samedi 15 janvier 2011

Après vous, M. de La Fontaine, Contrefables de Gudule

Si vous êtes un familier de l'émission littéraire "La Grande Librairie", animée par François Busnel sur France 5, vous avez dû suivre, avec beaucoup de délectation, celle du 16 décembre. En effet les invités, nombreux, devaient se prononcer sur le meilleur et le pire de la littérature.  Parmi eux Alain Mabanckou, qui a encensé L'Ivrogne dans la brousse, d'Amos Tutuola et "descendu" Ethiopiques, de Léopold Sédar Senghor. René de Obaldia, lui, est un grand admirateur de Jules Verne, en particulier de son Tour du Monde en 80 jours, tandis qu'il vous déconseille toute l'oeuvre du marquis de Sade. Cela m'a aussitôt fait penser à une grande discussion sur le blog de Kangni Alem sur la "Littérasexe", où les uns et les autres recommandaient de lire Sade, le "maître" en la matière. Je m'étais alors promis de lire enfin cet auteur controversé, mais je n'ai toujours pas eu le temps de le faire.

Il y avait aussi, parmi les invités, Gérard Oberlé, dont j'ai souvent apprécié les interventions. Pour sa part il n'a de cesse de relire Les Essais de Montaigne tandis qu'il a gardé une dent contre les Fables de La Fontaine. La Fontaine, vous rendez-vous compte ? Pourquoi donc ce génial écrivain du XVIIe siècle, qui a su donner une nouvelle vie à des textes qui avaient été écrits par Esope, en premier, au VIe avant Jésus Christ, repris ensuite par Phèdre au Ier siècle après Jésusè-Christ ? Mais il faut tout de même reconnaître que c'est La Fontaine qui les a popularisés, qui leur a donné ce je ne sais quoi qui fait que nous nous nous sommes tous désaltérés auprès de La Fontaine, nous avons goulûment bu à cette source et, en gage de notre reconnaissance, nous sommes capables de réciter au moins une de ses fables. Qu'est-ce qui chagrine donc Gérard Oberlé ?

Eh bien il a exprimé, à propos des fables de La Fontaine, un sentiment que nous sommes nombreux à avoir éprouvé : une déception; une certaine amertume lorsqu'on considère le dénouement de bon nombre d'entre elles. Gérard Oberlé a donné, bien à propos, l'exemple de "La Cigale et La Fourmi", où la dernière se montre d'un égoïsme inouï : elle refuse de prêter, alors que La Cigale était prête à emprunter même au taux le plus fort : elle rembourserait ! Cela n'aurait-il pas arrangé ses affaires ? Elle aurait dans le même temps rendu service à sa camarade en difficulté. Mais non, La fourmi préfère que la Cigale crève de faim. Ce manque d'humanisme est on ne peut plus décevant, mais La Fontaine n'a fait que traduire la réalité de la vie qui nous offre chaque jour l'exemple d'une méchanceté toujours plus accrue parmi les hommes.

N'empêche que ce sentiment de révolte, que l'on peut légitimement éprouver face au défaut d'humanisme qui abonde dans les Fables de La Fontaine, a poussé un auteur à proposer une suite à celles-ci. Il s'agit de Gudule, qui a tellement souffert du "sort ingrat réservé aux plus faibles, dans ces textes" qu'elle se propose, dans son recueil de contrefables, de "rendre justice aux victimes".  Elle inverse donc la tendance dans son livre. Elle reprend 24 fables de la Fontaine, parmi les plus célèbres, qu'elle continue en terminant par une morale plus humaine.  C'est un vrai régal.

Le premier texte à être revisité, c'est le "Corbeau et le Renard". Au lieu du fameux : "Le Corbeau, honteux et confus / Jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus", Gudule imagine cette suite : alors que le Renard se repaît du fromage qu'il s'est habilement approprié, un chasseur survient, prêt à faire feu sur l'animal, à ce moment-là le Corbeau, qui aperçoit le "camembert" abandonné, le récupère et gêne le chasseur qui finalement rate sa cible. Le Renard est sauvé, mais il croit aussi qu'il va rester affamé. Quelle surprise lorsque le Corbeau lui propose de partager avec lui le repas ! La contrefable de Gudule se termine donc par la proposition de celui à qui on a fait du tort, mais qui pardonne volontiers :

Plutôt que de chercher l'un à l'autre à nous voler 
Pourquoi ne pas nous entraider ?
Honteux et confus, le Renard
De la proposition admit le bien-fondé,
Jurant, mais un peu tard,
D'exercer désormais la solidarité.

Dans "La Cigale et la Fourmi" dont nous avons longuement parlé, on a vu que la Cigale est condamnée à mourir de faim. Mais dans la contrefable de Gudule, voici ce qu'elle décide de faire :

Je veux, dans un dernier effort
Arracher à mon instrument
Ses plus pathétiques accords.
Cet ultime concert sera mon testament.

Et, oh miracle ! les fenêtres s'ouvrent : touchés par "Une plainte si émouvante / Si belle, si sauvage et si triste à la fois", les bourgeois lui font l'aumône. La Cigale recueille rapidement de quoi subsiter jusqu'à la saison nouvelle. Et Gudule de conclure :

Quand avec apparat la misère s'exprime
Elle acquiert du public les faveurs unanimes :
Gosier mélodieux n'implore pas en vain.
Mais il est tant de gens qui ne savent pas geindre
Qu'on ne devine pas, en croisant leur chemin,
Qu'ils sont seuls, démunis, qu'ils ont froid, qu'ils ont faim.
Les pauvres sans talent sont bien les plus à plaindre !

J'aimerais également vous parler des "Animaux malades de la peste", du "Loup et l'Agneau", du "Laboureur et ses enfants", mais je vais vous ôter le plaisir de la découverte. Alors faites comme moi, lisez Après vous, M. de La Fontaine, de Gudule, vous relirez par la même occasion les plus belles fables de La Fontaine.

Gudule, Après vous, M. de La Fontaine, Contrefables, première édition en 1995, édition du Livre de Poche Jeunesse en 2003, 92 pages, 4.90 €.

Anne Duguël, dite Gudule, est née à Bruxelles en 1945. Elle a écrit de nombreux textes, essentiellement destinés à la jeunesse, parmi lesquels La Bibliothécaire, que j'adore notamment pour son abondante intertextualité.

Le lien vers la Bibliothèque idéale des invités de l'émission du 16 décembre 2010 de La Grande Librairie :

7 commentaires:

St-Ralph a dit…

L'invité qui a encensé Montaigne a beaucoup de goût ! Montaigne est certainement l'écrivain français le plus sage et celui dont l'humanisme est incontestable. J'aurais pu dire que cet invité est quelqu'un de très bien (rire) s'il n'avait pas touché à La Fontaine.

comment quelqu'un qui a autant de goût pour apprécier Montaigne peut-il ne pas aimer La Fontaine ? Ce conteur est un vrai trésor ! Je crois qu'après lui, il n'y a que Saint Simon dont le talent de narrateur m'a autant subjugué.

Bon ! j'accorde à Gérard Oberlé des fins de fables discutables. Que n'a-t-on pas dit de celle du "Chien et du loup" ? La liberté du loup est-elle vraiment enviable ? La fourmi n'est nullement un être dont le commerce est à louer. Je l'accorde à Gerard Oberlé. Mais de là à oublier son talent de conteur, c'est impardonnable !

Il y a en effet chez Lafontaine un talent extraordinaire à analyser les situations. Dans le "Laboureur et ses enfants", quand le père appelle la Mort qu'elle vient sans tarder, imaginez la tête de la Mort quand le paysan lui dit que c'est pour qu'il l'aide à recharger son bois ! La mort sait bien ce que tout le monde attend de lui quand on l'appelle. Mais là, on lui demande de s'abaisser à une besogne indigne de lui. Le prendrait-on pour Dieu ? Bien sûr, tout le monde retient le caractère froussard du paysan ; on oublie que la Mort doit se sentir aussi humilié.

Mais la fable que je préfère, c'est "Les animaux malades de la peste". Quel talent La Fontaine fait preuve dans ce texte ! Il y a ici, des mots et des images d'une force extraordinaire ! Quand il dit, ".... mal que le ciel en sa fureur inventa pour punir les crimes de la terre...", le verbe "inventa" prend un sens particulier. Dieu qui sait tout et qui a tout créé a dû exceptionnellement "inventer" une maladie qui n'était pas au nombre de ses créations au début du monde. C'est extraordinaire qu'il n'ait pas prévu dans ses créations cette réponse aux comportements des êtres qu'il a créés. Pour la première fois, apparaît une faiblesse de Dieu. D'autre part, imaginez que la scène des confessions se déroule dans un village africain sur la place publique. Imaginez ce qui se produirait au moment où l'âne viendrait à son tour avouer qu'il tordit du pré du prêtre la largeur de sa langue. Tous les notables se lèveraient en se disant : "Oh, l'enfant nous a fait perdre notre temps. Au lieu d'avouer sa faute tout de suite, il nous a obligés à perdre notre journée ici. Il n'a aucun sens du respect des anciens".

Je veux dire, Liss, que l'on peut lire La Fontaine sans voir toutes les images de manière immédiates. Parfois, c'est plusieurs années plus tard qu'un vers, un mot nous révèle une image. Et les mots peuvent produire des images différentes mais toutes vraies parce que crédibles. L'acteur Fabrice Lucini vient récemment (il y a 3 ou 4 jours), sur France Culture, de témoigner sa passion pour les fables de La Fontaine. Si je n'ai pas aimé sa manière de lire les textes, j'ai beaucoup apprécié ses commentaires.

Bon ! je suis excessif. J'accorde aux autres de ne pas aimer La Fontaine. Mais j'avoue que cela m'attriste toujours un peu.

Liss a dit…

Cher Saint-Ralph, tu m'as poussée à aller sortir mon exemplaire des Essais, et voici pour te servir :

"Si les autres se regardoient attentivement comme je fay, ils se trouveroient, comme je fay,plein d'inanité et de fadaise." (Les Essais, Ed Quadrige / Presses Universitaires de France, Livre III, p. 1000)

Et cet autre extrait, page 1103 :

"Il n'est point de si doux apprest pour moy, ny de sauce si appetissante, que celle qui se tire de la societé"

Quant à La Fontaine, son talent est indéniable ! Je ne pense pas que G. Oberlé mette celui-ci en cause, c'est ce qu'il m'a semblé en tout cas, ce sont plutôt les personnages, souvent égoïstes, mais n'est-ce pas le reflet de l'humanité ?

kinzy a dit…

Oh ce grand lafontaine , il nous a tellement disséqué que nous voilà nus.
Grâce aux enfants, j'ai eu paisir à le redécouvrir
Quand aux contrefables de Gudule, je ne suis pas sûre que l'homme soit froncièrement pétri dans le même moule des grands et bons sentiments; mais il est bon de le croire.

Bô ma chère Liss

Liss a dit…

Un "grand", tu l'as dit, chère Kinzy, La Fontaine était un grand. Quel vice n'a pas été gémi sous sa plume ?
Et c'est vrai que ce n'est pas demain la veille que nous nous montrerons tel que Gudule le souhaite.

Bon week-end !

St-Ralph a dit…

Montaigne, quel plaisir ! Ce sont effectivement ces petites réflexions qui vous attachent à Montaigne, ma chère Liss. Ces réflexions dites comme en passant mais qui témoignent du fond de sa pensée et de son être. Il y a chez Montaigne quelque chose de réconfortant, d'apaisant.

Bon, je pardonne à Gérard Oberlé "le mal" qu'il a dit de mon cher La Fontaine. Ce qu'il a dit de ses personnages est censé et donc pardonnable. Mais je n'ai pas pu m'empêcher de saisir l'occasion de dire tout le bien que je pense de La Fontaine.

Caroline. K a dit…

Bonjour Liss,

çà m'arrive parfois de regarder la grande librairie, mais là, j'ai manqué quelque chose apparemment. Des fables de la Fontaine, ma préférée est celle du chêne et du roseau.
Je n'ai jamais lu Montaigne, c'est d'un niveau beaucoup trop élevé pour moi.

Merci pour ton appréciation modérée concernant Facebook.

Caro

Liss a dit…

La Grande librairie est l'une des rares émissions littéraires qui nous restent, je veux dire à ne pas passer à des heures indues. Tu es trop modeste, ma Caro, et Montaigne a juste l'ai d'être de haut niveau, en réalité il n'est pas si difficile à lire.
Bises.