samedi 30 juillet 2011

Peau noire, masques blancs, de Frantz Fanon

Frantz Fanon figure parmi ces penseurs noirs que l'on n'hésite pas, à tort ou à raison, à convoquer pour étayer son propos, car leurs oeuvres ont laissé des marques indélébiles dans le processus de prise de conscience de l'Humanité face à la question de la "race", en particulier lorsqu'il s'agit de Blancs et de Noirs. Je dis "Humanité" car dans Peau noire, Masques Blancs - on pourrait dire la même chose de La Prochaine fois le feu de Baldwin par exemple - c'est un appel universel qui est lancé, même si l'auteur s'intéresse en particulier aux Noirs, à ceux des Antilles plus précisément, car il ne prétend parler que de ce qu'il connaît le mieux, de ce qu'il a observé : "Etant Antillais d'origine, nos observations et nos conclusions ne valent que pour les Antilles" (Peau noire, masques blancs, Introduction, p. 11)



Malgré cette humble déclaration, on voit bien, à la lecture du livre, que le sujet dépasse largement le cadre antillais, pour se fondre en celui de l'homme noir dans le monde : comment il est perçu par l'autre et comment il se perçoit lui-même. C'est une relation souillée, infectée par la colonisation, que Frantz Fanon se propose d'assainir ;  et c'est une question qu'il est urgent de régler, si l'on veut que le monde se porte mieux. En effet, tout se résume dans les rapports que les hommes entretiennent les uns avec les autres, dans l'échelle qu'ils ont voulu établir : homme supérieur ? inférieur ? comme s'il y avait des catégories d'hommes.

Mais gare à ceux qui voudront tout de suite tirer des conclusions et classer ce texte dans la lignée de la Négritude : "Et si je pousse un grand cri, il ne sera point nègre." (p. 23). Frantz Fanon présente simplement son livre comme la volonté de dire les choses, de débarrasser les rapports humains de tout ce qui les a corrompus depuis des centaines d'années :

"Je veux vraiment amener mon frère, Noir ou Blanc, à secouer le plus énergiquement la lamentable livrée édifiée par des siècles d'incompréhension." ( Introduction, p. 10)

Plus simplement, l'auteur veut dire "certaines choses", certaines vérités, et la vérité n'a pas besoin de longues circonvolutions pour être dite, peu de mots suffisent à l'exprimer. Peau noire, masques blancs est un petit livre (je parle évidemment du nombre de pages) qui, aujourd'hui encore, fait de l'effet, bien qu'il soit vieux de près de soixante ans.

J'ai déjà employé l'image de la giffle lorsque je tentai, dans ma critique de La Prochaine fois le feu, d'expliquer l'impression que la lecture de ce livre pouvait laisser au lecteur. Le sujet est le même, mais traité différemment, car Fanon aborde la question noire du point de vue psychanalytique, pour ne pas dire médical. Je dirais donc à son sujet qu'il invite le lecteur à le regarder droit dans les yeux afin d'y lire des vérités, qu'elles soient humiliantes, accablantes,  brûlantes, libératrices... je ne pense pas qu'elles soient apaisantes pour qui que ce soit, car cette "lamentable livrée" dénoncée par l'auteur n'a pas encore tout à fait été jetée au feu. Au mieux on s'en débarasse pour la remettre aussitôt, selon les circonstances, parfois même à l'insu de notre propre gré. 

Cet essai est en quelque sorte un face à face avec soi-même, car Fanon n'est qu'un miroir. Il nous met en demeure de nous mettre dans une posture d' "interrogation perpétuelle" (p. 23).

Mais puisque j'évoquais La Prochaine fois, le feu, je relève une différence notoire avec Peau noire, masques blancs : alors que Baldwin ne nous donne pas une seule fois l'occasion de rire, l'heure étant éminemment grave, Fanon m'a jetée parfois dans une franche hilarité, bien qu'il ne se départisse à aucun moment de son sérieux. L'heure est grave aussi dans son essai, mais le rire peut être le moyen de désamorcer la bombe qui n'a que trop fait exploser les relations humaines.

L'autre attrait de ce livre, c'est que l'auteur s'appuie sur des oeuvres, qu'elles soient romanesques ou qu'elles relèvent de l'essai. Le lecteur les revisite donc ou les découvre avec bonheur. Lire Peau noire, masques blancs est donc une manière de plonger par exemple dans Nini, d'Abdoulaye Sadji, ou dans Un homme pareil aux autres, de René Maran, deux auteurs "classiques" de la littérature noire francophone.

Cet essai fut publié en 1952. D'autres auteurs ont suivi les pas de Fanon, ils ont tenté de faire l'état des lieux de la situation aujourd'hui : y a-t-il eu évolution ? Je me souviens d'un essai, Sois nègre et tais-toi ! de Jean-Baptiste Onana, que j'avais lu à sa parution. J'avais chroniqué le livre et publié également une interview de l'auteur, que je mettrai sans doute à votre disposition ici. Le lien avec Fanon avait été tangible dans l'ouvrage, mais alors je n'avais pas lu le Martiniquais.

Saurez-vous soutenir le regard de Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs

Editions du Seuil, collection Points, 190 pages. Première publication 1952.

9 commentaires:

GANGOUEUS a dit…

Frantz Fanon.

C'est génial de pouvoir le chroniquer. Il y a encore beaucoup de chose à dire. Book'in en a fait une chronique récente également :
http://bookin-ingannmic.blogspot.com/2011/06/peau-noire-masques-blancs-les-damnes-de.html

Ce que j'aime bien chez Fanon, c'est la méthode rigoureuse pour argumenter son point de vue. S'attaquer à René Maran ou Abdoulaye Sadji, pour mieux montrer les lacunes ou le caractère biaisé des relations mixtes est particulièrement efficace (j'imagine difficile pour les auteurs critiqués, en particulier Mayotte Capécia qui en prend plein dans la tronche).
Tu soulignes très bien l'ouverture de Frantz Fanon, que je qualifie d'humaniste, allant au-delà des particularismes de race. C'est d'ailleurs sa conclusion.

Liss a dit…

La critique de Book'ing est très intéressante, c'est une analyse au plus près du texte tandis que moi je suis restée sur le ressenti. Je sens que je ne tarderai pas trop à me plonger dans les damnés de la terre, qui serait selon lui "complémentaire" de Peau noire...
J'ai beaucoup apprécié cette argumentation de Fanon s'appuyant sur les romans de ces auteurs, Capécia en prend beaucoup, mais aussi, chez elle, le "complexe" est assez, je dirais même trop tangible, tandis qu'avec René Maran, Fanon fait preuve de beaucoup de finesse, car on voit que le personnage s'analyse et analyse la situation assez bien déjà... Faut que je lise cette oeuvre !
La conclusion est le meilleur de l'ouvrage, je trouve, un condensé de sa vision qui est un pur jus pour le lecteur !

Obambé a dit…

Bonjour,

1e regret : ne pas avoir rencontré cet homme immense par son talent et son courage. Des comme lui, ça ne court pas les rues. Cet homme n’a jamais connu ni pratiqué l’aplaventrisme. Il était debout et chaque fois que je le relis j’ai des frissons et je me demande pourquoi des larmes ne me sortent pas des yeux. 2e regret : que son œuvre soit si méconnue sur notre continent et même dans la Caraïbe. Vraiment dommage. Pourtant, on gagnerait tant à transmettre sa pensée, son travail. J’ai beau me dire que Frantz Fanon est mort trop tôt, mais il me revient sans cesse en tête la phrase de ce penseur que j’espère ne jamais tronquer, que feu Monsieur Banga (mon prof de philo en classe de 2nde) nous a apprise : Dès qu’on vient au monde, on est assez vieux pour mourir.
Que son âme repose en paix : quelle saloperie, cette leucémie !!!

@+, O.G.

Liss a dit…

L' "aplaventrisme" ! Jolie création, mon cher Obambé. C'est étonnant, en effet, que lui ait été "debout", pour faire entendre un discours aussi "élevé", alors que les préoccupations générales étaient de ... regarder son nombril pour voir s'il était aussi brillant que celui du Blanc ! Je me demande ce qui a fait qu'il soit différent, car le phénomène est un fait de société aux Antilles, dès le jeune âge on est conditionné pour penser comme cela !
Malgré son départ prématuré, il aura vécu assez longtemps pour laisser à l'humanité des oeuvres majeures. A nous de les lire !

Obambé a dit…

Ah ! Liss, si tu savais…
A tout Seigneur tout honneur. Le néologisme « aplaventrisme », je le dois à ce très grand esprit qu’est Florent Couao-Zotti qui l’a utilisé un jour sur son blog. Je ne saurais te certifier par contre si c’est un mot de son crû ou pas. Toujours est-il qu’il est bon.

@+, O.G.

Liss a dit…

Mon cher, tu sais rendre à César ce qui est à César, et je n'en attends pas moins de toi. Quel que soit l'auteur de ce néologisme, je le trouve excellent et j'espère qu'il va faire son petit bout de chemin jusqu'à intégrer le dictionnaire !

dékoupé a dit…

Liss, je ne peux m'empêcher de partager ton enthousiasme...encore que selon Fanon, il faut se méfier de se sentiment. Mais comment rester poser, réfléchis et impassible alors qu'un bouillonnement intérieur me pousse à partager se besoin d'agir. Je viens de terminer "Les damnés de la terre" et que je lis à nouveau "Peau noire masques blancs" son premier ouvrage à la lumière de son dernier.
Tu dis avoir trouvé le meilleur de l'ouvrage dans la conclusion. Pour ma part, je ne me lasse pas de lire l'introduction complété par les pages 24 à partir de: "Oui, comme on le voit..., 25, jusqu'à 26: ce sont les autres qui sont des salauds.
Tout l'édifice que Fanon nous propose de gravir y est présent, bien coordonné. Le postulat de départ,nous sommes...et notre être-xistance n'est pas encore évidente aux yeux de tous. L'indispensable à dépasser se qui fait notre présent parce qu'il est temps, mais avec un préalable, celui de constater simplement nos attitudes et ce qui les tendent historiquement aussi. Pour en déduire les réponses à nos utopies, une aspiration universelle. Ainsi le diagnostique est posé, la prise de conscience est proposée, la méthode est psychiatrique, l'application est sociétale même si elle trouve ces racines au plus profond de l'individu.
La prégnance de l'appel par lequel Fanon affiche ses intentions et sa portée éminemment contemporaine m'ont poussé à partager ces fondements au sein d'un groupe de pilotage qui trouve sa raison d'être dans la concrétisation de nos réflexions au travers d'un projet, outil du nécessaire "dépassement de notre présent par la construction soutenue de l'homme existant" que propose Fanon.
Si j'ose un avis à émettre à propos de ta critique, elle me semble un peu détachée. Chez Fanon l'engagement est avant tout "musculaire". "Amener l'homme à être actionnel, en maintenant dans sa circularité le respect des valeurs fondamentales qui font un monde humain, telle est la première urgence de celui qui après avoir réfléchit, s'apprête à agir".
Il ne te reste plus qu'a lire "Les damnés de la terre" l'oeuvre majeure de Fanon.
il faut donner envie de découvrir Fanon et de ce point de vue l'objectif est atteint. Bravo, sincère encouragements à continuer.
pour ma part je vais me pencher sur Baldwin.
A bientôt.

Caroline.K a dit…

C'est super de revenir sur ton blog Liss et de voir ce classique de mon adolescence solitaire. Pourquoi tu te demandes si on peut soutenir son regard à la fin ?
J'ai lu les 2 livres en seconde, j'étais mal à l'aise au lycée, encore plus seule qu'au collège, pas féminine, timide, alors certains livres ont été mes compagnons. J'ai lu Fanon en même temps que des américains comme W. E. B. Du Bois, Jessie Redmon Fauset et Nella Larsen grâce à ma correspondante américaine et çà a été amusant de voir les points communs et les différences d'approches, de ressentis chez tous.

J'ai vu chez St-Raphael que tu avais publié un essai. Pourquoi tu ne m'as envoyé un petit message sur FB pour m'informer, je sais bien que tes amis FB sont nombreux et plus intellos, mais quand même tu sais que çà m'intéresse ce que tu écris.

CaroLINE

Liss a dit…

@ Dékoupé,

Merci pour cette belle contribution à l'article, je ne prétends jamais à l'exhaustivité lorsque je les rédige, au contraire je me rends souvent pour ne pas dire toujours compte que j'aurais dû rajouter autre chose, ou peut-être même que certains aspects m'échappent d'où l'intérêt de croiser ses regards pour plus de complémentarité, c'est ce qui est formidable avec les blogs. Je te remercie donc d'apporter ici ta contribution et tu as raison, il faut que je lise rapidement les Damnés de la terre, que j'avais déjà acheté depuis longtemps, reste le temps de m'y mettre, ma PAL ne fait que prendre de la hauteur car j'achète plus vite que je ne lis. Au plaisir de te retrouver par ici.

@ Caro,

Je ne sélectionne pas les lecteurs à qui en parler, les soi disant "intello", et j'ai déjà eu l'occasion de te dire ce que je pensais de toi côté littérature : tu es trop modeste ou tu es miniminises les trésors que tu as et qui pourtant enrichissent ceux qui ont la chance de se trouver sur ton chemin. Tiens, par exemple, je ne connaissais pas Jessie Redmon Fauset et Nella Larsen, des auteurs que je découvre grâce à toi.
Je t'embrasse.