mercredi 23 février 2011

Pays rêvé, pays réel, d'Edouard Glissant

L'oeuvre d'Edouard Glissant était jusqu'alors pour moi un pays inconnu, qu'il devenait impératif de visiter à présent qu'il nous a quittés. C'était le 3 février dernier, il avait 82 ans. Je suis un peu honteuse d'avoir attendu l'annonce de sa disparition pour essayer de le mieux connaître, je veux dire autrement que par son nom. Glissant, un nom retentissant sur la scène littéraire francophone, en particulier celle des antilles.

Friande désormais de tout ce qui le touchait, je n'ai pas raté le numéro de l'émission Empreintes qui lui était consacré et qui a été diffusé sur la 5 quelques jours après sa mort. Vous êtes sans doute nombreux à l'avoir regardée, comme moi, cette émission. J'ai apprécié qu'on nous y offre des extraits d'émissions littéraires anciennes, celles du temps de sa jeunesse, le temps de l'obtention du Renaudot par exemple, à 30 ans, pour La Lézarde.  


Qu'il était beau, Edouard ! Avez-vous remarqué cette habitude de fermer longuement les yeux lorsqu'il répond aux questions, comme pour se retirer dans son pays intérieur ? Une habitude qui lui est restée ! C'était un vrai poète, qui donnait l'impression d'être ailleurs tout en étant présent. L'ailleurs et le présent. Une dualité que traduit le titre de son recueil Pays rêvé, pays réel.

Ce recueil de poésie confronte le "pays d'avant" au "pays-ci". Je n'avais pas de guide pour m'indiquer le chemin ou éclairer celui-ci durant ma visite de cette terre de poésie. Je suis donc allée au gré de mes pas, des pas hésitants, qui ne voulaient pas risquer de trébucher sur le sens de certains vers. Mais je me dis aussi que le sens doit être forgé par le lecteur, et il y a des vers, des phrases, comme ça, que j'ai trouvés lumineux de beauté, que ce soit dans Pays rêvé, pays réel ou dans les deux autres recueils qui lui succèdent : Fastes et Les Grands Chaos. Tenez, par exemple page 86,dans Fastes :

"Du plus serré du souterrain s'est assemblée l'écume
Nous nous tenons en la folie éparpillée d'éternité"
(Fastes, p.86)

Ce qui m'a frappé dans les poésies d'Edouard Glissant, c'est la prédominance de l'élément aquatique : la mer, l'océan, que l'émission a également mis en valeur : "écume", "aviron", "barques", "océan", "navigue"... le champ lexical de la mer est important. Le mot "mer" lui-même est repris un certain nombre de fois. On dirait qu'il est constitutif de l'identité de l'auteur. Il l'est ! Quand on remonte à la source du peuple antillais, on remonte à l'esclavage, à la traversée des mers, traversée des peuples :

"Nous mesurons dans la vague la trace de leurs orteils"
(Pays rêvé, pays réel, p.15)

La mer, voici la mer ferreuse qu'enlaçaient
Tant d'entassements écroulés
Tant de mots rauques à plein bord
(p. 64)

Et lui, Edouard, c'est le poète

dont la parole a délacé
le souffrir du pays d'antan
De la ravine délitée du pays-ci
(P.44)

Comment ne pas dire l'avant ? Comment ne pas crier la soufrance de ceux qui moururent durant la traversée, ou qui survécurent dans des conditions inimaginables ? La mer est le témoin de cette histoire, elle est la source d'inspiration de l'auteur :

Et nous avons aux mers plus d'écriture qu'il paraît
(p.64)

On l'aura compris, Pays rêvé, pays réel est un recueil qui baigne dans les eaux. La parole même du poète s'identifie à l'eau : "Et l'eau de mes mots coule" (p.58). Il faut savoir la retenir, la recueillir, sinon elle vous passe au travers. Il faut "délacer / le nid où sont nassés les mots" (Les Grands Chaos, p. 122)

N'ayez crainte, entrez dans l'univers poétique d'Edouard Glissant, découvrez son Pays, portez-y vos pas, vous y trouverez des appâts. 

Edouard Glissant, Pays rêvé, pays réel, suivi de Fastes et de Les Grands Chaos, Editions Gallimard.

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