dimanche 27 février 2011

Mon frère, de Jamaica Kincaid

Le frère de Jamaica Kincaid est isolé dans une chambre d'un hopital délabré d'Antigua, aux Antilles. Il a le sida. Il est dans un état critique. Il va mourir. Du point de vue du personnel de l'établissement, le plus sera le mieux, ça ferait une personne de moins à s'occuper, ce serait un lit libéré. Du point de vue de la société aussi. Pour tous là bas, c'est ça, le sida : on va mourir, il n'y a rien que l'on puisse faire. Si les traitements qui existent ne font que retarder la mort, alors à quoi bon dépenser de fortes sommes pour quelqu'un qui a déjà un pied dans la tombe ? Ces traitements sont si coûteux qu'il n'y en a même pas dans les pharmacies, le niveau de vie des habitants de l'île est si faible !



Mais Devon a la chance d'avoir une soeur qui vit aux Etats-Unis et qui a des amis dans le milieu médical, si bien qu'elle réussit à avoir des ordonnances lui permettant de se procurer ce qu'il faut pour prolonger les jours du frère souffrant, peu importe les crédits qu'elle doit contracter pour ça, si cela peut aider soulager son frère, si cela peut lui faire gagner quelques jours, quelques semaines, il n'y a pas d'ésitation à avoir.

Pourtant, ce frère, elle ne l'a pas connu tant que ça, elle a été longtemps séparée de lui, séparée de sa famille en fait, celle où elle a grandi, avant de la quitter pour fonder la sienne propre. Alors quels sentiments éprouve-t-elle pour ce frère ? Pour ses autres frères ? Quels sentiments éprouve-t-elle pour sa mère ? La relation avec celle-ci est complexe, elle m'a quelque peu fait penser à Vipère au poing, d'Hervé Bazin. Raconter l'histoire de ce frère dernier-né de la famille revient pour l'auteur à se livrer elle-même, à se mettre complètement à nu. Les mots eux-même sont présentés dans toute leur nudité, sans aucune fioriture. Cela peut paraître brutal, bouleversant et beau tout à la fois :

"Ma parole était pleine de douleur, elle était pleine de détresse, elle était pleine de colère, il n'y entrait pas de paix, il y entrait beaucoup de chagrin, mais il n'y entrait pas de paix. Comment me sentais-je ? Je ne savais pas comment je me sentais. J'étais une combustion de sentiments." (p. 52)

Les "bonnes" pensées comme celles qui s'éloignent du politiquement correct, Jamaica ne cèle rien. Et le lecteur, face à cette fenêtre ouverte sur l'intimité d'une famille, avec ses amours, ses haines, ses hypocrisies, ses bassesses, ses faiblesses, ses désirs, ses espérances trompées... est obligé de s'interroger lui-même sur le genre d'être humain qu'il est. Qui sommes-nous ? Qui est l'autre ? Qui est-il pour moi ?  

Ce livre montre également le cheminement qui a conduit l'auteur jusqu'à l'écriture. Jamaica Kincaid dit être "devenue écrivain par désespoir" :

"Quand j'étais jeune, plus jeune que ne le suis maintenant, j'ai commencé à écrire au sujet de ma propre vie et j'en suis venue à voir que cet acte m'avait sauvé la vie. Quand j'ai appris que mon frère était malade et qu'il allait mourir, j'ai su, instinctivement, que pour le comprendre, ou pour tenter de comprendre sa mort, et pour ne pas mourir avec lui, j'écrirais à ce sujet."
( p. 184)

De fait, tous les livres de l'auteur ont trait à sa vie, à son passé. Celui-ci est une interrogation sur la maladie, sur la mort, sur la sexualité, la religion, l'amour, la relation avec l'autre... bref tout y est ou presque.

Mon frère a été couronné par le Prix Femina étranger en 2000.

Jamaica Kincaid, Mon frère, Le Seuil, collection points, 190 pages.

vendredi 25 février 2011

Rencontre Africa Paris du 24 février 2011

Les rencontres Africa Paris, je vous en ai déjà parlé ici. Le nom est bien trouvé : c'est un lieu de "rencontres", de belles rencontres ! Avec des auteurs, sans doute, mais surtout avec des passionnés de littérature. A la rencontre de ce 24 février, il y avait du beau monde ! Romanciers, critiques littéraires, universitaires, attachés de presse, grands lecteurs... Quel plaisir de se retrouver en famille !

Sami Tchak et Jean Noël Schifano.


Les invités du jour étaient Mamadou Mahmoud Ndongo et Sami Tchak, qui ont tellement captivé l'attention du public que les exemplaires de leurs livres ont disparu plus vite que prévu. Certains sont restés avec leur monnaie à la main : il n'y avait plus rien ! Ils devront aller rendre une petite visite à leur libraire !

C'était intéressant d'écouter Mamadou Mahmoud Ndongo s'exprimer sur son expérience, sur l'engagement qui est au fondement de son dernier roman, La géométrie des variables.

Liss et Mamadou Mahmoud N'Dongo.


Quant à Sami Tchak, son dire est toujours chargé de cette lumière qui émane des hommes d'esprit.



 Liss et Philippe Ngalla-Ngoïe.

Tous deux étaient accompagnés de leur éditeur, Jean Noël Schifano.

Mais je vous disais qu'il n'y avait que du beau monde. Parmi les romanciers : Bios Diallo, Joss Doszen, Jean-Aimé Dibakana... J'ai eu la joie de revoir Mon ancien professeur de linguiste à la faculté de Lettres de Brazzaville, Monsieur Nicolas Martin-Granel, auteur de plusieurs ouvrages également. Et comme plusieurs anciens étudiants de cette faculté se trouvaient là, parmi lesquels Philippe Ngalla-Ngoïe, naturellement, nous nous sommes transportés là-bas, par la pensée, pour revenir rapidement, car un monsieur s'impatientait : le temps !
Bios Diallo et Sami Tchak.


Il a été également question de BD réalisée au Congo Démocratique, projet soutenu par des partenaires qui étaient présents dans la salle et qui soutiennent ainsi une organisation contre le Sida. Difficile de parler de tout et de tous, je vous fais juste un bref résumé. 


Philippe et Sami.


Gangouéus était aux commandes, comme d'habitude, mais Penda Traoré, sa complice ou collaboratrice n'étant pas là, il a fallu essayer de la remplacer, mais bon, la jovialité de Penda ne se remplace pas !  

Bref, je vous invite à surveiller les dates des prochaines rencontres, elles valent le déplacement !

mercredi 23 février 2011

Pays rêvé, pays réel, d'Edouard Glissant

L'oeuvre d'Edouard Glissant était jusqu'alors pour moi un pays inconnu, qu'il devenait impératif de visiter à présent qu'il nous a quittés. C'était le 3 février dernier, il avait 82 ans. Je suis un peu honteuse d'avoir attendu l'annonce de sa disparition pour essayer de le mieux connaître, je veux dire autrement que par son nom. Glissant, un nom retentissant sur la scène littéraire francophone, en particulier celle des antilles.

Friande désormais de tout ce qui le touchait, je n'ai pas raté le numéro de l'émission Empreintes qui lui était consacré et qui a été diffusé sur la 5 quelques jours après sa mort. Vous êtes sans doute nombreux à l'avoir regardée, comme moi, cette émission. J'ai apprécié qu'on nous y offre des extraits d'émissions littéraires anciennes, celles du temps de sa jeunesse, le temps de l'obtention du Renaudot par exemple, à 30 ans, pour La Lézarde.  


Qu'il était beau, Edouard ! Avez-vous remarqué cette habitude de fermer longuement les yeux lorsqu'il répond aux questions, comme pour se retirer dans son pays intérieur ? Une habitude qui lui est restée ! C'était un vrai poète, qui donnait l'impression d'être ailleurs tout en étant présent. L'ailleurs et le présent. Une dualité que traduit le titre de son recueil Pays rêvé, pays réel.

Ce recueil de poésie confronte le "pays d'avant" au "pays-ci". Je n'avais pas de guide pour m'indiquer le chemin ou éclairer celui-ci durant ma visite de cette terre de poésie. Je suis donc allée au gré de mes pas, des pas hésitants, qui ne voulaient pas risquer de trébucher sur le sens de certains vers. Mais je me dis aussi que le sens doit être forgé par le lecteur, et il y a des vers, des phrases, comme ça, que j'ai trouvés lumineux de beauté, que ce soit dans Pays rêvé, pays réel ou dans les deux autres recueils qui lui succèdent : Fastes et Les Grands Chaos. Tenez, par exemple page 86,dans Fastes :

"Du plus serré du souterrain s'est assemblée l'écume
Nous nous tenons en la folie éparpillée d'éternité"
(Fastes, p.86)

Ce qui m'a frappé dans les poésies d'Edouard Glissant, c'est la prédominance de l'élément aquatique : la mer, l'océan, que l'émission a également mis en valeur : "écume", "aviron", "barques", "océan", "navigue"... le champ lexical de la mer est important. Le mot "mer" lui-même est repris un certain nombre de fois. On dirait qu'il est constitutif de l'identité de l'auteur. Il l'est ! Quand on remonte à la source du peuple antillais, on remonte à l'esclavage, à la traversée des mers, traversée des peuples :

"Nous mesurons dans la vague la trace de leurs orteils"
(Pays rêvé, pays réel, p.15)

La mer, voici la mer ferreuse qu'enlaçaient
Tant d'entassements écroulés
Tant de mots rauques à plein bord
(p. 64)

Et lui, Edouard, c'est le poète

dont la parole a délacé
le souffrir du pays d'antan
De la ravine délitée du pays-ci
(P.44)

Comment ne pas dire l'avant ? Comment ne pas crier la soufrance de ceux qui moururent durant la traversée, ou qui survécurent dans des conditions inimaginables ? La mer est le témoin de cette histoire, elle est la source d'inspiration de l'auteur :

Et nous avons aux mers plus d'écriture qu'il paraît
(p.64)

On l'aura compris, Pays rêvé, pays réel est un recueil qui baigne dans les eaux. La parole même du poète s'identifie à l'eau : "Et l'eau de mes mots coule" (p.58). Il faut savoir la retenir, la recueillir, sinon elle vous passe au travers. Il faut "délacer / le nid où sont nassés les mots" (Les Grands Chaos, p. 122)

N'ayez crainte, entrez dans l'univers poétique d'Edouard Glissant, découvrez son Pays, portez-y vos pas, vous y trouverez des appâts. 

Edouard Glissant, Pays rêvé, pays réel, suivi de Fastes et de Les Grands Chaos, Editions Gallimard.

lundi 21 février 2011

Al Capone le Malien, de Sami Tchak

Contrairement aux précédents romans de l'auteur, Al Capone le Malien est résolument planté en Afrique. Guinée, Mali, Cameroun, Togo, le fil de la narration traverse tous ces pays avec, planant au-dessus d'eux, l'ombre de la France. Le narrateur, René Cherin, est un Français envoyé en Guinée par le magazine qui l'emploie. Avec son collègue Félix Bernard, photographe, ils doivent faire un reportage sur le Sosso-bala, le balafon sacré, héritage ancestral vieux de plusieurs siècles. Accueillis par un représentant important de la famille gardienne du balafon sacré, Namane Kouyaté, le séjour ne se déroule pas tout à fait comme prévu. 


En fait le balafon sacré, qui justifiait la présence des reporters sur le sol africain,  devient finalement, pour René, le point de départ de multiples aventures en pays africains, des aventures qu'il vit non comme un acteur mais comme un objet. Selon les dires du personnage même, il joue le "rôle de témoin muet" (p. 181). Il est surtout l'oreille qui recueille les confidences de tous ceux qui espèrent peut-être que lui, le journaliste, pourra retracer de la manière la plus digne qui soit la trajectoire de leur vie, depuis Namane jusqu'à Al Capone, en passant par Sidonie et Binétou Fall, jeunes femmes qui gravitent autour du puissant "Maître" Al Capone. Sidonie dira même du Français : "Chacun de nous fait de toi ce qu'il veut" (p. 230)

Cette passivité n'est pas sans rappeler celle du héros de Filles de Mexico. Ce dernier était un Africain, qui trouva là-bas des échos à sa propre condition de Noir, d'étranger. Ici le personnage narrateur est un Blanc qui découvre le continent sous un autre jour : c'est l'Afrique des maîtres de la parole, celle des femmes qui déconstruisent l'idée "d'une gent muselée qui aurait eu besoin, même pour tousser, de l'autorisation de ses maîtres" (p. 61), celle des traditions auxquelles les temps nouveaux, la société de consommation livrent un combat sans pitié. Le Sosso-bala, objet de curiosité qui attire de nombreux touristes est brusquement dédaigné lorsque survient une limousine brillante de luxe et livrant passage à des personnages tout aussi clinquants.

Mais cette réalité vaut également pour les pays occidentaux. Voici ce que déclare René : "ce que j'aurais raconté à Binétou Fall, c'est surtout la vie d'un homme cerné par les souffrances, d'un homme qui n'a pas réussi à trouver sa place dans la France des villes et qui voit mourir son village." (p. 266-267) Pire René, Français blanc, se sentira à Paris comme un "immigré parmi les immigrés". (p. 266) Sa solitude, sa soufrance font écho à celles des immigrés noirs. 

Le roman peut être divisé en deux parties, une première qui emmène le lecteur "au coeur du Manding" et dominée par le personnage de Namane Kouyaté, cet ancien diplomate défenseur des valeurs ancestrales et une deuxième, dominée par Al Capone, qui vous entraîne dans les coulisses du pouvoir où l'on retrouve immanquablement le cocktail sexe, argent, trafic d'influence... J'ai été moins séduite par cette seconde partie que par la première, plutôt poétique, qui propose "un instant de sincérité de notre culture, de notre civilisation, telles qu'elles ont fonctionné depuis des siècles." (p. 71) Et dans la culture africaine, la parole est une maîtresse qu'il faut posséder, comme le fait habilement Namane Kouyaté. Dans cette partie le style même de l'écriture mime celui du griot, avec des répétitions musicales, comme on peut voir dans la phrase suivante par exemple :

"Dès que nous sommes revenus dans la cour, il m'a serré la main, Namane Kouyaté m'a serré la main, avant de disparaître dans sa case, Namane Kouyaté." (p. 83)

L'autre aspect intéressant de ce roman, c'est que l'on peut, par endroits, entendre l'auteur s'exprimer sur la littérature, africaine en particulier. Voici par exemple ce qu'il dit des écrivains africains francophones :

"Avec leurs choix de styles, de thématiques toujours dans l'esprit d'attirer l'attention du public et des critiques blancs, ils ne parviendront jamais à la hauteur de leur propre vérité. Il manquera à leurs écrits une âme que seul peut conférer à un texte un véritable ancrage culturel." (p. 161)

Le nouveau roman de Sami Tchak est disponible chez votre libraire.

Sami Tchak, Al Capone le Malien, Mercure de France, 2011, 300 pages, 18.80 €.

mercredi 9 février 2011

Route de nuit, de Dominique Ngoïe-Ngalla

Route de nuit se présente comme un texte autobiographique : le narrateur-auteur y témoigne de ce qu'il a vécu durant la guerre de 1997, qui ne cesse d'interpeller les Congolais, notamment ceux dont les mains ne savent s'emparer d'autre chose que de la plume pour dénoncer les horreurs que les hommes se font les uns aux autres avec tant d'application.


Dominique Ngoïe-Ngalla, universitaire, poète, écrivain raconte notamment une journée, celle qui le conduit à quitter précipitamment Dolisie, ville du Congo rattrapée par la guerre, pour son village natal, Mandou. Il marche tout le jour, mais surtout toute la nuit, et cette longue marche "jusqu'au bout de la nuit" traduit également le cheminement de sa pensée qui se fraye un passage à travers l'obscure destinée des pays africains, pour trouver la lumière. La lumière, ne serait-ce pas la beauté ? Et la beauté d'un ciel observé par temps de clair de lune n'est-elle pas propre à imprimer en soi le sentiment du divin ?

Le récit de l'auteur est donc entrecoupé de réflexions sur l'Afrique et sur l'existence de Dieu, de sorte que, s'il peut être considéré comme une autobiographie, comme un roman ou une longue nouvelle, ce texte prend également les allures d'un essai.

L'Afrique est souvent au coeur des médias, il fait le bonheur de la radio qui "dépeint avec jubilation, pour le divertissement de l'Occident en mal de sensationnel, les tristesses et les misères de l'Afrique, ce grand malade que, on le sait, personne n'assistera ; mais qui une fois mort, sera l'objet de débats indignés, dans les parlements européens et à l'O.N.U." (Route de nuit, p. 11-12)

Comment ne pas s'interroger sur l'histoire de l'humanité, "pleine de bruit et de fureur. La guerre et la violence partout et tout le temps" ? L'histoire de l'Afrique en particulier, surtout ces dernières décennies, offre le spectacle de la violence au point que certaines langues parlent de "malédiction". Qu'est-ce qui peut déconstruire cette opinion ?

Texte sobre, Route de nuit fait entendre une voix lyrique, pleine d'émotion, une voix dure aussi, surtout lorsqu'il faut parler de l'élite africaine, composée de gens "bardés de diplômes, mais incultes" (p. 51) ou de cette mère symbolique :

"la France, qui pendant de longues années, m'avait nourri de son pain et de ses lettres ; une mère, en somme, mais que l'histoire récente et la nouvelle coloration de ses relations avec l'Afrique Noire m'obligeaient maintenant à juger sans complaisance, mais non sans douleur. J'avais tant aimé ce pays !" (p. 31)

L'auteur en vient ainsi à distinguer deux France, l'une qui a beaucoup de titres à revendiquer, entre autres celui de "patrie des droits de l'homme" et l'autre moins glorieuse, ingrate :

"Pauvres diables de Nègres ! Vous n'êtes rien que ces stupides sourires des panneaux publicitaires des banlieues parisiennes et des bouches de métro parisien ! Vous n'existez pas. [...] Vous sur qui reposèrent au plus fort du péril, les destinées de la France. En cet épouvantable été de 1941, un non de Brazzaville et du Congo à l'Appel fameux de De Gaulle eut suffi pour que la France fût perdue. Et cependant combien de Français ont conscience aujourd'hui de devoir un peu de leur bonheur au Nègre Félix Eboué et aux tirailleurs Sénégalais de Brazzaville, d'Abidjan, de Dakar, de Niamey, de Libreville que la France repousse aujourd'hui avec brutalité comme d'épouvantables bêtes puantes et malfaisantes, pour peu qu'il leur manque un petit papier ?"(p.38-39)

Si vous voulez poursuivre la méditation, vous savez ce qu'il vous reste à faire.

Dominique Ngoïe-Ngalla, Route de nuit, Publibook, 2006, 74 pages, 10 €.

mercredi 2 février 2011

Noires Blessures, de Louis-Philippe Dalembert

Un roman qui vous prend en otage dès les premières lignes, voilà ce que recherchent les lecteurs qui ne demandent qu’à être captifs des serres d’un auteur, le temps d’une lecture.




Noires Blessures met en scène deux personnes qui sont en quelque sorte sur un ring : un Noir, Mamad White, et un Blanc, Laurent Kala. On remarque d’emblée la curiosité des noms qui sont comme inversés. Le Noir porte le nom de ‘‘Blanc’’ et le Blanc un nom tout africain, à l’instar du héros de L’Impasse, de Daniel Biyaoula. En langue congolaise, ce nom signifie précisément ‘‘charbon’’, c’est-à-dire ‘‘noir’’. L’un a tenté, au prix de sacrifices de tous les siens, de gagner l’ Eldorado européen, comme Soleiman et Boubakar, personnages du roman de Laurent Gaudé, car il faut sortir la famille de la misère. Il a failli y laisser sa vie. L’autre a fait aboutir sans trop de peine le projet de quitter sa France natale pour s’installer sur les terres de « ces gens », les Noirs. Cette France qui ne représente plus que ‘‘grisaille’’ et que ‘‘stress’’ depuis la disparition de son père.

L’un est l’employé de l’autre, son homme à tout faire. Ligoté à une chaise, il est sonné de coups, il est pour ainsi dire ‘‘K.O.’’, ce qui n’empêche pas l’autre, amateur de boxe, de continuer à cogner, libérant ainsi toutes ses frustrations, toutes ses peurs, déversant sur ce Noir toute la rage contenue depuis des années. Il veut lui infliger toutes les humiliations, et voici la pire d’entre elles :

Les premiers rayons du soleil éclairent la pièce d’une douce lumière. Du plat du pied, le Blanc le renverse sur le flanc, tout en sortant son sexe de son pyjama. Mamad a juste le réflexe de fermer les yeux et la bouche. Il sent le liquide chaud et salé gicler sur son visage, un jet continu qui ravive ses blessures à vif. Le Blanc aurait bu le fleuve entier qu’il n’aurait pas uriné autant. Une fois son sexe égoutté et rangé, le Blanc empoigne Mamad, le rétablit péniblement en position assise, et le coince dans un angle de la pièce qu’il prend soin de bloquer avec un canapé.
(Noires blessures, p. 103)

A ce moment de la lecture, le lecteur est un bloc d’indignation, surtout lorsque, quelques minutes seulement après son forfait, le Blanc est « ému aux larmes » à cause du chant des oiseaux dans la forêt qui semble faire écho au chœur de gospel qui s’échappe de son lecteur de disque. Quel est donc cet homme qui se montre d’une inhumanité révoltante et qui, dans le même temps, se laisse émouvoir par la nature autour de lui ? C’est alors que Laurent Kala se met à se raconter.

Le roman est donc composé de deux parties, séparées d'intermèdes pris en charge par un narrateur externe, où chacun des personnages déroule le fil de sa vie : son enfance, ses frustrations, ses échecs, ses espoirs, ses motivations. Blessures d’un peuple. Blessures de l’enfance qui, bien souvent, expliquent les dérèglements de l’adulte. Très bon roman. Tout y pèse son poids : le dit, le ton, la construction. Il mêle également, en un tout harmonieux : histoire, musique et sport.

Très belle découverte de cet auteur, que je ne connaissais que de nom, et de la littérature haïtienne avec laquelle je n’avais flirté jusque-là qu’au travers de quelques œuvres de Dany Laferrière.
Louis-Philippe Dlembert, Noires Blessures, Mercure de France, décembre 2010, 226 pages, 16.50 €. Un roman à lire !!!