samedi 21 novembre 2009

La Gazelle s'agenouille pour pleurer, de Kangni Alem

Kangni Alem, c’est Cola Cola Jazz qui nous avait présentés l’un à l’autre. Le souvenir que je garde de cette rencontre ? Celui d’une quête des origines, d'un texte qui joue sur l’oralité et le franc-parler. Depuis, j’ai plus d’une fois eu l’occasion d’apercevoir l’auteur chez des amis bloggeurs ; et ça a été chaque fois pour moi l’occasion de me faire la promesse de le rencontrer de nouveau. J’ai donc pris rendez-vous avec La Gazelle s’agenouille pour pleurer, et nous avons conversé, Kangni Alem et moi, dans un tête à tête que seule sait réserver une œuvre à ses lecteurs.


La Gazelle s’agenouille pour pleurer est un recueil de nouvelles, une douzaine au total, très diverses bien qu’ayant un lien thématique apparent : la violence de l’homme qui brûle en lui toute trace d’humanité, violence du destin qui, dans certaines contrées, se lève poignard au bras et rictus aux lèvres. C’est le revers de la vie dans les pays pauvres. Tenez, l’œuvre peut sans doute être résumée, par cet extrait de « La Déchirade ». Le narrateur écrit à Habib, jeune épouse de son père, devenue sa maîtresse :

« Aujourd’hui je courtise les mots. Bien avant, tu le sais, j’ai eu envie, aux jours de chômage, de devenir chanteur, de faire de la musique, joindre ma voix à celles de Ray Lema ou Miles David et moduler les contours tronqués de la dictature banania blablabla. [...] J’ai ensuite trouvé ce job de veilleur de nuit à la morgue. Est-ce la compagnie des cadavres qui me fit changer de vocation ? Je voulus alors devenir peintre, concasser sur fond de toile, conjurer à l’encre ou à l’acrylique la triste théorie de la quotidienneté tiers-mondiste. Là non plus je n’avais pas le feeling nécessaire pour « créer juste », inventer quelque chose qui diffère des schémas et autres croquis de botanique où j’excellais au collège. » (p. 138)

Dans ce passage réside, à mon sens, le fin mot de ce bouquet de nouvelles : une esquisse de la « dictature banania blablabla » ; une peinture de la « quotidienneté tiers-mondiste ». Chaque texte explore un univers particulier : outre les guerres fratricides et leur conséquence, on peut évoquer la rivalité père-fils, les sectes et le fétichisme, l’enfance, l’immigration...
Les textes sont également différemment construits. J’ai par exemple apprécié la construction éclatée de la première nouvelle « La gazelle s’agenouille pour pleurer », une construction qui mêle littérature et cinéma.

Mes favoris ? Si vous n’avez pas le temps de tout lire ou voulez commencer par des morceaux de choix, je vous conseillerais « La Déchirade », « Le Pet de l’araignée », écrite dans le genre policier, avec une chute digne de ce nom ; et aussi « Le Miroir de l’âme » : justesse de ton, économie de mots. Les phrases sont coupées, coupantes, car la coupure dit mieux la violence. Sur ce point je ne me suis empêchée de faire un rapprochement avec Détonations et Folie. Bref, ce rendez-vous avec La gazelle s’agenouille pour pleurer n’était pas du tout manqué.


Né en 1966 au Togo, Kangni Alem s'illsutre dans tous les genres : théâtre, roman, nouvelle. Il est aussi metteur enscène, comédien, critique littéraire, traducteur, enseignant. Il a reçu le Grand Prix Littéraire d'Afrique Noire en 2003.


La gazelle s'agenouille pour pleurer, Le serpent à plumes, 2003.
Première édition : Editions Acoria, 2001.


samedi 14 novembre 2009

Le Capitaine Fracasse, de Théophile Gautier

Rien de tel qu'une "vâleur sûre" pour vous installer confortablement dans le fort de LA Littérature. Et vous ne voulez pas en être délogé. Vous voulez demeurer là pour le restant de vos jours. A moins d'avoir suffisamment d'attrait pour vous attirer dehors, on ne réussit pas à vous faire sortir de cette forteresse. Seul le temps vous oblige à quitter les lieux. Lui seul en effet est assez puissant, et assez cruel pour vous infliger la douleur de quitter l'univers d'un livre, celui-ci terminé.
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Figurez-vous un jeune homme d'une vingtaine d'années, dernier descendant d'une noble famille
qui s'est malheureusement ruinée au fil des siècles pour diverses raisons. Le baron de Sigognac, car tel est son nom, se morfond au fond de son manoir décrépit, avec pour seule compagnie celle d'un vieux et fidèle serviteur et de quelques animaux domestiques ; tous reflétant, par leur maigreur et la pauvreté de leur mise, la situation critique du chateau.
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Un soir, une troupe de comédiens égarés vient demander à passer la nuit au manoir. En homme généreux, le baron de Sigognac ne leur refuse pas l'hospitalité. Il déplore seulement de ne pas pouvoir les recevoir dignement, il n'a pas de provisions de bouche, et la couche qu'il leur offre est bien ingrate. Mais qu'importe ! Les comédiens sont bien contents d'être à l'abri des intempéries. Et eux ont des victuailles qu'ils partagent avec les habitants du manoir. Ainsi le baron offre le gîte, et les comédiens le couvert.
C'est le commencement d'une nouvelle vie pour Sigognac. Sa jeunesse, qui s'étiolait dans la solitude, se réveille soudain au contact de ces hôtes imrévus, d'autant plus qu'il y a parmi eux une jeune comédienne, celle qui joue le rôle de l'ingénue, Isabelle, qui allume dans son coeur quelque chose qu'il va découvrir comme étant la flamme de l'amour. Forts de leur expérience, les comédiens proposent à Sigognac de ne pas rester là à attendre la ruine complète de son château et avec elle l'extinction de son nom. Il doit faire quelque chose : aller par exemple à Paris où réside le Roi, dans l'espoir que celui-ci se souviendra peut-être de la fidélité des Sigognac et offrira au dernier descendant de cette illustre famille, la possibilité de retrouver, si ce n'est la prospérité d'antan, du moins une certaine aisance. Mais comment Sigognac peut-il se rendre à Paris, la ville lumière, où tout et tous brillent, dans l'indigence qui est la sienne ?
Comme il est poète et cultivé - ce que fut le cas de Gautier lui-même -, les comédiens lui suggèrent de faire partie de leur troupe et de retoucher les pièces qu'ils jouent. Plus tard, lorsque l'un des membres de la troupe diparaît, il accepte de prendre un rôle dans la troupe. Sigognac devient le capitaine Fracasse. Réussira-t-il à redorer son blason ? Mais surtout son amour pour Isabelle connaîtra-t-il une fin heureuse ? Celle-ci l'aime autant que lui, mais elle souffre les assiduités d'un jeune Seigneur, riche à souhait, qui aime voir tout le monde à ses pieds, même les femmes, et Isabelle lui résiste.
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Voici une oeuvre qui comblera les âmes romantiques, qui instruira celui qui veut connaître les dures conditions du métier de comédien il y a quelques siècles. Et surtout, si vous être friand de descriptions admirables, vous serez servis.
L'amour et l'amitié, y compris l'amitié des animaux, la haine et la jalousie, la lâcheté et la dignité, la simplicité et l'orgueil, la fidélité, la vaillance, les coups d'éclats, l'éclat de la langue classique... tout y est pour passer un très bon moment de lecture. Le dénouement est inattendu, non pas dans la fin, qu'on devine heureuse, mais dans la manière dont celui-ci se met en place : suspense et retournements de situation jusqu'au bout.
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Théophile Gautier (1811-1872) connu surtout pour ses nouvelles fantastiques, fut un excellent critique littéraire, initiateur de la théorie de l'art pour l'art. Il était également le poète dont Baudelaire se déclare "le plus dévoué, le plus respectueux et le plus jaloux des disciples". Pour lui, c'était un "parfait magicien ès Lettres Françaises" (Dédicace des Fleurs du Mal). Et on lui donne raison, quand on lit le Capitaine Fracasse.