dimanche 30 décembre 2012

Récap 2012

Nous voici au terme de l'année 2012 et force est de constater que les critiques n'ont pas été aussi nombreuses que je l'aurais souhaité. C'est toujours le même casse-tête : le temps, le temps, le temps, qui s'émiette, s'émiette, s'émiette en fonction de nos occupations, de mes occupations, devrais-je dire.
 
Enfin, si je dois faire le bilan, et vous recommander les livres qui m'ont particulièrement marquée, je vais me limiter à trois car, au-delà, j'aurais du mal à me déterminer. En effet, des lectures marquantes, des lectures qui comptent, j'en ai fait bien plus, presque autant que les critiques. Très Peu m'ont laissée insensible, mais je suis bien obligée d'extraire trois titres, les trois premiers qui s'imposent à ma mémoire : 
 
- L'autre moitié du soleil, de Chimamanda Ngozi Adichie
- Le monde selon Garp, de John Irving
- La petite fille de Monsieur Linh, de Philippe Claudel
 
Je les donne sans ordre hiérarchique, mais je crois bien que je placerais volontiers la Petite fille de Monsieur Linh au-dessus de tous. Ce petit livre, si petit pourtant, contrairement aux deux autres qui font plus de six cents pages, m'a vraiment bouleversée.
 
Je vous souhaite une excellente année 2013, pleine de lectures, de partage, d'amitié !

 

lundi 17 décembre 2012

La femme aux pieds nus, de Scholastique Mukasonga

Aussi loin qu'on remonte dans les civilisations, le manque de sépulture a toujours constitué la pire des choses qui puisse arriver à ceux que nous aimons et qui sont partis. Le corps des disparus ne peut être laissé exposé à toutes les profanations ! Antigone, dans la pièce éponyme de Jean Anouilh, ne recula même pas devant la menace de mort pour offrir un semblant de sépulture à son frère Polynice. Ce dernier, considéré comme hors la loi, ne devait pas, suivant l'ordre de Créon, le roi, recevoir de funérailles. Son corps était condamné à être mangé par les bêtes. Mais Antigone brava l'interdit, elle savait que quiconque transgresserait cette loi serait puni de mort, mais elle ne pouvait résolument rester sans rien faire. Avec une pelle d'enfant, et quand on lui arrache celle-ci, avec ses mains, ses ongles, elle gratta la terre pour en recouvrir un tant soit peu le corps de son frère.
 
"Quand je mourrai, quand vous me verrez morte, il faudra recouvrir mon corps", disait la maman de Scholastique Mukasonga à ses filles, "c'est vous mes filles qui devez le recouvrir. Personne ne doit voir le cadavre d'une mère". (page 12) Toute la famille de Sholastique Mukasonga sera exterminée comme des milliers d'autres familles tutsi. Elle seule survivra, c'est donc à elle d'accomplir ce devoir de sépulture, d'une manière ou d'une autre.


 
"Maman, je n'étais pas là pour recouvrir ton corps et je n'ai plus que des mots", de "pauvres mots" qui "tissent et retissent le linceul de ton corps absent." (page 13). 
 
La femme aux pieds nus, deuxième ouvrage de Scholastique Mukasonga, est clairement un hommage à la mère, un témoignage de ce que fut Stefania, de ce que furent toutes ces femmes rwandaises que la Mort n'enleva pas comme un voleur, mais qu'on lui offrit, pour que disparaisse tout un peuple ! Pourtant il en reste des Tutsi, car malgré tout l'acharnement dont il peut faire preuve, il n'est pas dans le pouvoir de l'homme d'exterminer complètement un peuple.

Mais si les hommes subsistent, la mémoire du passé ne subsiste pas avec eux automatiquement, si la transmission n'est pas faite. Et ce livre est surprenant en ce que, contrairement à ce qu'on aurait pensé, ce n'est pas un livre macabre, il est tout plein de vie, la vie du Rwanda d'autrefois, d'avant le génocide, et pourtant celui-ci pèse déjà de toute sa silhouette massive et oppressante. C'est cet éclat de la vie sur la face même de la mort que je trouve admirable dans La Femme aux pieds nus.

Ils sont vus comme la teigne qui gâte le vrai peuple, celui qui aurait été déclaré d'une souche supérieure ; ils sont de trop dans la société, et donc on les repousse dans les zones les moins agréables, avant d'en finir simplement avec eux. Et pourtant, malgré cet arrêt de mort qui n'attend que le moment favorable pour s'exécuter, les Tutsi tentent de suivre la courbe des jours, comme si le soleil brillerait toujours sur leurs rêves. Les femmes surtout ont à coeur de réinventer leur vie dans cette prison sans murs qu'on a bâtie autour d'eux en déportation. Stefania par exemple mobilise tout son monde pour faire surgir l'inzu sans lequel une Rwandaise ne pourrait se sentir vraiment chez elle.

Ce bourdonnement de la vie transparaît dans la description des coutumes, des plaisirs, des activités quotidiennes qui composent l'existence des Rwandais.  Ces description sont faites au travers d'une prose simple qui
montre avec plus d'acuité à quel point les choses peuvent basculer du jour au lendemain, exactement comme lorsque le lecteur est rattrapé par le tragique au détour d'un passage plutôt plaisant. Par exemple cet extrait sur l'introduction et la propagation des W.C. :

L'étonnant, disait Marie-Thérèse, c'est que vous êtes assise sur une poterie qui a la forme de votre derrière, vous pourriez y rester des heures ! On eut un peu de mal à comprendre que la poterie en question, c'était le col d'une cruche qu'on avait décapitée avec soin et qui faisait office de cuvette comme celles que je découvris bien plus tard à Butare. [...] Les femmes convainquirent leurs maris de creuser de nouvelles fosses pour  y adapter les mêmes commodités que chez Marie-Thérèse. C'était le progrès, amajyambere ! Comment auraient-ils pu savoir que beaucoup creusaient leurs tombes.
(page 114)
 
Les massacres proprements dits ne sont pas décrits, juste évoqués. Puis, à la fin, l'auteure rapporte un cauchemar où on lui demande : "As-tu un pagne assez grand pour les couvrir tous ?" (tous ces morts) Quel plus beau et plus grand pagne que celui qu'offrent les mots, pour honorer les victimes du génocide et leur redonner vie ?

Le prix Renaudot 2012, attribué à Scholastique Mukasonga pour son roman Notre Dame du Nil contribue à tisser le linceul de ces absents.

 
Scholastique Mukasonga, La femme aux pieds nus, Editions Gallimard, collection Folio, 2012, 176 pages. Titre précédemment paru dans la collection "Continents noirs" en 2008.

vendredi 23 novembre 2012

Les aventures de Caïus, imaginées par Henry Winterfeld

Il y a de ces livres dont le succès ne se dément pas, génération après génération. Les romans L'Affaire Caïus et Caïus et le gadiateur, d'Henry  Winterfeld, en font partie. Ecrits il y a plus de cinquante ans, ces deux romans, qui mettent en scène des élèves à l'époque antique,  enchantent toujours les jeunes et les moins jeunes lecteurs.
 
 
 
 
Nous sommes au premier siècle après Jésus-Christ, à Rome. Sept élèves ont le priviège de fréquenter l'école de Xanthos, un grand mathématicien sollicité par les plus riches familles pour servir de précepteur à leurs enfants. Les tarifs de Xanthos n'étant pas donnés et la sélection des élèves étant très rigoureuse, seuls les patriciens pouvaient se permettre de placer leurs élèves dans son école. Il est tellement sévère et exigeant que ses élèves l'ont surnommé Xantippe, comme l'acariâtre épouse de Socrate.
 
 
 
 
 
Mucius, Publius, Rufus, Caïus, Jules, Flavien et Antoine sont tous fils de sénateurs. Alors que Mucius est reconnu comme étant le plus brillant, le plus sérieux, et a été pour cela  élu chef de classe, Caïus, au contraire, se distingue par sa bêtise, son peu de jugeote, au point de s'attirer souvent les moqueries de ses camarades.
 
Dans le premier tome, L'Affaire Caïus, c'est une mauvaise blague de Rufus qui va déclencher les événements. Celui-ci écrit sur une tablette "Caïus est un âne" et l'affiche sur le mur, à l'insu du maître, de sorte que tous les élèves puissent lire. On imagine l'hilarité des élèves et la colère du maître qui menace de renvoyer Rufus. Mais il y a pire : la tablette disparaît et la phrase est reproduite en lettres de sang sur le temple de Minerve, ce qui est une très grande profanation et attire au coupable les sanctions les plus sévères. Rufus se retrouve en prison alors qu'il clame son innocence.
 
Qui donc est le vrai coupable et pourquoi avoir voulu causer du tort à l'un des élèves de l'école Xanthos ? Ceux-ci mèneront l'enquête avec succès, avec la précieuse aide de leur maître qui, sous ses airs sévères, a beaucoup d'affection pour chacun d'eux. Il ne le montre pas souvent, mais les élèves, savent percevoir l'intérêt qu'on leur porte. Ils ne sont pas moins attachés à lui, malgré les durs traitements qu'il leur impose et décident même, dans le tome II, Caïus et le gladiateur, de lui faire un cadeau pour son anniversaire : un esclave.
 
Cependant, Xantippe n'a que faire d'un esclave, même s'il est touché par leur geste, il leur demande de le rendre au marchand d'esclave et de se faire rembourser. Malheureusement le marchand a disparu et ils apprennent que ledit esclave, appelé Udo, est activement recherché par un ancien gladiateur qui veut absolument l'avoir, mort ou vif.  Udo est en danger et la noblesse de coeur de Mucius et de ses camarades les pousse à le soustraire du terrible sort qui l'attend. Ils apprennent en outre que Udo détient des informations de la plus haute importance et qui les concernent également : l'un de leurs pères doit être assassiné. Quel sénateur est visé et pourquoi ? Les élèves vont une fois de plus mener l'enquête en bénéficiant, comme dans L'Affaire Caïus, de l'éclairage de leur maître.
 
Bien que l'action se situe au Ier siècle, l'atmosphère qui règne dans la classe tenue par Xantippe est bien similaire à celle que nous vivons aujourd'hui, avec des élèves au caractère différent et des capacités qui tranchent parfois par leur très grande disparité, mais qui ne constituent pas moins une famille, le temps d'une année scolaire. Une famille placée sous la responsabilité du maître, qui doit non seulement parfaire les connaissances des élèves mais également veiller à faire d'eux des citoyens dont la société puisse être fière.
 
 
Henry Winterfeld, L'Affaire Caïus ; Caïus et le Gladiateur, Hachette jeunesse, deux romans policiers pour la jeunesse que vous lirez et relirez avec un bonheur toujours égal. Suspense garanti jusqu'aux dernières pages. Vous voulez convertir un récalcitrant à la lecture ? Mettez-lui L'Affaire Caïus ou Caïus et le gladiateur entre les mains, soyez sûrs que lui-même fera d'autres adeptes de ces petites merveilles de Winterfeld.
 

jeudi 15 novembre 2012

Rue des Histoires, de Marie-Françoise Ibovi

Rue des Histoires est un recueil de vingt nouvelles, tantôt réalistes, tantôt fantastiques, se déroulant principalement au Congo, entraînant le lecteur dans ses différentes villes : Brazzaville, Pointe-Noire, Dolisie, Mouyondzi... chacune est le théâtre des aventures, ou plutôt des mésaventures qui surviennent aux personnages.

  
Ceux-ci, le plus souvent jeunes, doivent résoudre les problèmes qui se posent souvent à la jeunesse, sous tous les cieux : la recherche du travail, les émois amoureux et leurs conséquences, la nécessité de prendre ses responsabilités... Cette dernière question ne concerne pas seulement les jeunes, les moins jeunes également doivent répondre de leurs actes et étonnent parfois par la légèreté avec laquelle ils se conduisent, par leur manque de maturité, on a même envie de dire leur "bêtise". N'est-ce pas bête par exemple de ne pas saisir la deuxième chance que vous offre la vie ? Le héros de la nouvelle intitulée "Le Test" se croit porteur du VIH, c'est ce que disent les résultats que son médecin a voulu lui communiquer en personne. Du coup, il culpabilise, pensant notamment à sa femme qu'il a souvent trompée et sans penser à se protéger, à ses enfants qu'il va laisser orphelins. finalement, les choses se retournent à son avantage mais ce n'est pas pour autant que, lui, change de mentalité.

Marie-Françoise Ibovi laisse souvent le lecteur tirer les leçons des expériences de ses personnages. Il s'agit parfois simplement de rapporter une expérience, sans qu'il n'y ait forcément une intrigue. Quand il y en a une, elle semble parfois se développer trop vite. La rigueur dans la construction de l'histoire, l'auteure, qui signe avec la Rue des histoires sa première oeuvre littéraire, l'acquerra sans doute au fil des publications.
J'ai apprécié entre autres "Le porte-feuille ensorcelé", peut-être parce que cette nouvelle m'a fait penser au "Veston ensorcelé", de Dino Buzzati. Les deux textes ont beaucoup de ressemblance.

Certaines histoires accordent une grande place au dialogue, si bien que, si la nouvelle est la version courte du roman, ces "histoires" de Marie-Françoise Ibovi auraient pu être de courtes pièces de théâtre. Cette hésitation entre narration et théâtre, on la perçoit dans le texte dont la mise en page fait parfois penser à celle des pièces de théâtre.

Récit d'expériences propres à faire réfléchir le lecteur, à l'inviter à privilégier l'effort à la facilité, la Rue des Histoires, premier recueil de nouvelles de Marie-Françoise Ibovi, préfacé par Emilie-Flore Faignond, est surtout marqué par la forte présence du Congo.


Marie-Françoise Ibovi, Rue des Histoires, Nouvelles, Edilivre, 134 pages, 19 €.

mardi 30 octobre 2012

Remington, de Mamadou Mahmoud N'Dongo

Miguel vient d'avoir quarante et un ans. Il reçoit à cette occasion divers témoignages d'affection de ses proches, certains très inattendus. C'est cette soirée d'anniversaire que Miguel Juan Manuel, Français d'origine espagnole, raconte. Naturellement, il en arrive à se scruter, à faire des observations, sur sa vie, sur son travail, sur les autres, offrant au lecteur des gros plans sur ces autres qu'il fréquente et qui constituent son entourage, proche ou plus ou moins lointain. Mais ces observations sur les autres ne sont que divers chemins qui le conduisent à un rond-point : lui. Parler des autres est une manière de s'interroger sur soi-même : ses atouts, ses défauts, sa manière de voir le monde.
 
 
 
 
Le monde apparaît dans Remington comme un lieu où on se définit de plus en plus par rapport à sa sexualité. Dans ce roman les questions d'appartenance à telle ou telle autre population (noire, blanche, etc.) ou de clivage entre les hommes et les femmes ont très peu d'importance, ils sont en arrière-plan, tandis que domine, en premier plan, celle de la sexualité, qui devient comme LE critère d'identité des personnages : homo ou hétéro ?
 
Le récit principal (le déroulement de la soirée d'anniversaire) comporte de nombreuses parenthèses (des fenêtres sur la vie, les aventures vécues par les personnages dont parle Miguel ou avec lesquels il est en pleine conversation).  
 
Le texte narratif est toujours aussi fantaisiste que dans les précédents romans de l'auteur que j'ai lus : La Géométrie des variables et Mood Indigo. Par "fantaisiste", je veux simplement parler de la manière dont il est découpé : des chapitres extrêmement courts, parfois de quelques lignes seulement. Chacun d'eux porte le titre d'une chanson. Il faut dire que Miguel s'y connaît en musique, en particulier en musique rock, puisqu'il est critique rock. Il travaille pour le magazine "Remington", qui donne son titre au roman.
 
 
La région parisienne est le cadre du récit et, à son exemple, les personnages, les employés du "Remington" sont cosmopolites : leurs origines sont à chercher ailleurs qu'en France : Espagne, Argentine, Sénégal etc. Mais ils sont majoritairement Blancs. Le narrateur, en particulier, se distingue par le fait qu'il est Espagnol. Donc on ne se trouve pas dans un univers africain, mais complètement occidental.
 
Les réflexions de Miguel sur sa profession (la critique)  interrogent le statut de critique aujourd'hui : les professionnels n'ont plus l'entière confiance du public, et ce n'est pas sans raison, puisque leurs papiers ne sont pas toujours rédigés dans un esprit totalement professionnel :
 
"Quand on est journaliste, on a tôt fait de prendre de mauvaises habitudes, tout vous est donné, tout vous est dû, et on devient ingrat : on troque les services de presse, les plus généreux les donnent, ce qui leur crée des obligés, mais le plus souvent, on les vend - il faut avouer que c'est une profession mal payée, on ne peut gagner sa vie honnêtement en étant journaliste, sans les attachés de presse je n'aurais pas de repas chauds [...].
Un mauvais papier et ce sont des semaines d'apports caloriques qui foutent le camp ! Et de surcroît, on vous menace ; entre les musiciens et les fans cela en fait du monde ! Alors on met un mouchoir, on passe sous silence, et là c'est encore pire : il n'y a pas plus susceptible que les artistes, même s'ils n'aiment pas ce que vous écrivez, ils le préféreront toujours à leurs thuriféraires ! Allez savoir pourquoi, ils veulent tout : le succès public et critique." 
" (page 309)
 
Autre extrait :
 
"Aujourd'hui on se passe allégrement des commentaires des commentateurs, des analyses des analystes, des critiques des critiques, on se fait sa propre opinion dans les blogs ou dans les courriers des lecteurs, c'est-à-dire auprès de gens dont ce n'est pas le métier, pour être clair : auprès de gens qu'on ne peut pas suspecter de collusion..."
(page 225)
 
Evidemment, ces réflexions pourraient être étendues à la littérature, à l'art en général, même si le narrateur parle de musique à la base. Le roman est d'ailleurs introduit par une dédicace renvoyant à la critique, une citation de Fritz Lang, une boutade propre à lancer le débat : "Bien souvent les critiques sont plus inventifs que les créateurs eux-mêmes."
 
La lecture de ce roman m'a fait repenser aux Noires Blessures de Dalembert, en ce que les blessures de l'enfance, ou les rapports que nous entretenons avec nos parents déterminent, pour beaucoup, notre devenir. Certaines thématiques m'ont également rappelé ma dernière lecture, Le monde selon Garp, par exemple le sujet du suicide comme gage de célébrité pour les artistes.
 
 
Mamadou Mahmoud N'Dongo, Remington, Gallimard, collection Continents noirs, 2012.
 
 
Lire aussi les critiques de mes amis Hervé Ferrand et de Gangouéus.
 

mardi 9 octobre 2012

Le monde selon Garp, de John Irving

Le Monde selon Garp, roman publié en 1976 sous le titre The World According to Garp, fut rajouté à ma liste de livres à lire après avoir suivi l'émission littéraire "La grande librairie", de François Busnel, consacrée ce soir-là à John Irving. Le journaliste s'était invité chez l'auteur, aux Etats-Unis, et l'avait interviewé sur place. L'entretien était, bien entendu, entrecoupé d'extraits et de commentaires de ses différentes oeuvres. J'ai été tout de suite séduite... et honteuse aussi de n'avoir pas encore lu un auteur dont on disait qu'il était l'un des plus grands, parmi les écrivains américains. Il me fallait apprendre à le connaître. La 4e de couverture présentant Le Monde selon Garp comme "un livre culte", il ne me fallait pas plus pour arrêter mon choix sur celui-ci, d'autant plus qu'un extrait de ce roman, cité durant l'émission, retint particulièrement mon attention : "partout où luit la télévision, veille quelqu'un qui ne lit pas", citation que j'ai retrouvée page 300 dans l'édition du Seuil.




 
Je ne regrette pas de m'être plongée dans cette oeuvre, j'éprouve même un certain soulagement d'y avoir pris la mesure du talent de l'auteur, car j'appréhende souvent de m'approcher de ces écrivains encensés par la critique ou par les medias et qui, dans l'intimité avec la lectrice que je suis, ne me procurent qu'une fade jouissance ou plutôt une non jouissance. Je me suis déjà exprimée sur ce sujet, par exemple dans mon article sur Dostoïevsky.
 
Ce que j'ai aimé plus que tout dans ce roman, c'est la manière dont le récit est mené : on sent tout de suite que le narrateur sait où il va, où il veut que vous alliez avec lui, il vous annonce même à l'avance les événements futurs, sans que cela ne vous avance tant que ça ou que cela gâche le plaisir de la lecture, du suspense. John Irving s'amuse à abattre ses cartes devant le lecteur et pourtant elles ne le sont pas tout à fait. On navigue en permanence entre présent, futur et passé. C'est cette savante décoction d'analepses et de prolepses, autrement dit de retours en arrière et d'anticipations, que j'ai goûtée avec plaisir, surtout les anticipations, qui apparaissent comme des confidences, des révélations qui créent une atmosphère conviviale et propice à la complicité entre auteur et lecteur.

Ouvrir Le Monde selon Garp, c'est se laisser prendre la main par un auteur qui veut vous voir jauger la température du monde en vous plaçant à différents endroits. Et quel que soit le monticule sur lequel il vous place, il apparaît que "le monde est malade de concupiscence." (page 200) Cette phrase semble la charpente du roman, qu'il est malaisé de résumer, car il n'y a pas qu'une mais des histoires dans ce livre construit en miroir.

Cela commence par l'histoire de Jenny Fields, la mère de Garp : les circonstances qui la menèrent à embrasser une carrière d'infirmière et à donner naissance, d'une manière peu conventionnelle, à Garp : "J'ai voulu avoir un enfant, sans être, pour autant, obligée de partager mon corps ni ma vie pour en avoir un. Cela faisait de moi une suspecte, sexuellement parlant." (page 23)

La vie de Garp se déroule sous les yeux du lecteur depuis sa petite enfance : sa scolarité, son adolescence, ses premières expériences en amour, ses tentatives dans le domaine de l'écriture (Garp devient écrivain), son mariage avec Helen, professeur à la Fac, les joies et les malheurs de leur vie de couple qui peut ressembler à bien d'autres, avec un écueil en particulier : la tentation, la culpabilité.

Le succès littéraire revient d'abord à Jenny : son autobiographie (intitulée "Sexuellement suspecte") fait d'elle une grande féministe. Dans son livre comme dans les manuscrits de Garp, dont certains sont donnés à lire en entier au lecteur, il apparaît que la concupiscence est à l'origine de bien des catastrophes. Mais elle n'est pas la seule coupable, le monde est, d'une manière générale, un lieu de danger, du fait de l'homme. "Le monde frappait Garp comme un lieu rempli de périls inutiles pour les uns et pour les autres." (p. 299) Or on voudrait tellement que ce soit "un lieu sûr. Pour les enfants et pour les adultes". Surtout pour les enfants. Que d'angoisses pour les parents qui veulent protéger leurs enfants des dangers qui les guettent au quotidien dans ce monde fourbe ! Pour Irving lui-même, c'est le sujet principal du livre : "les peurs d'un père" ; "tout, jusqu'au détail le plus infime, dans ce roman, est une expression de la peur", déclare-t-il dans la préface.

Le Monde selon Garp est, pour reprendre le titre de Maupassant, le récit d'une vie. Des vies. Il est riche en thèmes : l'adolescence, le couple, la sexualité, le deuil, l'écriture et les hypocrisies du monde de l'édition, le féminisme, le crime...

Ce texte, nourri par une imagination foisonnante, a du caractère ! 


John Irving, Le Monde selon Garp, Editions du Seuil, 1980 pour la traduction française, 1976 pour l'édition originale ("The World according to Garp"),  654 pages

 
 

dimanche 19 août 2012

Une Vie, de Maupassant


Jeanne est mise au couvent à l’âge de douze ans par un père qui voulait « la faire heureuse, bonne, droite et tendre », la tenant là « ignorée, et ignorante des choses humaines ». Elle en sort à 17 ans, la tête emplie de rêveries, de toutes sortes d’espérances dont elle s’est nourrie durant son enfermement, impatiente surtout de connaître l’amour, un amour qu’elle imagine pur, entier, d’une puissance qui la fera sans aucun doute vivre continuellement dans un bonheur incommensurable. Elle se trouve donc dans une attente fiévreuse : qui donc matérialisera cet amour, cette vie qu’elle colore des vives espérances de son cœur ?




Ses parents ont rénové pour elle une des demeures qu’ils possèdent et l’ont décorée de sorte qu’elle puisse y couler de beaux jours aux côtés de celui qui sera son époux. Jeanne a donc tout pour être heureuse : l’amour infini que lui portent ses parents, elle est à l’abri du besoin grâce à ses derniers qui ont du bien, et qui sont d’ascendance noble. Elle est jeune, jolie, et son âme, trempée dans cette prodigalité et ce désintéressement dans lesquels elle a grandi dans la maison familiale, n’attend que de s’unir à une autre.


Cependant, dans l’innocence et l’ignorance où elle a été tenue, elle n’imagine pas que le cœur d’une personne puisse être autre que ce qu’il exprime à travers ses paroles, ses attentions. Le premier jeune homme à manifester un intérêt amoureux réussit sans peine à la mettre en émoi. Elle apprendra, à ses dépens, que l’homme, les humains en général, portent souvent des masques. Et encore, c’est seulement lorsqu’elle a les faits sous les yeux que ces derniers se décillent, au grand dam du lecteur qui, bien avant elle, se doute de la véritable nature des relations qui unissent les personnages les uns aux autres.


Jeanne essaie, malgré tout, de tirer son parti de sa situation. Si elle ne peut faire confiance en l’homme en qui elle avait placé tous ses espoirs, si son bonheur ne peut plus dépendre de lui, elle va le reporter sur les êtres qu’elle considère les plus chers au monde, ceux qui, à ses yeux, ne feront jamais preuve de trahison, ceux qui, comme elle, font partie des gens dont la droiture est l’unique chemin qu’ils connaissent. Mais là aussi, elle connaîtra d’amères désillusions.


La grande leçon que lui apprendra la vie, sa vie, c’est que « tout trompait, tout mentait, tout faisait souffrir et pleurer. » (p. 167) « Tout le monde était perfide, menteur et faux. Une question se pose alors : « Où trouver un peu de repos et de joie ? » Est-il possible que ce soit sur terre ? Sûrement pas au sein de l’Eglise, entachée elle aussi par l’hypocrisie, caractérisée par l’attachement aux conventions au lieu de donner la priorité à la générosité de l’âme. « Dans une autre existence sans doute ! Quand l’âme est délivrée de l’épreuve de la terre », répond-elle dans un premier temps, Comme Baudelaire qui déclare, dans Les Fleurs du Mal, que, même si « tout, même la Mort, nous ment » (« Le Squelette laboureur »), au moins elle permet de quitter « ce monde monotone et petit », « cette oasis d’horreur dans un désert d’ennui », et de plonger « au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau » (« Le Voyage).

Tentée par le suicide, se laissant aller au dépérissement auquel la prédisposait sa ''sentimentalité maladive'', Jeanne survit grâce à la force d’un espoir entêtant et surtout grâce au dévouement de quelques proches. Finalement, « la vie, voyez-vous, ça n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on croit. »

Une vie ou comment une jeune fille apprend les dures réalités de la vie, découvre les gouffres profonds que recèle le coeur humain, roman écrit dans un style élégant, comme sait le faire Maupassant, qui m'enchante toujours chaque fois que je le lis. Le roman parut en 1883.

Maupassant, Une vie, édition Booking International, Paris, 1993, 256 pages. Publié pour la première fois

dimanche 12 août 2012

La petite fille de Monsieur Linh, de Philippe Claudel

Monsieur Linh a perdu tous les siens, son village a été détruit. Comme bien d'autres. La guerre. Qui dure depuis longtemps. Le lecteur comprend très vite que Monsieur Linh est asiatique. Son nom déjà. Puis certains indices : "rizières", "baguettes" pour manger...  Les rescapés n'ont d'autre solution que de partir. Bateau. Exil. Douleur de quitter des rivages qui constituent toute votre vie. Arrivée en Occident (en France sans doute) comme réfugié, avec pour seule richesse : ses souvenirs. Et pour Monsieur Linh un petit peu de sa terre natale précieusement conservée dans sa valise, ainsi qu'une photographie. Et surtout, surtout, sa petite fille. La fille de son fils. C'est tout ce qui lui reste de sa famille et il a le devoir d'être fort, de supporter toutes les rigueurs, toutes les humiliations, pour que cette petite fille, le "sang de son sang", grandisse ! 





Monsieur Linh est regardé d'une manière curieuse, voire hostile ou méprisante. Le personnel des différents services auxquels il a affaire reste professionnel, mais les autres, même les compatriotes avec lesquels il partage le logement de réfugié, ne manifestent aucunement de la bienveillance : on le traite même de "vieux fou". Le regard des autres n'ébranle absolument pas Monsieur Linh : tout ce qui importe pour lui, c'est de s'occuper de sa petite fille, faire de telle sorte qu'elle aille bien.

Au milieu de cet isolement, il rencontre un homme qui s'approche de lui avec des yeux qui ne jugent pas, avec le sourire vrai et chaleureux de celui qui ne demande qu'à lier amitié avec un autre humain. Monsieur Bark. Lui aussi n'a plus que ses souvenirs. Monsieur Linh ne parle pas la langue du pays où il a débarqué et Monsieur Bark ignore la sienne. Mais la chaleur de l'amitié n'a pas besoin de traducteur. Tous deux vont passer de plus en plus de temps ensemble. Partager des moments intenses... avec la petite fille, bien entendu, dont Monsieur Linh ne se sépare jamais, jamais ! Ces instants  sont, pour l'un et l'autre, comme le fleurissement du printemps au milieu d'une vie que l'on croyait emportée dans un dépérissement automnal.

Puis, cruelle séparation !

Je ne puis en dire plus pour ne pas enlever à ceux qui n'ont pas encore lu le livre le plaisir de la découverte. Mais cela fait longtemps que je n'ai pas été aussi émue ! Pour être tout à fait franche, j'ai eu besoin de mouchoirs. C'est que le roman est chargé, dans  l'histoire comme dans l'écriture, d'une telle mélancolie ! Vos yeux peuvent rester secs face aux fortes tragédies, face à des situations ou des événements d'une indicible cruauté. Même s'ils vous touchent au plus profond de vous, les larmes restent bien sages, ne se manifestent pas. Les yeux peuvent au contraire se mouiller instantanément en lisant un récit comme celui-ci, dont la douce tristesse est en même temps colorée par la joie simple, pure de l'amitié.

Et le dénouement, quel dénouement ! Après avoir terminé le livre, on ne le referme pas, on revient en arrière pour relire avec un oeil nouveau tous ces passages qui nous avaientt quelque peu intrigués, sans plus !

Ce roman va sans aucun doute figurer parmi mes meilleures lectures de l'année.

Philippe Claudel, La petite fille de Monsieur Linh, Editions Stock, 2005, 190 pages. 

Extrait 1 :
"Monsieur Linh écoute la voix du gros homme, cette voix qui lui est si familière même si elle dit des choses qu'il ne comprend jamais. La voix de son ami est profonde, enrouée. Elle paraît se frotter à des pierres et à des rochers énormes, comme les torrents qui dévalent la montagne, avant d'arriver dans la vallée, de se faire entendre, de rire, de gémir parfois, de parler fort. C'est une musique qui épouse tout de la vie, ses caresses comme ses âpretés."
(pages 102-103)


Extrait 2 :
"La tête de Monsieur Linh est grosse de trop de fatigues, de souffrances, de désillusions. Elle est lourde de trop de défaites et de trop de départs. Qu'est-ce donc que la vie humaine sinon un collier de blessures que l'on passe autour de son cou ? A quoi sert d'aller ainsi dans les jours, les mois, les années, toujours plus faible, toujours plus meurtri ? Pourquoi faut-il que les lendemains soient toujours plus amers que les jours passés qui le sont déjà trop ?"
(page 168)

samedi 11 août 2012

Syngué sabour, d'Atiq Rahimi

Cela fait plusieurs années que je m'étais promis de lire Syngué sabour, sous-titré pierre de patience, non seulement parce qu'il avait été couronné par le prix Goncourt, en 2008, mais surtout parce que, sur la blogosphère, on en parlait en des termes qui ne pouvaient me laissaient indifférente. Et le roman ne laisse pas indifférent. Il vous met tout de suite dans la position de celui qui est disposé à écouter. Avide de savoir la tournure que vont prendre les événements. Recueillir les confidences, plutôt les confessions de cette femme qui prend soin de son mari tombé dans un état comateux après avoir reçu une balle dans la nuque. Le lecteur devient, lui aussi, une "pierre de patience".


La légende de la "pierre de patience", appelée "syngué sabour", c'est d'être une pierre magique qui a la capacité d'absorber toutes les souffrances que vous voudrez bien lui confier, jusqu'à ce qu'elle éclate et, par la même occasion, vous soulage, vous libère, vous fasse accéder à une nouvelle vie.

La parole est libératrice, le dialogue, c'est la communication, et la communication mène à la communion, autrement dit une manière de s'adapter l'un à l'autre, de se mettre au même diapason, d'accorder ses voix pour une vie plus harmonieuse. Or durant les dix années que l'héroïne a partagées avec son mari, elle a été réduite à enfouir en elle tout ce qu'elle pouvait ressentir, tout ce qu'elle pouvait penser. Elle n'a pas vraiment vécu avec lui mais à côté de lui, du moins les quelques jours où il était présent à la maison. Le reste du temps, c'est-à-dire le plus souvent, il était au front, se battant au nom d'Allah dans une guerre fratricide. Nous sommes en Afghanistan, "ou ailleurs" précise l'auteur.

Ce roman est une sorte de monologue dialogué ou de dialogue monologué. Face à son mari inerte, mais qui respire régulièrement, la femme se met peu à peu à lui parler, à lui confier toutes ces "choses qui se sont entassées en (elle) depuis un certain temps" (p.90), elle est en effet persuadée qu'il l'entend, et qu'il sera sa "pierre de patience". S'il ne se rétablit pas et "éclate" comme la pierre, au moins elle lui aura tout avoué, elle se sent déjà plus légère ! Et si par bonheur son homme revient à la vie, elle espère que, après avoir entendu les épanchements de son coeur, ses frustrations, ses tentatives pour que s'affermisse leur union, sa volonté d'avoir une vie de couple plus épanouie, peut-être essaiera-t-il d'être un mari différent, plus à son écoute, plus dans le partage, au lieu de se retrancher continuellement dans son mutisme et son rôle de héros de guerre...

Le lecteur se demande donc avec angoisse comment tout cela va se terminer. Jour après jour, la femme fait les gestes quotidiens qui maintiennent la vie dans ce corps apparemment mort : le nettoyer, le changer, remettre du liquide dans la perfusion... La guerre qui sévit au dehors et qui s'invite aussi dans la maison accompagne ses gestes.

Elle guette, à chaque instant, un signe qui lui indiquerait que son homme est conscient, qu'il l'entend et comprend tout. A défaut, elle se raccroche à la seule manifestation de vie : sa poitrine qui se soulève à un rythme régulier. En fait, dans ce roman, "tout s'accorde au seul rythme de la respiration de l'homme." (page 52) Celle-ci est même la nouvelle mesure du temps, qui ne se compte plus en secondes, en minutes ou en heures, mais en "souffles".

Violence de la guerre, violence qui imprègne les rapports entre les humains, blessures intimes, dureté de la condition dans laquelle on veut maintenir la femme, ego de l'homme qui, au lieu d'avouer ses faiblesses, de se tourner vers la femme puisque celle-ci lui a été donnée pour être sa "compagne", celle avec qui il est censé tout partager pour aboutir ensemble à une solution, l'homme au contraire préfère masquer ses failles par une démonstration de "virilité" qui entraîne la cellule familiale et toute la société avec elle dans un engrenage où tout le monde souffre, finalement.


Le roman vous emporte dans son ryhtme rapide qui s'accélère davantage dans un dénouement à vous couper le souffle !


Atiq Rahimi, Syngué Sabour, pierre de patience, Editions P.O.L., collection Folio, 144 pages.

Lire d'autres avis : le journal d'une lectrice, à fleur de mots, un moment pour lire, chez Gangouéus.

dimanche 5 août 2012

Le Pleurer-Rire, d'Henri Lopes

Depuis sa parution en 1982, chez Présence Africaine, le Pleurer-Rire est régulièrement étudié en milieu scolaire et universitaire, au Congo Brazzaville comme ailleurs dans le monde : ce roman est considéré comme un "classique" de la littérature noire-africaine. Je me devais de le relire, pour rafraîchir ma mémoire d'une part et d'autre part aller à la source de l'exploitation, par l'auteur, de ce qu'on pourrait appeler le ''francongolais'' dans ses romans, autrement dit la transcription du français parlé dans les milieux populaires, un français moulé sur les langues nationales, par exemple avec l'expression formée par le pronom personnel ("moi", "toi", "lui", "nous", "vous", "eux"...) précédé de la préposition "pour", expression typique de nos langues, mais qui, rendue telle quelle en français, pourrait déboussoler les locuteurs français de la métropole. Exemple, page 18 :
"Est-ce que je suis pour moi dans leurs histoires-là ? Est-ce que j'ai mangé pour moi l'argent de Polé-Polé ?" (page 18).

Il y a bien d'autres cas de figure qui trahissent le "copié-collé" des langues locales. Certains personnages (ceux qui ont un niveau d'étude suffisant) savent adapter leur français en fonction de leur auditoire,  pouvant s'exprimer en francongolais comme en français académique, en passant par le français dit courant. Ce n'est malheureusement pas le cas de Bwakamabé na Sakkadé, militaire devenu président de la république à la faveur d'un coup d'état, ni de la majorité des membres de son gouvernement, choisis non selon leur mérite, leur capacité à assumer les fonctions qui leur sont attribuées, mais recrutés souvent sur une base tribale ou selon leur degré d'allégeance au chef de l'Etat. Il s'agit d'un Etat africain, non précisé : ce pourrait être n'importe lequel.


Ainsi, en dehors du style oral, typiquement congolais, adopté par Henri Lopes, du moins dans les passages de discours rapporté, l'autre intérêt du roman réside dans la description burlesque des régimes politiques africains au lendemain des indépendances.


Le Pleurer-Rire est une joyeuse caricature du pouvoir dictatorial. Bwakamabé na Sakkadé, dont l'inculture n'a d'égale que l'immense étendue de ses lubies, exerce son rôle de chef de l'Etat avec un appétit gargantuesque. Omniprésent, malheur au ministre qui s'avise de faire une déclaration publique ou d'inaugurer le moindre édifice : seul Tonton, surnom de Bwakamabé, doit apparaître en grandes pompes sur les écrans ; seuls ses discours, aussi creux soient-ils, doivent y passer en boucle. Tonton instaure et entretient le culte de sa personnalité. Tout porte d'ailleurs son nom : aéroport, stade, gymnase, grandes places etc.

Bwakamabé estime que le pays, pour ne pas dire le monde, doit tourner autour de sa personne. Normal : il n'est pas n'importe qui et prétend égaler des chefs légendaires comme le roi Louis XIV : n'aménage-t-il pas un jardin qui pourrait faire penser au jardin de Versailles, pour accueillir dignement ses hôtes lors des somptueuses réceptions données à l'occasion de ses anniversaires ? On l'appelle d'ailleurs, à un moment, le "Président-Soleil", par analogie au "Roi-Soleil". Bwakamabé se compare aussi au Christ : le "Messie", le "roi des rois", le "Sauveur", le "Saint Patron"... les allusions religieuses pour le désigner ne manquent pas.

L'importance que se donne Bwakamabé se manifeste surtout à travers une politique d'apparat qui ruine le pays. L'argent public est géré comme si c'était son argent de poche. Le président passe son temps à ordonner des dépenses farfelues et dispendieuses, pour lui-même aussi bien que pour l'entretien de sa famille, de sa tribu, de ses innombrables maîtresses surtout.

A ce rythme, les conséquences ne se font pas attendre : accumulation des mois de retard de paiement des salaires, trésor public à sec, misère du peuple... Mais Bwakamabé a son explication : n'allez surtout pas croire que c'est parce qu'il a dilapidé les fonds publics que ça va mal dans son pays, ah non ! C'est au contraire à cause des "pressions incessantes de la tribu et de l'incompétence d'en bas" (page 318).


La charge ironique est importante dans ce roman qui se présente comme un manuscrit, commenté séquence après séquence par un personnage qui a vécu les événements mais qui a, depuis, quitté le pays, et qui bénéficie du recul nécessaire pour apprécier à sa juste valeur la restitution des faits.  Au lecteur de réussir à mettre un nom sur ce commentateur averti. Une remarque cependant de celui-ci mérité d'être relevée car elle met l'accent sur la réception du roman : celle-ci pourrait diverger selon les lectorats : quelles seraient par exemple les impressions d'un non habitué de l'univers africain à la lecture de ce roman ?

"J'ai lu cet envoi d'une seule traite. Reste à vérifier si l'intérêt que j'ai ressenti aura la même puissance chez ceux qui n'ont jamais vécu au Pays." (page 143)

Le Pleurer-Rire nous montre un peuple bâillonné : la moindre remarque négative ou déplacée est sévèrement punie. Il faut acquiescer à tout ce que dit ou fait Tonton. Autant dire que le peuple n'est qu'une marionnette entre les mains de ce dictateur qui, lui, se donne pour le bon père irremplaçable du pays.

"Nous veillions surtout à applaudir quand l'animateur, ou Tonton, donnait le signal, de rire dès que nous voyions poindre un sourire, d'hurler dès que le ton de la voix montait ou l'index remuait avec vitesse. Quelquefois, ayayay ! nous nous trompions, mais nous nous reprenions aussitôt."
(page 219)

Ce roman nous montre aussi les rapports entretenus par ces régimes dictatoriaux avec les puissances occidentales, les "Oncles", des rapports entachés par une certaine hypocrisie. Chacun se souciant uniquement de son profit personnel au détriment du bien-être du peuple.


Henri Lopes, Le Pleurer-Rire, Présence Africaine, 1982 pour la première édition, 380 pages.


Lire aussi la chronique d'Hervé Ferrand, l'une des plus commentées de son blog.

mardi 17 juillet 2012

C'est l'Afrique que j'aime, Mots croisés, par Hubert Guézo

C'est les vacances. Pour les enfants, c'est chouette : plus besoin de se lever tôt, de se coucher tôt, plus de cours, plus de devoirs... "Oui, mais faut travailler un petit peu quand même !" Ça, c'est le discours des parents, qui veillent à ce que les enfants ne soient pas complètement déconnectés de toute activité intellectuelle, il y a une rentrée au bout de ces deux mois ! Pour ne pas avoir des méninges toutes courbaturées, il faut leur faire faire un peu d'exercice de temps en temps. De manière ludique, c'est encore mieux, c'est plus agréable, moins stressant. Et même sans nécessairement penser à la reprise des cours, ces deux mois sont longs, trop longs parfois pour les enfants, qu'il faut occuper. 



Quand il fait beau, ça va encore, les jeux de plein air ont de quoi leur faire dépenser de l'énergie, mais si le temps est morose, comment faire ? Ils vont avoir tendance à être scotchés à la télé, à la playstation ou tout autre écran, ce qui n'est pas l'idéal ! On aimerait qu'ils prennent plutôt un livre, mais en ce qui me concerne, j'ai compris une chose, surtout avec mon aîné : plus je lui demande de lire, plus il se rétracte, me lançant chaque fois son "tu ne penses qu'à ça, toi !" Alors je ne le l'y invite plus explicitement, je fais même comme si j'avais décidé de ne plus l' "embêter" avec ça, et... oh miracle ! Le soir avant de se coucher et le matin, au réveil, et même en voiture, il lit !!! Il échange des romans avec sa petite soeur qui, elle, adore la lecture !

Ce qui marche bien, ce sont les "cahiers vacances", pas mal ! Il les font avec plaisir. Ces "cahiers" proposent des exercices par niveau, ce qui est une agréable manière de réviser. Et si vous aviez une sorte de cahier vacances qui les inciterait à travailler le vocabulaire, la géographie et l'histoire, sur un thème en particulier : l'Afrique ? Vous me répondriez : "ça existe, ce type de cahier ?"

Eh bien oui, ça existe, au grand bonheur des originaires d'Afrique, qui aimeraient bien faire découvrir le continent à leurs enfants. La vision que ceux-ci ont de l'Afrique est souvent modelée par les reportages à la télé ou les journaux télévisés qui, bien souvent, ne s'y arrêtent que pour parler de calamités, de guerres, de famine etc. On ne peut pas non plus avoir la possibilité d'aller sur place visiter tous ces pays d'Afrique, si différents les uns des autres !

Et si on cessait de se focaliser sur l'aspect misère, comme s'il définissait ce continent et si on l'étudiait comme on étudierait n'importe quelle région du monde ? C'est ce que propose Hubert Yamongbè Guézo, qui a fait paraître aux éditions Daada Color, une brochure intitulée C'est l'Afrique que j'aime, mots croisés, dans laquelle figurent des dizaines de jeux : mots croisés bien sûr, mais aussi mots mêlés, quizz. Ils sont organisés en chapitres : il y a entre autres les "Personnalités et leurs valeurs", les "Présidents et langues officielles", les "Valeurs citoyennes et civiques"...

La brochure est vraiment intéressante et peut être l'occasion de tester ses connaissances sur l'Afrique pour les parents aussi. En fait, ce cahier vous fournira la possibilité de passer d'agréables moments en famille : tout le monde s'y met. Les uns guidant les autres pour trouver les solutions et attention : on ne triche pas, on va pas regarder à la fin la réponse aux exercices ! Les miens y sont réfractaires de toutes façons, ce qui m'a agréablement surpris. Ils sont d'accord pour vérifier dans le dictionnaire s'ils ne se sont pas plantés, mais pas question d'aller tout simplement piocher la réponse à la fin. Espérons qu'ils garderont toujours cet esprit : ne pas être rebuté par l'effort, se creuser les méninges jusqu'à ce que l'étincelle jaillisse, ne pas tricher...

Vous avez donc de multiples raisons d'acquérir cette brochure : acquisition ou révision de connaissances sur l'Afrique, moment convivial en famille, moyen astucieux de détourner les enfants des écrans de télévision ou de jeux video, ouverture sur les valeurs civiques...

En plus, Hubert Guézo n'en est pas à son premier opus, il a déjà publié deux autres brochures dans la collection Daada Color, qui a pour objectif de "concevoir et éditer des livres didactiques et de jeux éducatifs pour enfants, adolescents francophones qui souhaitent progresser en se nourrissant culturellement à la mamelle de l'Afrique".

Vous pouvez découvrir le site daada color ici


C'est l'Afrique que j'aime, Mots croisés et autres petits jeux, mots mêlés et quizz, par Hubert Yamongbè Guézo, avec la collaboration scientifique de Mireille Grosjean, spécialiste en éducation interculturelle, Eidtions Daada Color, 58 pages, 6 €.

Disponible en ligne. Vous pouvez aussi passer la commande chez votre libraire ou contecter daada color : contact@daadacom.fr




dimanche 15 juillet 2012

A Vol d'Oiseau, de Véronique Tadjo

A Vol d'oiseau a été publié il y a vingt ans chez L'Harmattan. On peut dire que cette oeuvre fait partie de la première série de publications de l'auteure, celle qui la fait découvrir, laisse apparaître les bourgeons qui éclateront dans les oeuvres futures.



C'est un ensemble de textes brefs organisés en chapitres, narrant des histoires à peine esquissées, présentant des personnages à peine décrits. En général, on n'a pas ou peu d'informations sur leur passé, sur leur devenir, juste leur présent, saisi dans son déroulement.

Pas de grand coup de projecteur donc, simplement la douce lumière de la poésie, au travers de laquelle le lecteur doit percevoir ou deviner les contours du récit. Le texte mis en exergue au début du livre avertit d'ailleurs le lecteur : il ne faut pas s'attendre à des histoires développées, des trames comme on en trouve habituellement.

"Bien sûr, j'aurais, moi aussi, aimé écrire une histoire sereine avec un début et une fin. Mais tu sais bien qu'il n'en est pas ainsi. Les vies s'entremêlent, les gens s'apprivoisent puis se quittent, les destins se perdent."

Le choix de l'auteur, c'est de montrer des situations, souvent malheureuses, vécues universellement, et inviter à les combattre, à les surmonter : "Ta force surgira de tes faiblesses éparses et, de ton humanité  commune, tu combattras les tares érigées en édifices royaux sur les dunes du silence."

Quelques exemples : une femme qui entretient une liaison avec un homme marié et qui ne supporte plus cette situation, mais le jour où ils se retrouvent une dernière fois pour rompre, ce jour-là, l'épouse légitime les surprend ; une jeune fille qui n'est pas prête à assumer une grossesse et qui décide d'avorter, fût-ce dans les pires conditions ; des artistes qui peinent à exercer leur talentà cause de la censure ; des mendiants qui se disputent un territoire ; un jeune qui voit sa bien-aimée partir, rongée par la maladie et qui veut l'aimer une dernièrefois...

En terre africaine comme en Occident, ou ailleurs dans le monde, les souffrances ébranlent autant, et l'on doit se raccrocher à l'espoir...

(Photo illustrant le site de l'auteur)

Véronique Tadjo, A Vol d'oiseau, L'Harmattan, 1992 (première publication : 1986 ?), 96 pages.

jeudi 12 juillet 2012

L'autre moitié du soleil, de Chimamanda Ngozi Adichie

Je classe résolument Chimamanda Ngozi Adichie parmi les meilleurs auteurs que j’ai jamais lus. L’an dernier, je la découvrais avec L’Hibiscus pourpre, un roman qui s’imprime avec force dans le souvenir du lecteur. Cette année j’ai enfin pu contempler L’Autre moitié du soleil, son second roman, qui vous saisit avec la même intensité, vous plonge dans l’histoire du Nigéria, une histoire si actuelle, si familière aux Africains qui, depuis quelques décennies voient se déclarer sur leurs territoires des guerres sur fond tribal. J’étais persuadée que L’Hibiscus pourpre demeurerait mon préféré, malgré toutes les productions ultérieures de l’auteur, si belles soient-elles, mais je ne suis plus aussi catégorique, je ne sais plus lequel des deux je préfère.




Ce sont deux œuvres différentes du point de vue thématique et pourtant unies par la profondeur du discours et la qualité de la narration. Il y a aussi d’autres similitudes, comme celle de trouver au sein d’une même famille le clinquant de la classe aisée et le dénuement des classes populaires qui pourtant ne perdent en rien leur vitalité, leur joie de vivre, elles se distinguent même par une sérénité, une « paix lumineuse » (p. 71) qui font souvent défaut aux riches.

Nous sommes donc au Nigéria, dans les années soixante. Un jeune adolescent, Ugwu, est engagé comme boy chez un universitaire que tout le monde traite de « fou » : il a toujours le nez dans ses livres, partage avec ceux qui l’entourent ses opinions, ses idées sur un Nigeria libéré de toute domination étrangère, prospère, créatif, travailleur… bref un pays qui serait sur la voie du développement ! C’est un homme que sa justesse, sa confiance en l’avenir mais surtout sa bonté, sa générosité distinguent des autres intellectuels. Ugwu s’en rendra compte lorsqu’il comparera sa situation à celle des autres boys du voisinage. Odenigbo, alias Master, refuse même d’être appelé « maître » par ses domestiques qu’il gratifie du titre d' « ami », en particulier lorsqu’il s’adresse à Ugwu.

C’est également la même bonté qui émane d’Olanna, sa compagne, qui n’a pas été gangrenée par la richesse de ses parents. Bien souvent l’argent, comme la rouille, gâte les âmes, mais Olanna a gardé une grande simplicité dans ses relations avec les autres. Ses études, Sa grande beauté ne lui ont pas non plus fait perdre le sens des valeurs. Sa jumelle, Kainene, qui ne lui ressemble point, m’a fait penser à un des personnages de Blues pour Elise, une des « Bigger than life » (Shale, si je ne me trompe). Elle a un caractère bien trempé. Ses petits amis sont souvent des blancs, elle en rencontre un avec qui elle engage une relation durable : Richard, un journaliste qui aspire à être écrivain.

Dans ce Nigeria des années soixante, les Blancs ont leurs préjugés sur les Noirs et réciproquement. De part et d’autre, les vices ne manquent pas, car l’homme est ainsi fait que, d’où qu’il vienne, son égoïsme, son caractère intéressé, sa volonté d’être remarqué… ont du mal à être mis en sourdine.

Le récit est mené selon le point de vue de trois personnages : le jeune villageois Ugwu, la belle Onana, et Richard, le Blanc qui ne se contente pas de juger de l’extérieur, mais qui apprend à connaître le pays, les autochtones, a envie de faire découvrir au monde la beauté, la culture de ce Nigeria qu’il a adopté. Il apprend même l’ibo, langue de la tribu de sa compagne, Kainene. A côté des ibos, il y a les Haoussas, les Yorubas et bien d’autres ethnies encore, comme souvent dans les pays d’Afrique qui, de ce fait, sont multilingues. Là aussi, les préjugés sont bien ancrés, on se méprise les uns les autres, on se considère comme la tribu la plus digne etc. Gare aux jeunes gens qui vont trouver l’amour dans l’autre ethnie, ils se mettent leurs parents à dos ! Mais cela aurait-il suffi pour faire se dresser les uns contre les autres au point de se massacrer sans merci dans ce qui allait devenir la guerre du Biafra ? C’est une guerre qui oppose principalement les Haoussas aux Ibos. Ces derniers, qui connaissent à un moment donné un traitement inhumain, se révoltent et décident de déclarer leur territoire indépendant. Les puissances occidentales agissent en souterrain, en armant les uns au détriment des autres. Mais pour la presse, pour tous, cette guerre illustre combien les Nigérians sont tribalistes et prompts à s’entredéchirer.

Et voici sur quoi se fondent parfois leurs arguments :  

‘‘Les articles le contrariaient. « D’anciennes haines tribales », écrivait le Herald, étaient à l’origine des massacres. La revue Time avait intitulé son article HOMME DOIT TAPER, reprenant une expression inscrite sur un camion nigérian, mais l’auteur avait pris le mot au sens littéral et en avait tiré la conclusion que les Nigérians étaient si naturellement portés à la violence qu’ils allaient jusqu’à inscrire sa nécessité sur leurs camions de voyageurs. Richard avait envoyé une lettre lapidaire à Time. En pidgin nigérian, écrivit-il, le mot « whack », « taper », signifiait « manger » (p. 261)
[Au congo, on dit parfois "damer" pour "manger", ce qui est aussi susceptible d'être interprété par de la violence pour qui ne maîtrise pas le langage familier du pays.]

Richard ne s’arrête pas là dans sa volonté de mettre les points sur les i, il rédige un article dont voici un extrait :

"L’idée que les tueries récentes seraient le produit d’une haine « séculaire » est trompeuse. Les tribus du Nord et les tribus du Sud sont en contact depuis longtemps ; leurs échanges remontent au moins au IXe siècle, comme l’attestent certaines magnifiques perles découvertes sur le site historique d’Igbo-Ukwu. Il est sûr que ces groupes ont dû également se faire la guerre et se livrer à des rafles d’esclaves, mais ils ne se massacraient pas de cette façon. S’il s’agit de haine, cette haine est très récente. Elle a été causée, tout simplement, par la politique officieuse du « diviser pour régner » du pouvoir colonial britannique. Cette politique instrumentalisait les différences entre tribus et s’assurait que l’unité ne puisse pas se former, facilitant ainsi l’administration d’un pays si vaste." (p. 262)

C’est curieux comme le schéma qui a produit la guerre du Biafra est presque identique à celui qui a opposé le Nord et le Sud au Congo-Brazzaville, j’a envie de dire aussi les Tutsi aux Hutu. Chaque fois on a réduit les affrontements meurtriers à une simple guerre tribale, alors que les enjeux, les circonstances, les causes sont multiples et n’épargnent personne, surtout pas les Occidentaux.

J’ai apprécié la saveur nigériane de l’écriture marquée par les expressions locales. J’ai aimé l’organisation du récit, oscillant entre le début et la fin des années soixante et réparti entre Ugwu, Olanna et Richard, dans le regard desquels on perçoit successivement les événements, jusqu’au chapitre 12. Cet ordre minutieux est bouleversé à partir du chapitre 13, lorsque la guerre s’amplifie.

L’autre moitié du soleil, c’est l’histoire d’une guerre, celle du Biafra, avec toutes les horreurs qu’implique la Folie des Détonations (tueries macabres, viols, vols, humiliations, déplacements massifs des populations, enrôlements forcés...). C’est aussi l’histoire d’un grand amour, celui d’Olanna et d’Odenigbo, qui va connaître les pires épreuves mais qui résiste, malgré tous les assauts qui sont lancés contre lui.

Le titre évoque le signe distinctif du drapeau qu’avaient choisi les Biafrais : une moitié de soleil. Mais le roman aurait pu aussi porter comme titre « Le monde s’est tu pendant que nous mourions », projet romanesque de Richard, repris par Ugwu, qui est retourné à l'école grâce à son patron et a pris goût à la connaissance, à la lecture et à l'écriture.

C’est un de ces romans qui prennent en otage le lecteur et risquent de vous faire passer une nuit blanche.


Chimamanda Ngozi Adichie, L’autre moitié du soleil,  Gallimard, collection Folio, 2006 pour l’édition originale, 2008 pour la traduction française, par Mona Pracontal, 670 pages.


Le roman a été couronné par l’Orange Prize et la traduction de Mona Pracontal récompensée par le Prix Baudelaire de la traduction 2009.

lundi 9 juillet 2012

Nuit ambiguë

Voici un texte extrait de mes gribouillis de jeunesse. Le recueil de nouvelles de Toufaht Moutahre (ci-dessous chroniqué), qui accorde une place importante à la nuit, pleine de mystères et riche de signification, m'y a fait repenser.

C’est la nuit,
Nuit ouverte à la tranquillité
Nuit appelant douceur et sérénité,
Nuit qui stimule la méditation
Devant cette immensité mystérieuse,
Immensité sublime qui émerveille.
Nuit, enchevêtrement
Des rayons de la lune dans le filet des ténèbres,
Des bruits de la faune dans l’épaisseur du silence.
Nuit, tu nous transportes irrésistiblement
Au pays du conte et de l’imagination,
De la rêverie et de l’exaltation.
Tu nous grises de bonheur,
Tu es la nuit des campagnes.
  
C’est la luit,
Nuit meurtrie par le bruit tapageur
Des véhicules, des bars et de ses adeptes,
Nuit qui chante l’insouciance, la confiance
Dans les lampadaires, les phares, les ampoules,
Mais ce n’est que purs artifices
Car elle est l’enveloppe de l’insécurité.
Enveloppe qui se laisse percer facilement
Pour laisser éclater au visage
L’horreur, la violence, la vilenie.
Nuit qui couve assassins, violeurs, voleurs, fous,
Nuit qui donne la chair de poule
Nuit qui réjouit les prostituées, les débauchés
Cette nuit est dénaturée, dépravée
Elle nous glace d’effroi
C’est la nuit des villes
 
 
(poème publié dans le journal NGOUVOU N°37, 1996)

mercredi 4 juillet 2012

Ames suspendues, deTouhfat Mouhtare

Première œuvre de Touhfat Mouhtare, Âmes suspendues est un recueil de neuf nouvelles que l’on déguste avec gourmandise, elles sont si délicieuses ! L’auteure les a préparées avec soin, elle y a mis ce quelque chose qui vous fait reconnaître tout de suite le savoir-faire et vous pousse irrésistiblement à répondre à une future invitation. Espérons seulement que ce sera plus copieux, car pour l’instant, Touhfat Mouhtare ne fait que nous mettre en appétit, elle ne va pas plus loin, comme si elle craignait de ne pas plaire au lecteur, comme si elle voulait d’abord tester le public en lui présentant un échantillon de ce qu’elle est capable de faire. Je me permets de répondre au nom de tous les amoureux de la littérature : le test est réussi !



Ces nouvelles sont portées par un souffle poétique : le texte est mélodieux, il se murmure ou se chante, sur un air triste ou enthousiaste, c’est selon. Mais il est surtout marqué par la fraîcheur de la nuit, dominante dans les nouvelles. La nuit est le cadre de presque toutes les nouvelles, elle en devient même un des personnages : complice de ceux qui savent se taire et écouter, elle recèle tant de beautés, mais surtout tant de secrets ! Elle est l’oreille à qui on confie ses peines, l’amie auprès de laquelle on se réfugie pour protéger sa pudeur.

Le recueil met en avant le thème de l’amour, qui « est à la fois une arme et un mal » (p. 60), qui meurtrit et qui protège, l’amour auquel nul ne peut échapper. Les personnages,  majoritairement féminins, séduisent par leur détermination. Mais ceux masculins ne le sont pas moins, comme « le vieil homme » qui tient bon, malgré l’ingratitude de la vie qu’il mène, et ce grâce à sa force intérieure. C’est encore une fois une force intérieure qui prend le visage de l’amour.

Bref, le recueil Ames suspendues, de Touhfat Mouhtare, nous présente des âmes suspendues à l’espoir de lendemains meilleurs, ces âmes qui espèrent qu’un sésame leur ouvrira les portes d’une vie conforme à leurs rêves, à leurs désirs, désir d’amour, désir de réussite, désir de reconnaissance.

Parmi les neuf nouvelles, mes préférées sont « Shhh », pour son pouvoir de suggestion : cette nouvelle raconte tout un drame, tout un roman mais en à peine quelques pages ! Et « I », parce qu’elle montre toute la violence à laquelle est confrontée la jeune femme, la femme tout simplement, violence de la misère qui livre celle-ci à la violence de la société.


Touhfat Mouhtare, Ames suspendues, Nouvelles, Editions Coelanthe, 2012, 72 pages, 10 €.

On a autant de plaisir à lire l'auteure qu'à l'acouter : voici ci-dessous le lien vers l'émission que Gangoueus lui a consacrée.

http://www.sudplateau-tv.fr/litteratures/item/842-les-lectures-de-gangoueus-invit%C3%A9-touhtfa-mouhtare

lundi 2 juillet 2012

Notre-Dame du Nil, de Scholastique Mukasonga

"Notre-Dame du Nil" est le nom d'un lycée, situé à quelques kilomètres du Nil, de sa source plus précisément, au Rwanda. Celle-ci est placée sous la bienveillance d'une Madone, représentée avec les caractéristiques des autochtones : elle est noire et pourrait faire penser à une Rwandaise. Elle est baptisée "Notre-Dame du Nil". Bien évidemment le lycée construit tout près de ce lieu, devenu lieu de dévotion, porte le même nom, d'autant plus que c'est un établissement pour filles uniquement, pour la future élite féminine du pays, autrement dit des jeunes filles appelées à un destin et un comportement exemplaires, enviables, comme ceux de la Vierge.




Fréquenter le lycée Notre-Dame du Nil, c'est avoir la garantie d'un "beau mariage" puisque les personnalités du pays viennent choisir là leurs épouses, les hommes politiques surtout. Autant dire que n'y entre pas qui veut, il faut en général être issue d'une famille aisée et surtout réussir les concours d'entrée, répondre aux critères de sélection. Un critère en particulier est examiné de près : Hutu ou Tutsi ? Les filles Tutsi sont acceptées en nombre très limité, un quota est établi chaque année, qui doit être scrupuleusement respecté au risque de provoquer le mécontentement de celles et ceux dont le zèle n'a d'égale que leur ambition personnelle.

Ainsi, alors que le roman se présente au départ comme une innocente invitation au coeur d'un établissement pour jeunes filles, afin d'y vivre les préoccupations de leur âge, l'esprit de compétition qui y règne,  les rêves qui sont les leurs, il devient une sorte de loupe révélant la présence de quelque chose de monstrueux, qui se précise peu à peu et se développe à une allure vertigineuse.




Le lecteur est très tôt confronté à des éléments inquiétants, il est gagné par la peur diffuse qui anime certains personnages malgré eux, une peur qui se cristallise autour de la question des origines. Il y a d'une part les "vrais Rwandais qui ont la force de manier la houe" ou "peuple de la houe", "race majoritaire",  les "Bahutu" dont la terrible Gloriosa se targue d'être un bel échantillon ; et d'autre part ceux qui seraient venus d'ailleurs : d'Ethiopie ? de l'empire des pharaons noirs ? Ils sont assimilés à des "parasites", des "Inyenzi", des "cafards", comme Veronica et Virginia, qui auront à affronter le mépris de leurs camarades et connaîtront les plus mauvais traitements. Celles qui sont "métisses", moitié hutu, moitié tutsi, ont une position encore plus délicate. Suscitant la méfiance d'un côté comme de l'autre, elles devront s'efforcer de faire oublier leur part tutsi aux yeux des Hutu, même si elles ne sont pas insensibles à tout ce qui touche les Tutsi dont elles se sentent proches. Cette dualité peut se révéler d'une extrême ingratitude, comme l'expérimentera Modesta.

Malgré l'étroite surveillance et les brimades dont elles peuvent être l'objet au sein du lycée, les jeunes filles tutsi multiplient les efforts pour y être acceptées, car la pespective de faire des études au lycée Notre-Dame du Nil et même de les poursuivre au-delà représente pour elles le moyen de sortir de leur condition d'opprimées : "Quand on est étudiante, pensait Virginia, c'est comme si on n'était plus ni hutu ni tutsi, comme si on accédait à une autre "ethnie". " (p. 125)

La fracture ethnique est telle qu'il n'est plus possible de vivre librement, de respirer pleinement, de se sentir comme les autres... La sérénité, il faut désormais la chercher au bout de l'exil. Cette fracture est apparue avec l'implantation du colon qui, tour à tour a encensé les uns et maudit les autres, au point que les enfants d'un même pays se sont transformés en irrémédiables ennemis. Voici le témoignage du père Pintard :

"Lorsque je suis arrivé au Rwanda, cela fera bientôt quarante ans, on ne jurait que par les Tutsi, les évêques comme les Belges. [...] Et puis les Belges et les évêques ont retourné leur veste, ils ne jurent plus que par les Hutu, les braves paysans démocrates, les humbles brebis du Seigneur."
(p. 152)

Des termes comme "se déhutuhiser" ou se "détutsiser" font leur apparition ; des enfants ont honte de leur mère parce qu'elle est de l'autre ethnie et lui en veulent même parce qu'à cause d'elle ils estiment porter une tache. Ce sont des choses tellement choquantes qu'on perçoit avec une vive acuité la lourde responsabilité qu'ont les parents dans l'éducation de leurs enfants et la formation de leur mentalité. Avant d'accuser la société en général, ce sont d'abord les parents qui sont responsables de leur progéniture : quelles valeurs lui transmettent-ils ?

Activisme politique, orgueil démesuré de ceux qui se considèrent comme des êtres supérieurs, occidentalisation des mentalités (blanchiment de la peau, défrisage des cheveux...), hypocrisie religieuse, chantages sournois... le roman révèle tout cela avec une simplicité qui souligne davantage l'implacable marche d'un pays vers un sombre destin. Il se veut également préservation des mythes et des légendes qui constituent le patrimoine culturel d'un peuple, autrement dit son âme, des mythes auxquels l'auteure offre comme une seconde jeunesse dans les pages de son livre. Mais le roman Notre-Dame du Nil montre avant tout la genèse d'un génocide qui s'est perpétré dans la plus grande indifférence.

Scholastique Mukasonga (rescapée du massacre des Tutsi), Notre-Dame du Nil, Gallimard, 2012, 234 pages, 17.90 €.