lundi 25 février 2013

Le Tombeau transparent, de Léopold Congo Mbemba


La guerre civile qu’a connue le Congo Brazzaville, en 1997, a pratiqué une telle saignée au cœur des Congolais, elle a fait couler tant de sang que les plumes se sont dressées, pour dire la tragédie. Romanciers, nouvellistes, poètes, dramaturges, essayistes, tous ont ressenti le besoin de s’exprimer sur cet événement qui marque un tournant dans l’histoire du pays. Il y eut aussi une guerre en 1993, il y en eut une autre en 1998, mais celle de 1997 fut à ce point meurtrière, elle fournit tant d’exemples au chapitre des horreurs que l’on peut comprendre la promptitude des écrivains à se tourner vers leur arme favorite : la plume.  Le poids de l’encre n’égalera jamais celui du sang versé, mais au moins il rendra témoignage de ce sang et pourra peut-être noyer l’envie de recommencer !
 
Léopold Congo Mbemba écrivit les poèmes qui composent Le Tombeau transparent pendant les événements mêmes. « Ecrits alors que nous menions campagne de sensibilisation sur la guerre, ces textes n’étaient gouvernés par aucun projet de publication. Ils s’écrivaient de ce que nous apprenions et ressentions sur le lieu des manifestations », déclare-t-il dans la préface à la deuxième édition du recueil, « ils valaient notre contribution de poète contre la guerre ; nous luttions à voix nues. » Ce recueil est donc la contribution de Congo-Mbemba, sa manière de lutter en faisant entendre sa voix de poète, une voix nue qui donne à entendre la vérité dans toute sa nudité.

 
J’ai été saisie par la beauté et la singularité de cette voix qui me parvient aujourd’hui, alors que le poète n’est plus. Il nous a quittés le samedi 16 février 2013, à 53 ans, mais il est toujours possible de l’entendre, de l’écouter, de dialoguer avec lui en prenant l’un de ses recueils. C’est ce que j’ai fait, en me penchant sur Le Tombeau transparent.

 
Ce recueil comporte deux parties. Une première, intitulée « L’impuissance », où le poète fait le constat des atrocités qui ont été commises. Il nous invite à regarder « là-bas, au fond des yeux ». Ce vers, « là-bas, au fond des yeux », est repris comme un leitmotiv dans tous les poèmes de cette première partie. Il s’agit des yeux de ceux qui ne sont plus, le mot « homme » est d’ailleurs remplacé par celui de « ombre » pour les désigner. Cette première partie est dominée par le champ lexical de la mort et de la désolation. La récurrence des termes « mort », « sang », « douleur », « larmes »… témoignent de l’importance de la tragédie et forment comme une chape à travers laquelle le poète peine à trouver la lumière.

 
On comprend son désespoir, on comprend son abattement, lorsque des mains « brisent la prière de vie » (page 29), lorsqu’ « il tombe une pluie saveur de larmes/et couleur de sang » (page 39), lorsque la seule expression du pouvoir, c’est de « servir le plus de vies/aux tables de la mort » (page 31). Congo Mbemba dit la mort mais aussi la cruauté. Les hommes en armes n’ont épargné ni les vieillards, ni les enfants, ni même les fœtus, et ils se sont particulièrement acharnés sur les hommes. Congo Mbemba dit l’exode, il dit le pillage, il dit le manque de sépulture, il dit, avec quels accents, le viol :

« (…) il est des guerriers là-bas,
Là-bas au fond des yeux,
Qui d’ardentes prières à d’étranges dieux
Demandent à trouver du pétrole
Jusque sous les jupes des filles.

Les nubiles n’auront plus à offrir
La terre de vierge et indélébile sang
Dans laquelle se plante l’unique homme
Que femme n’oublie jamais en sa vie

Le voile glacé des noces de viol
Couvrira nos femmes
De l’étreinte épouvantable
Des bras de la guerre » (page 41)

Face à toutes ces barbaries engendrées par la guerre civile, le poète ne peut que se sentir impuissant, d’où le titre de cette première partie, et il ne se montre pas du tout tendre envers les hommes politiques, de quelque bord qu’ils soient : ce sont eux qui ont plongé le pays dans cette barbarie ! Ils ne sont pas dignes d’être appelés des dirigeants :

« Ce ne sont que des imposteurs
Ceux qui à la tête des hommes
Sont incapables de magie à faire surgir
De la nuit de la terre
Des rainures de lumière
A tisser les nids de la vie. » (page 27)

Qu’on ne lui reproche surtout pas d’avoir déploré tels morts plutôt que tels autres. On sait que l’appartenance régionale était au cœur de cette guerre, mais « ce sont les hommes qui nous importent, non le nord ni le sud », clame-t-il dans sa préface.

Si Léopold Congo Mbemba est conscient que ses mots ne peuvent guérir les plaies ouvertes par la guerre, ce n’est pas pour autant qu’il ne faille rien faire, rien espérer. A « L’impuissance » succède « La foi ». Le poète espère donner à ces ‘‘sans sépulture’’ une tombe, à travers son livre, un lieu de recueillement :

 « Je serai dans cette vie
L’urne humaine, l’asile de votre disparition…
Je suis… le tombeau transparent. » (page 61)

Il veut les faire revivre à travers ses mots. Cette partie du recueil est irriguée par le champ lexical de la parole : « voix », « appel », « parole », « dire », « gorge », « langue », « bouche », « écho »… ces termes reviennent avec insistance au détours des vers, car le poète veut se garder de l’oubli :

 « Je ne ferai pas de mes cheveux
Le nid de l’oubli »

Ce sont ces deux vers-là qui sont scandés dans cette partie. Et Léopold Congo Mbemba nous invite à faire comme lui : n’ensevelissons pas ceux qui sont partis dans la tombe méprisante de l’oubli, il faut les en sortir !

« extraire de la mort
comme des oxydes
de la terre l’or,
le métal humain ;
et de la matière du silence,
la parole.

Bâtir
de la rouille des joies défuntes
les nids de feu
dont la couvée à éclore
sera
la résurrection
de nos noms. » (page 77)

Et vous, allez-vous oublier Léopold Congo Mbemba ? Ferez-vous de vos cheveux, le nid de l’oubli ?

 
Léopold Congo Mbemba, Le Tombeau Transparent, L’Harmattan, collection Poètes des cinq continents, 2002, 102 pages, première édition 1998.

 
Œuvres de Léopold Congo Mbemba

Chez L’Harmattan :
-          Déjà le sol est semé, 1997
-          Le Tombeau transparent, 1998
-          Le Chant de Sama N’Déye, suivi de La Silhouette de l’éclair, 1999

Chez Présence Africaine :
-          Ténors-Mémoires, 2003
-          Magies, 2012

mercredi 20 février 2013

La Boue de Saint-Pierre, de Ralpanie Mwana Kongo

Pélagie n'a pas eu une enfance heureuse. Comment l'aurait-elle pu puisque sa mère ne lui a pas prodigué l'amour qui aurait pu être comme un rempart contre toutes les vâcheries de la vie ? Cette mère, Mâ Monique, qui aurait dû la protéger de son père, l'a traitée en rivale, comme si une petite fille pouvait grandir en nourrissant le désir de devenir la femme de son père. Pélagie a subi les viols de son père sans que personne ne vole à son secours, excepté son frère, Gaspard, qui sera bien sûr traité de menteur lorsqu'il ouvrira sa bouche d'enfant pour dénoncer ce qu'il savait, ce que tout le monde savait. Face à une mère tyrannique et un père immonde, le jeune garçon quitte le domicile familial et va se construire ailleurs où, à force de volonté, de courage, de travail, de patience, il parvient à se faire une situation confortable au point de devenir, plus tard, son propre patron.
 
 
Quant à Pélagie, elle tombe enceinte de son père deux fois de suite et donne naissance à François et à Dimenga. La vie étant décidément insupportable chez elle, elle est récupérée par Brice, qui au départ voulait simplement prendre du bon temps avec elle, mais devient finalement son compagnon. Une fille, Léonide, concrétise cette union, mais ce n'est pas le début d'une vie nouvelle, plus paisible, pour Pélagie. Son Brice est irresponsable, n'est pas capable de garder un emploi qui a pourtant été généreusement trouvé par son beau-frère, se ruine dans l'alcool et le jeu et c'est encore Pélagie qui doit faire des pieds et des mains pour qu'ils conservent leur logement, pour quils aient quelque chose à se mettre sous la dent. A défaut d'amour, Brice ne lui témoigne même pas la reconnaissance qu'elle mérite.

Bref pour tous, c'est comme s'il n'y avait rien de bon, de bien en elle. Elle est regardée comme la boue qui caractérise le lieu où elle a grandi : Saint-Pierre, une boue qui jette son anathème sur ce quartier et qui, en plus d'être la cause de l'insalubrité générale, provoque aussi tant d'accidents de la route. Cette boue, dont il est fait plusieurs fois mention dans le roman, est le symbole des malheurs qui accablent une population livrée à elle-même, alors qu'un tout petit effort de la part des hommes politiques suffirait à produire des résultats spectaculaires.
 
Un habitant de Saint-Pierre se lamente à juste titre :
"Nous vivons toujours dans la boue, mangeons et dormons dans la boue. Nos pieds sont noirs de boue. Pendant ce temps, le maire vit dans une ruelle bien goudronnée, rote et pète dans sa villa trois étages."
(La Boue de Saint Pierre, page 41)
 
Tanu, ce pays qui pourrait être le Congo ou un autre pays de l'Afrique subsaharienne,  n'est pas pauvre, mais les habitants vivent dans la misère, leur niveau de vie pourrait être largement amélioré, si seulement ceux qui détiennent une parcelle de pouvoir pensaient à faire bon usage des deniers publics. On a tout ce qu'il faut pour vivre bien, mais on ne prend pas les bonnes décisions. Ce qui se passe à l'échelle de la nation est à l'image de ce qu'on observe dans le microcosme familial : on ne profite pas de ce qu'on a, on néglige la valeur de ce que l'on possède, croyant que l'air est plus doux, l'herbe plus verte ailleurs. Comme la chèvre de Monsieur Seguin, Louisa, l'épouse de Gaspard, ne se satisfait pas de la vie qu'elle mène avec son mari. Celui-ci n'a pourtant d'yeux que pour elle, il rentre sagement à la maison après son travail, qu'il ne fait prospérer que pour lui en faire profiter. Cependant Louisa se languit, alors même qu'une Pélagie aurait été tellement heureuse à sa place ! Comme Madame Bovary, elle prend un amant qui, à ses yeux, n'a rien de comparable avec son médiocre mari. Elle vit enfin des instants palpitants, à l'image de ses rêves, avant de se réveiller dans une réalité cauchemardesque.
 
Ce roman m'a fait penser à L'Hôte indésirable de Doris Kelanou, ou à cet autre de Donatien Baka, Ne brûlez pas les sorciers, dans leur manière de peindre la société moderne africaine, pour ne pas dire congolaise. Ralphanie Mwana Kongo a visiblement voulu lever le voile sur des sujets qui sont tus : la pédophilie, l'inceste sont plus fréquents qu'il n'y paraît en Afrique, les mères ne sont pas toutes aussi attentionnées qu'on l'aurait espéré : Louisa ne s'occupe pas de ses jumeaux trisomiques, Mâ Monique continue à aimer et à soutenir un mari qui a abusé de sa fille. L'image de l'homme est également dégradée. Heureusement, le roman se termine sur une image positive, celle de quelqu'un qui essaie de réparer les erreurs du passé, qui revient vers celle qui l'a aimé pauvre, alors que, ayant désormais une situation enviable, il lui suffirait de brandir un billet de banque pour avoir de nombreuses femmes à ses pieds.
 
J'aurais préféré que le narrateur manifeste un peu plus de discrétion, en effet il laisse trop transparaître son point de vue, au lieu de laisser le lecteur formuler le jugement qui s'impose, par exemple lorsqu'il qualifie de "niaiseries" les lectures de Louisa : "Louisa avait lu des romans à l'eau de rose, s'était abreuvée de mille et une histoires où une belle tombait amoureuse du prince charmant. Ces niaiseries avaient bercé son âme." (page 46) Ou bien, page 96 : "Il lui raconta des mensonges gros comme la lune, des baratins vieux comme le monde."
 
Je trouve également dommage que Pélagie, qui se présente au départ comme l'héroïne du roman, soit finalement éclipsée par la suite, au profit du couple Louisa-Gaspard, si bien qu'on aurait du mal à déterminer lequel des personnages est le personnage principal, ce pourrait bien être aussi Firmin, ce domestique témoin des frasques de sa maîtresse.  
 
Enfance, amitié, couple, Politique et fétichisme, relations parents-enfants, Ralphanie Mwana Kongo aborde plusieurs sujets dans ce premier roman.
 
Ralphanie Mwana Kongo, La Boue de Saint-Pierre, L'Harmattan, Paris, 2012, 160 pages, 16.50 €.