mardi 5 juillet 2011

Tout bouge autour de moi, de Dany Laferrière

Il y a des dates qui creusent dans l'histoire une tranchée tellement large et profonde que celle-ci doit être abreuvée de sang ou de larmes pour permettre le passage de l'une à l'autre rive. Ce sont des dates marquées du sceau de la souffrance, de la douleur. Douleur d'un peuple, douleur du monde avec lui. Comme le 11 septembre, le 12 janvier est une date imprimée dans la mémoire collective, on ne peut y penser sans que le coeur ne se comprime d'une manière accablante.



Le 12 janvier 2010, la terre tremble en Haïti. Ce qui est curieux, c'est qu'un festival littéraire ("Etonnants voyageurs") s'y préparait, un festival réunissant à Port-au-Prince "des écrivains venant d'un peu partout dans le monde". Cette coïncidence fait que des expressions comme "ironie du sort" vous brûlent tout de suite la langue.

En effet ces écrivains n'allaient plus simplement fêter la littérature, ils allaient être les témoins de ce drame, le vivre dans leur chair pour pouvoir en restituer toutes les émotions. Qui, mieux qu'un écrivain, pouvait transcrire cet événement ? Les images montrant Haïti sous les décombres ont abondé, mais elles n'ont duré que le temps qu'un autre sujet accapare l'actualité. Ainsi sont les médias : ils mobilisent l'attention internationale, mais pour un temps seulement. L'avantage du livre, c'est qu'il est plus pérenne.

Dany Laferrière ne pouvait pas ne pas prendre sa plume et raconter. Raconter ce qu'il a vu, ce qu'il a vécu avec d'autres écrivains amis qui se trouvaient avec lui à l'hôtel Karibe, lorsque, le 12 janvier 2010, à 16h53, le temps se suspend. Dany Laferrière, natif d'Haïti, escomptait une belle rencontre ; il avait mobilisé du monde pour ce festival, il voulait que la culture haïtienne soit touchée du doigt :

"Cela ne suffit pas de regarder des reportages à la télé pour connaître une culture. Si on veut se faire une idée juste des choses, surtout dans le cas d'un journaliste, il faut se rendre sur place. Pour humer la terre, toucher les arbres et rencontrer les gens dans leur environnement naturel. Ce n'est nullement un reproche. J'espérais un dialogue entre les écrivains du Québec et ceux d'Haïti - qui représentent les deux plus grandes populations francophones en Amérique."
(Tout bouge autour de moi, p. 59)

Auprès de certains journalistes, il a dû "lourdement insister", pour vaincre leur réticence à se rendre dans un pays présenté comme "extrêmement dangereux", avec ses "dictatures héréditaires, ses coups d'Etat militaires, ses cyclones à répétition, ses inondations dévastatrices et ses kidnappings à l'aveuglette". (p. 13)

Le 11 janvier, l'auteur de l'Enigme du retour (que je n'ai toujours pas lu) se trouve donc en compagnie de Chantal Guy, journaliste qu'il a réussi à convaincre de venir dans la capitale haïtienne, et d'un photographe professionnel, pour un reportage sur Port-au-Prince. "On veut ton regard sur cette ville. C'est ton Port-au-Prince intime qu'on voudrait faire partager aux lecteurs". (p. 135-136)

Eh bien, c'est précisément le regard de Dany Laferrière qu'on va avoir sur la ville, après qu'elle sera secouée par le tremblement de terre. C'est comme s'il était là pour ça. Il avait le devoir de prendre la parole. Bien sûr on l'a entendu, on l'a vu sur les chaînes de télévision peu après l'événement, mais c'est autre chose de l'écouter dans l'intimité d'un livre.

"La terre s'est mise à onduler comme une feuille de papier que le vent emporte. Bruits sourds des immeubles en train de s'agenouiller. Ils n'explosent pas. Ils implosent, emprisonnant les gens dans leur ventre." (p. 12)

C'est un regard qui témoigne, bien sûr, mais aussi un regard qui se nourrit de réflexions invitant le lecteur à plus de mesure dans le propos, plus de sagesse. L'imagination toujours fébrile de l'homme est prompte à fabriquer les histoires les plus ténébreuses, surtout quand il s'agit d'un peuple noir. Alors il est important qu'un écrivain d'une si haute stature que Dany Laferrière mette en garde contre le "danger d'une histoire unique" comme dirait Chimamanda Ngozi Adichie (voir cette video, très intéressante de l'écrivaine nigériane). Ainsi, Tout bouge autour du moi, composé de courts chapitres lui donnant l'allure d'un journal ou qui matérialisent des instants, des impressions, des rencontres, des entretiens, des émotions, comporte également des analyses pertinentes, par exemple dans le chapitre "La guerre sémantique" :

"Pendant longtemps Haïti a été vu comme la première république noire indépendante du monde [...] Cette indépendance ne nous a pas été accordée entre deux martinis, des sourires hypocrites et des discours pompeux sur une pelouse couverte de confettis, elle a été conquise de haute lutte à la plus grande armée européenne, celle de Napoléon Bonaparte.  [...] Même la langue française fut "un butin de guerre". Et brusquement, vers la fin des années 1980, on a commencé à parler d'Haïti uniquement en termes de pauvreté et de corruption. Un pays n'est jamais corrompu, ce sont ses dirigeants qui peuvent l'être. Les trois quarts de la population qui, malgré une misère endémique, parviennent à garder leur dignité, ne devraient pas recevoir cette sale gifle. [...] Et là, je vois poindre un nouveau label qui s'apprête à nous enterrer complètement : Haïti est un pays maudit. Il y a même des Haïtiens désemparés qui commencent à l'employer. Faut être vraiment désespéré pour accepter le mépris de l'autre sur soi. Ce terme ne peut être combattu que là où il a germé : dans l'opinion occidentale. Mon seul argument : Qu'a fait de mal ce pays pour mériter d'être maudit ? Je connais un pays qui a provoqué deux guerres mondiales en un siècle et proposé une solution finale et on ne dit pas qu'il est maudit. Je connais un pays insensible à la détresse humaine, qui n'arrête pas d'affamer la planète depuis ses puissants centres financiers et on ne le dit pas maudit. Au contraire il se présente comme un peuple béni des dieux, plutôt de Dieu. Alors pourquoi Haïti serait-il maudit ? " (p. 77-78)

Dany Laferrière offre dans ce livre un témoignage sobre dans lequel transparaît son attachement à son île natale, il y a mis toute sa tendresse et toute sa révolte, de sorte que l'esprit et le coeur du lecteur se trouvent également ébranlés.


Dany Laferrière, Tout bouge autour de moi, Editions Grasset, 2011, 190 pages, 15 €.

4 commentaires:

Françoise a dit…

j'ai vraiment adoré ce livre, c'est un véritable hommage au peuple haïtien que nous livre Dany Laferrière .Aucun misérabilisme, aucun voyeurisme, que le témoignage d'une dignité partagée par toute une population ! et tout ça avec une écriture superbe, de l'humour et de l'auto-dérision parfois !

Liss a dit…

C'est un bel hommage, en effet, et la dignité du peuple haïtien face à ce drame transparaît dans son écriture. Je voulais auparavant lire L'Enigme du retour, mais Obambé et toi avez fait monter les enchères sur ce livre, et je dois dire que j'ai fait une bonne acquisition.

Obambé a dit…

Bonjour,

Ce livre est d’une puissance, d’une sobriété. J’en ai tellement dit… Oui, je voudrais insister sur cet échange que je qualifierai de monumental entre Dany et son ami, l’ingénieur qui depuis des années avertissait ses compatriotes de l’imminence de ce tremblement de terre et des dégâts immenses qu’il ferait. Des amis qui se retrouvent après tant d’années, mais au milieu d’un drame inqualifiable. Très peu de mots échangés. Tout dans la sobriété. Dire quoi à son ami d’enfance ? Finalement tu avais raison. Hélas ! Je ne sais pas. Je ne pense pas, vu le contexte. Il y a des moments où il vaut mieux ne pas avoir raison…
Excellent bouquin à recommander.

@+, O.G.

Liss a dit…

Ce que j'apprécie beaucoup dans tes commentaires, mon cher Obambé, c'est que tu évoques des passages dont j'aurais voulu parler aussi, mais difficile de tout concentrer dans un billet. On ne pouvait pas ne pas relever le cas de cet ami, en effet, qui a longtemps annoncé cette catastrophe, mais Dany est très sobre là-dessus, comme dans le reste du livre. C'est encore plus fort, ainsi. Beaucoup est dit en peu de mots.