roman que j'ai chroniqué ici, celui de Daniel Maximin, L'île et une nuit, dans lequel on peut lire ceci : "Avec des mélodies couleur bleue, Mood indigo, belles à pleurer la perte de l'innocence et du sentimental." (p. 108) J'aime qu'un roman me replonge dans les eaux d'une précédente lecture, surtout lorsque j'ai pris plaisir à m'y baigner. J'ai ainsi l'impression de suivre le même courant de fleuve, de continuer la même lecture, mais dans un autre livre. C'est le plaisir du nouveau dans l'ancien ou de l'ancien dans le nouveau. Dans Mood Indigo de Mamadou Mahmoud N'Dongo, outre le titre, qui renvoie à la couleur mais aussi à la musique, le jazz, des passages, un en particulier, touchant à l'expression de l'amour,  m'ont fait repenser au roman de Daniel Maximin. On peut trouver par exemple une familiarité entre cette formule : "Vaut mieux vivre pleinement une histoire, même avec une rupture, qu'une absence d'histoire avec une jolie rupture" (Mood Indigo, p. 39-40) et celle-ci : "Car tu m'as bel et bien dit un jour qu'il vaut mieux vivre libéré de ses sentiments avoués que survivre esclave des sentiments étouffés." (L'île et une nuit, p. 58).



Le livre de Mamadou Mahmoud N'Dongo, sous-titré "Improvisations amoureuses" annonce une thématique amoureuse que l'on retrouve effectivement dès l'ouverture du livre. Les premières nouvelles  attestent en quelque sorte la "perte de l'innocence et du sentimental" évoquée dans le bref extrait de Daniel Maximin. Je veux dire par là que les narrateurs, en racontant leurs rencontres amoureuses, expérimentent en même temps combien le couple peut être un haut lieu de méconnaissance, de "fabriqué", entendu comme étant le contraire du naturel, sincère, du vrai. Dans un couple, vit-on vraiment en symbiose ? Est-on une personne ? Au contraire on est deux personnes irrémédiablement différentes, au point que l'autre peut nous apparaître parfois comme un inconnu. "Je n'ai jamais vécu avec elle, mais à côté d'elle", déclare le narrateur du récit intitulé "Ginger" (p. 19) Il dit plus haut : "on n'est jamais véritablement avec une femme, mais avec une femme et son corps de femme." (p. 16) Que faut-il retenir de la vie de couple ? C'est qu'elle "tient vraiment à très peu de chose". (p. 30) Un rien peut la briser.

L'amour est-il donc le sujet principal de ces récits ? Pas du tout, il n'est que le fil par lequel l'auteur vous entraîne dans son labyrinthe. Entrer dans ce recueil, c'est comme s'engager dans une succession de pièces, la dernière n'étant pas celle à laquelle vous vous attendez. On commence apparemment par l'amour, comme le suggère la déclaration initiale : "Toutes les femmes que j'ai aimées m'ont quitté un mardi", puis on bascule très vite dans le cinéma, l'art, le théâtre, la littérature, la politique, en particulier la politique française, mais ce n'est pas encore la dernière case. Surprise, suprise ! Tous ces thèmes étaient présents dans La Géométrie des variables, dont je vous ai parlé il y a peu.

La mise en page est toujours aussi théâtralisée que dans la précédente publication de l'auteur. Mamadou Mahmoud N'Dongo semble construire "sa" marque, reconnaissable aussi bien dans la théamtique que dans la présentation du texte. J'apprécie surtout les références culturelles et littéraires. Ce roman a par exemple éveillé mon intérêt pour le théâtre de Jean Genet, au point que je me suis souvenue que je possédais une de ses pièces de théâtre : "Les Paravents"... que je n'ai pas encore lue ! Je l'avais tout juste commencée, je crois, il y a des années maintenant, et je l'avais finalement rangée en rayon.

Le dernier livre de Mamadou Mahmoud N'Dongo n'attend que vous.

Une belle critique lui est consacrée sur Cultures Sud : http://www.culturessud.com/contenu.php?id=434


Mamadou Mahmoud N'Dongo, Mood Indigo, Gallimard, collection Continents noirs, 240 pages, 18 €.