mercredi 15 juin 2011

Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants, de Mathias Enard

Léonard de Vinci, Raphaël, Bramante, Michel-Ange. Illustres artistes de la Renaissance dont on peut, aujourd'hui encore, observer la beauté des oeuvres. Celles-ci sont les seuls témoignages qui nous restent d'eux. Et si, le temps d'une lecture, il nous était offert la possibilité de nous transporter à leur époque, d'assister à la conception et à la réalisation de ces oeuvres, de les voir vivre ?



C'est ce que nous propose Mathias Enard qui retrace dans Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants un moment de la vie de Michelangelo Buonarroti, dit en français Michel-Ange. Le pape Jules II lui a commandé la construction du tombeau dans lequel il souhaite reposer après sa mort, un tombeau tout en grandeur qui sera orné de sculptures diverses, des personnages de la Bible en particulier. Ceux-ci devront être taillés dans le marbre, et pas n'importe lequel : celui de Carrare. C'est un projet extrêmement coûteux qui nécessite des fonds sans cesse renouvelés pour que l'artiste puisse faire face aux multiples dépenses générés par la réalisation de ce monument.

Cependant le pape est peu enclin à avancer ces fonds. Il ne les verse qu'avec parcimonie à l'artiste qui est réduit à payer de sa poche certains frais !  Révolté, il va à plusieurs reprises réclamer une autre avance sur son salaire, mais il est éconduit comme un vaurien. On image la frustration, la colère de Michel-Ange. Ainsi, lorsque lui parvient une invitation du Grand Turc, qui lui propose d'aller à Constantinople (aujourd'hui Istanbul) construire un pont, et qui est prêt à payer une somme colossale comparée aux miettes qu'il doit mendier au Pape, Michel-Ange ne peut que se réjouir de cette occasion qui lui est donnée de se venger de ce pingre, d'autant plus que, malgré sa patience, il n'a obtenu de ce dernier aucun signe l'encourageant à poursuivre les travaux à Rome.

C'est ainsi que commence le roman. Michel-Ange effectue ce voyage à Constantinople, en 1506, "pour l'argent, pour dépasser Vinci et se venger de Jules II" (p. 87) Le Grand Turc, sultan de Constantinople, vient en effet refuser les plans du grand Léonard de Vinci, artiste aux multiples talents : peintre, architecte, sculpteur, ingénieur, inventeur, anatomiste, poète, philosophe et écrivain florentin.

Ce pont verra-t-il le jour ? Michel-Ange trouvera-t-il en Orient plus de satisfaction en tant qu'artiste qu'en Italie ? Il fait l'amère constatation que "sous tous les cieux il faut s'humilier devant les puissants" (p. 75) Mais c'est un voyage qui influencera fortement son oeuvre future : "En peinture comme en architecture, l'oeuvre de Michelangelo Buonarroti devra beaucoup à Istanbul" (p. 91)

Ce roman est un moyen des plus agréables de retrouver ou de se familiariser avec cet artiste, avec les oeuvres qui ont bâti sa réputation comme le David par exemple, avec l'architecture du XVIe siècle. C'est surtout un roman construit sur une dualité savamment orchestrée : tout d'abord le récit est entrecoupé d'une "voix", qui interpelle le personnage principal ainsi que le lecteur d'une manière poétique et enchanteresse. L'incipit en est une belle illustration :

La nuit ne communique pas avec le jour. Elle y brûle. On la porte au bûcher à l'aube. Et avec elle ses gens, les buveurs, les poètes, les amants. Nous sommes un peuple de relégués, de condamnés à mort. Je ne te connais pas. Je connais ton ami turc ; c'est l'un des nôtres. Petit à petit il disparaît du monde, avalé par l'ombre et ses mirages ; nous sommes frères. Je ne sais quelle douleur ou quel plaisir l'a poussé vers nous, vers la poudre d'étoile, peut-être l'opium, peut-être le vin, peut-être l'amour ; peut-être quelque obscure blessure de l'âme bien cachée dans les replis de la mémoire. [...]
Alors tu souffres, perdu dans un crépuscule infini, un pied dans le jour et l'autre dans la nuit.

Le lecteur se trouve ainsi en permanence entre deux eaux, oscillant entre récit et poésie, fiction et Histoire, présent et passé, douleur et plaisir, ombre dissimulant les intrigues et lumière, rêve et réalité...

Cette voix est-elle réelle ? Est-elle rêvée ? Ces rencontres, ces aventures que Mathias Enard prête à l'artiste sont-elles véritables ? Il a fait des recherches, c'est sûr ! Une note détaille à la fin du roman les archives dans lesquelles il a puisé : l'esquisse du pont pour la Corne d'Or attribuée à Michel-Ange ainsi que le dessin de Léonard de Vinci pour ce pont, l'invitation du sultan etc. "Pour le reste, on n'en sait rien" !

Ce roman a été couronné par le prix Goncourt des Lycéens en 2010.

Mathias Enard, Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants, Actes Sud, 2010, 158 pages, 17 €.

2 commentaires:

Cunctator a dit…

belle pioche Liss, le seul livre que j'ai remarqué lors de la dernière rentrée littéraire. Le Bosphore, Istanbul, le génie italien en terre ottomane.

Liss a dit…

Belle lecture, en effet, cher Cunctator, et je crois me souvenir que Mabanckou en avait parlé sur son blog comme l'un des romans de la rentrée littéraire 2010 qui avait retenu son attention.