dimanche 13 juillet 2008

Les Yeux dans les arbres, Barbara Kingslover

Publié dans le N°14 de la revue Z-E-O : http://pagesperso-orange.fr/z-e-o/
Titre original : The Poisonwood Bible, 1998
Traduit de l’anglais par Guillemette Belleteste, Ed. Rivages, 1999.

Voici un livre qui m’a été gentiment proposé par une dame qui, connaissant mon penchant pour la littérature, me fait partager les lectures qu’elle a appréciées et que je suis aussi susceptible d’apprécier. Barbara Kingslover, je ne connaissais pas auparavant, et je la remercie infiniment de m’avoir fait découvrir cet auteur américain. Si vous hésitez entre plusieurs lectures, croyez-moi, laissez-les tomber, attachez plutôt votre ceinture et préparez-vous à atterrir avec la famille Price dans un village aux confins du Congo-Kinshasa.

Le père, Nathan Price, pasteur baptiste américain, est envoyé là-bas, à Kinanga, comme missionnaire. Naturellement, il emmène avec lui sa femme, Orleanna, ainsi que leurs quatre filles : Rachel, l’aînée, Leah et sa sœur jumelle Adah, handicapée, Ruth-May, la petite dernière. La mère et les filles ne sont franchement pas enchantées de débarquer dans un trou perdu où ne pourra les suivre le confort occidental, mais ont-elles le choix ? Nathan Price dirige sa maison comme un chef militaire, et c’est aussi ainsi qu’il compte convertir les congolais. Obsédé par ses idéaux religieux, il néglige de considérer ceux qui l’entourent, de comprendre leur être profond, leurs coutumes, leurs habitudes, leur manière de penser, ce qui l’aurait infiniment éclairé sur la manière la plus apte à leur faire accepter sa foi. Même ses propres filles, Nathan ne les connaît pas comme devrait les connaître un père. C’est un homme qui, bien que mû quelquefois par de bonnes intentions, se montre malhabile, entêté, rigide, prenant des décisions aux conséquences désastreuses pour les siens.

Les Yeux dans les Arbres raconte donc la tragédie d’une famille aussi bien que celle d’un pays renfermant d’immenses richesses minières, au point de devenir la proie des vautours. Nous sommes dans les années 60. Le Congo aspire à l’indépendance et l’obtient. Barbara Kingslover récrit ces pages de l’histoire postcoloniale du Congo-Kinshasa : elle raconte le combat de Patrice Lumumba, si cher à Tchicaya U Tam’si ; elle met en lumière avec force d’une part l’engagement de tous ceux qui, avec lui, crurent à la liberté et la prospérité de leur pays ; et d’autre part les complicités qui se sont tissées, même là où on s’y attendait le moins, pour bâillonner le peuple et le délester de ce qui aurait dû lui revenir de droit. L’éviction et l’assassinat de Patrice Lumumba, l’accession de Mobutu au trône ainsi que son règne sont racontés d’une manière si réaliste que l’on aimerait dire que c’est un livre historique, s’étendant de 1959 à la fin des années 80.

Le charme de ce roman réside dans la force et la variété du discours construit par chacune des narratrices. En effet, toutes les Price prennent la parole à tour de rôle pour raconter les faits chacune selon sa sensibilité, son degré de maturité, sa perception des choses, offrant ainsi au lecteur des styles variés, des tonalités différentes où dominent tour à tour l’humour, l’ironie, la légèreté, la philosophie, les croyances, la subtilité du langage, les regrets, la conscience de sa couleur...
Oui, s’il existe beaucoup de livres qui évoquent la difficulté pour un Noir de gérer l’hostilité dont il peut faire l’objet dans un univers majoritairement blanc, ce livre montre combien ce peut être aussi le cas pour une personne blanche : Leah, la deuxième fille des Price, épousera l’Afrique au propre et au figuré, acceptant de vivre avec elle pour le meilleur et pour le pire, mais malgré la pureté de ses aspirations, sa peau la désignera toujours aux yeux des Congolais comme faisant partie des oppresseurs...


Voici un extrait des dernières pages du roman :

Le même jour, à cette heure matinale, l’homme Mobutu est couché sur son lit dans sa cachette. Les stores sont baissés. Sa respiration est si ténue que le drap tiré sur sa poitrine ne se soulève ni ne retombe plus : aucun signe de vie. Le cancer a attendri ses os. La chair de ses mains est si profondément effondrée que les os de ses doigts sont parfaitement apparents. Ils ont pris la forme de tout ce qu’il a volé. Tout ce qu’on lui a dit de faire, et plus, il l’a fait. A présent, dans la pièce assombrie, la main droite de Mobutu retombe. Cette main qui a volé plus qu’aucune autre main dans l’histoire du monde, pend, molle, de l’autre côté du lit. Les lourdes bagues d’or glissent vers les phalanges, hésitent, puis tombent, l’une après l’autre.

6 commentaires:

GANGOUEUS a dit…

C'est un commentaire très intéressant que tu livres. En me baladant sur la blogosphère, j'ai trouvé plusieurs références à B. Kingslover.
Le portrait de ce pasteur me fait penser à un épisode "Le monde s'effondre" de Chinua Achebe lors de christianisation du clan.

Bonne journée!

Liss a dit…

Je devrais relire ce classique, je ne me souviens que de la répugnance du personnage principal (Okonkwo, si je ne me trompe) à manifester l'affection qu'il a pour les siens, comme si cela était une marque de faiblesse, et surtout le sacrifice, par sa propre main, du jeune garçon qu'il recueille dans sa maison.
@+

La Nymphette a dit…

Je découvre ton blog aujourd'hui et notamment l'article sur ce roman que j'ai ADORE! Bravo pour l'ensemble de ton travail!

Liss a dit…

Bonjour La Nymphette,

Les Nymphes sont les bienvenues dans ce blog. J'ai également beaucoup apprécié cette lecture. Merci pour tes mots et au plaisir !

kinzy a dit…

J'ai dévoré ce bouquin , excellent choix!
Je le relirai bien si je n'avais rien d'autre à dévorer
Bon week end petite soeur.

Liss a dit…

On a donc des lectures en commun ! Bon week-end à toi aussi, grande soeur !