mardi 30 octobre 2012

Remington, de Mamadou Mahmoud N'Dongo

Miguel vient d'avoir quarante et un ans. Il reçoit à cette occasion divers témoignages d'affection de ses proches, certains très inattendus. C'est cette soirée d'anniversaire que Miguel Juan Manuel, Français d'origine espagnole, raconte. Naturellement, il en arrive à se scruter, à faire des observations, sur sa vie, sur son travail, sur les autres, offrant au lecteur des gros plans sur ces autres qu'il fréquente et qui constituent son entourage, proche ou plus ou moins lointain. Mais ces observations sur les autres ne sont que divers chemins qui le conduisent à un rond-point : lui. Parler des autres est une manière de s'interroger sur soi-même : ses atouts, ses défauts, sa manière de voir le monde.
 
 
 
 
Le monde apparaît dans Remington comme un lieu où on se définit de plus en plus par rapport à sa sexualité. Dans ce roman les questions d'appartenance à telle ou telle autre population (noire, blanche, etc.) ou de clivage entre les hommes et les femmes ont très peu d'importance, ils sont en arrière-plan, tandis que domine, en premier plan, celle de la sexualité, qui devient comme LE critère d'identité des personnages : homo ou hétéro ?
 
Le récit principal (le déroulement de la soirée d'anniversaire) comporte de nombreuses parenthèses (des fenêtres sur la vie, les aventures vécues par les personnages dont parle Miguel ou avec lesquels il est en pleine conversation).  
 
Le texte narratif est toujours aussi fantaisiste que dans les précédents romans de l'auteur que j'ai lus : La Géométrie des variables et Mood Indigo. Par "fantaisiste", je veux simplement parler de la manière dont il est découpé : des chapitres extrêmement courts, parfois de quelques lignes seulement. Chacun d'eux porte le titre d'une chanson. Il faut dire que Miguel s'y connaît en musique, en particulier en musique rock, puisqu'il est critique rock. Il travaille pour le magazine "Remington", qui donne son titre au roman.
 
 
La région parisienne est le cadre du récit et, à son exemple, les personnages, les employés du "Remington" sont cosmopolites : leurs origines sont à chercher ailleurs qu'en France : Espagne, Argentine, Sénégal etc. Mais ils sont majoritairement Blancs. Le narrateur, en particulier, se distingue par le fait qu'il est Espagnol. Donc on ne se trouve pas dans un univers africain, mais complètement occidental.
 
Les réflexions de Miguel sur sa profession (la critique)  interrogent le statut de critique aujourd'hui : les professionnels n'ont plus l'entière confiance du public, et ce n'est pas sans raison, puisque leurs papiers ne sont pas toujours rédigés dans un esprit totalement professionnel :
 
"Quand on est journaliste, on a tôt fait de prendre de mauvaises habitudes, tout vous est donné, tout vous est dû, et on devient ingrat : on troque les services de presse, les plus généreux les donnent, ce qui leur crée des obligés, mais le plus souvent, on les vend - il faut avouer que c'est une profession mal payée, on ne peut gagner sa vie honnêtement en étant journaliste, sans les attachés de presse je n'aurais pas de repas chauds [...].
Un mauvais papier et ce sont des semaines d'apports caloriques qui foutent le camp ! Et de surcroît, on vous menace ; entre les musiciens et les fans cela en fait du monde ! Alors on met un mouchoir, on passe sous silence, et là c'est encore pire : il n'y a pas plus susceptible que les artistes, même s'ils n'aiment pas ce que vous écrivez, ils le préféreront toujours à leurs thuriféraires ! Allez savoir pourquoi, ils veulent tout : le succès public et critique." 
" (page 309)
 
Autre extrait :
 
"Aujourd'hui on se passe allégrement des commentaires des commentateurs, des analyses des analystes, des critiques des critiques, on se fait sa propre opinion dans les blogs ou dans les courriers des lecteurs, c'est-à-dire auprès de gens dont ce n'est pas le métier, pour être clair : auprès de gens qu'on ne peut pas suspecter de collusion..."
(page 225)
 
Evidemment, ces réflexions pourraient être étendues à la littérature, à l'art en général, même si le narrateur parle de musique à la base. Le roman est d'ailleurs introduit par une dédicace renvoyant à la critique, une citation de Fritz Lang, une boutade propre à lancer le débat : "Bien souvent les critiques sont plus inventifs que les créateurs eux-mêmes."
 
La lecture de ce roman m'a fait repenser aux Noires Blessures de Dalembert, en ce que les blessures de l'enfance, ou les rapports que nous entretenons avec nos parents déterminent, pour beaucoup, notre devenir. Certaines thématiques m'ont également rappelé ma dernière lecture, Le monde selon Garp, par exemple le sujet du suicide comme gage de célébrité pour les artistes.
 
 
Mamadou Mahmoud N'Dongo, Remington, Gallimard, collection Continents noirs, 2012.
 
 
Lire aussi les critiques de mes amis Hervé Ferrand et de Gangouéus.
 

mardi 9 octobre 2012

Le monde selon Garp, de John Irving

Le Monde selon Garp, roman publié en 1976 sous le titre The World According to Garp, fut rajouté à ma liste de livres à lire après avoir suivi l'émission littéraire "La grande librairie", de François Busnel, consacrée ce soir-là à John Irving. Le journaliste s'était invité chez l'auteur, aux Etats-Unis, et l'avait interviewé sur place. L'entretien était, bien entendu, entrecoupé d'extraits et de commentaires de ses différentes oeuvres. J'ai été tout de suite séduite... et honteuse aussi de n'avoir pas encore lu un auteur dont on disait qu'il était l'un des plus grands, parmi les écrivains américains. Il me fallait apprendre à le connaître. La 4e de couverture présentant Le Monde selon Garp comme "un livre culte", il ne me fallait pas plus pour arrêter mon choix sur celui-ci, d'autant plus qu'un extrait de ce roman, cité durant l'émission, retint particulièrement mon attention : "partout où luit la télévision, veille quelqu'un qui ne lit pas", citation que j'ai retrouvée page 300 dans l'édition du Seuil.




 
Je ne regrette pas de m'être plongée dans cette oeuvre, j'éprouve même un certain soulagement d'y avoir pris la mesure du talent de l'auteur, car j'appréhende souvent de m'approcher de ces écrivains encensés par la critique ou par les medias et qui, dans l'intimité avec la lectrice que je suis, ne me procurent qu'une fade jouissance ou plutôt une non jouissance. Je me suis déjà exprimée sur ce sujet, par exemple dans mon article sur Dostoïevsky.
 
Ce que j'ai aimé plus que tout dans ce roman, c'est la manière dont le récit est mené : on sent tout de suite que le narrateur sait où il va, où il veut que vous alliez avec lui, il vous annonce même à l'avance les événements futurs, sans que cela ne vous avance tant que ça ou que cela gâche le plaisir de la lecture, du suspense. John Irving s'amuse à abattre ses cartes devant le lecteur et pourtant elles ne le sont pas tout à fait. On navigue en permanence entre présent, futur et passé. C'est cette savante décoction d'analepses et de prolepses, autrement dit de retours en arrière et d'anticipations, que j'ai goûtée avec plaisir, surtout les anticipations, qui apparaissent comme des confidences, des révélations qui créent une atmosphère conviviale et propice à la complicité entre auteur et lecteur.

Ouvrir Le Monde selon Garp, c'est se laisser prendre la main par un auteur qui veut vous voir jauger la température du monde en vous plaçant à différents endroits. Et quel que soit le monticule sur lequel il vous place, il apparaît que "le monde est malade de concupiscence." (page 200) Cette phrase semble la charpente du roman, qu'il est malaisé de résumer, car il n'y a pas qu'une mais des histoires dans ce livre construit en miroir.

Cela commence par l'histoire de Jenny Fields, la mère de Garp : les circonstances qui la menèrent à embrasser une carrière d'infirmière et à donner naissance, d'une manière peu conventionnelle, à Garp : "J'ai voulu avoir un enfant, sans être, pour autant, obligée de partager mon corps ni ma vie pour en avoir un. Cela faisait de moi une suspecte, sexuellement parlant." (page 23)

La vie de Garp se déroule sous les yeux du lecteur depuis sa petite enfance : sa scolarité, son adolescence, ses premières expériences en amour, ses tentatives dans le domaine de l'écriture (Garp devient écrivain), son mariage avec Helen, professeur à la Fac, les joies et les malheurs de leur vie de couple qui peut ressembler à bien d'autres, avec un écueil en particulier : la tentation, la culpabilité.

Le succès littéraire revient d'abord à Jenny : son autobiographie (intitulée "Sexuellement suspecte") fait d'elle une grande féministe. Dans son livre comme dans les manuscrits de Garp, dont certains sont donnés à lire en entier au lecteur, il apparaît que la concupiscence est à l'origine de bien des catastrophes. Mais elle n'est pas la seule coupable, le monde est, d'une manière générale, un lieu de danger, du fait de l'homme. "Le monde frappait Garp comme un lieu rempli de périls inutiles pour les uns et pour les autres." (p. 299) Or on voudrait tellement que ce soit "un lieu sûr. Pour les enfants et pour les adultes". Surtout pour les enfants. Que d'angoisses pour les parents qui veulent protéger leurs enfants des dangers qui les guettent au quotidien dans ce monde fourbe ! Pour Irving lui-même, c'est le sujet principal du livre : "les peurs d'un père" ; "tout, jusqu'au détail le plus infime, dans ce roman, est une expression de la peur", déclare-t-il dans la préface.

Le Monde selon Garp est, pour reprendre le titre de Maupassant, le récit d'une vie. Des vies. Il est riche en thèmes : l'adolescence, le couple, la sexualité, le deuil, l'écriture et les hypocrisies du monde de l'édition, le féminisme, le crime...

Ce texte, nourri par une imagination foisonnante, a du caractère ! 


John Irving, Le Monde selon Garp, Editions du Seuil, 1980 pour la traduction française, 1976 pour l'édition originale ("The World according to Garp"),  654 pages