samedi 12 novembre 2011

Trois femmes puissantes, de Marie Ndiaye

Alors que les prix littéraires pour l'année 2011 viennent d'être décernés, promesses de lectures qui devraient ravir le lecteur, j'en suis encore, moi, à tenir les promesses que je m'étais faites il y a un bon bout de temps. Parmi elles, celle de revenir vers Marie Ndiaye, en lisant notamment Trois femmes puissantes, couronné par le prix Goncourt, en 2009. J'espérais que ce serait l'occasion de tisser un lien réel avec cette auteure, car nos relations avaient commencé par un désagréable malentendu.

En effet, il y a une bonne dizaine d'années, sachant que le nom de Marie Ndiaye se distinguait dans le paysage littéraire français, je m'étais approchée d'elle en empruntant, au hasard, un de ses livres à la bibliothèque. Je ne saurais dire lequel, le titre s'étant complètement effacé de ma mémoire. Ne m'est resté que le sentiment d'une déception, liée sans doute au fait que je m'attendais à quelque chose... qui ne s'est pas révélé à moi. Je me suis comme retrouvée en pays inconnu, alors que le propre d'un livre qu'on va aimer, auquel on s'attache, est de procurer une sensation de familiarité, de reconnaissance, indépendamment du fait que les lieux, les situations évoqués vous soient familiers ou non. Il y a une certaine complicité qui se noue dès le départ.

Malheureusement, dans ce livre, Marie Ndiaye est demeurée très loin de la rive où nous devions nous rejoindre, ou bien est-ce plutôt moi qui ne me suis pas suffisamment avancée. C'est bien probable puisque je n'ai pas terminé le livre, le rapportant à la bibliothèque en même temps que mon esprit gommait ce nom de mes priorités de lecture. Le prix Goncourt a fait naître un regain d'intérêt, d'autant plus que des amis blogueurs, notamment Gangoueus et Anne, ont consacré aux Trois femmes puissantes un article qui m'incitait vivement à le lire. Et j'ai été comblée.




Ce qui frappe avant tout dans ce roman, c'est bel et bien la "puissance". Puissance de la narration d'abord, et en cela Marie Ndiaye m'est apparue comme une "femme puissante", orchestrant les trois récits qui composent son roman de telle manière que chacun d'eux se distingue par sa singularité, en même temps que se dégage de tous une atmosphère similaire : une tranquille assurance au milieu d'un environnement qui pourrait paraître désarçonnant pour les personnages féminins ; une douce inquiétude pour les personnages masculins, alors même qu'ils apparissaient de l'extérieur comme étant en position de force. C'est la misère, ou plutôt la désolation derrière la force apparente et, inversement, la force sous des dehors fragiles.

Les trajectoires, les intrigues sont différentes dans les récits mais des liens ténus et en même temps ostensibles jettent des ponts entre eux.

Tout d'abord il y a le pont entre l'Afrique et l'Europe. Dans le premier récit, une jeune femme métisse, Norah, répond à l'appel pressant de son père à aller lui rendre visite chez lui, au Sénégal. Avant de quitter la France où il avait avait séjourné, se liant à une française et obtenant d'elle trois enfants, dont Norah, il réussit à emmener avec lui le seul fils qu'il aura jamais, l'enlevant à sa mère. Dans le second, c'est un Français qui cette fois pense enlever sa femme africaine, à la misère de sa condition, une misère qui semble pourtant bien préférable à celle qu'il lui impose en France. Dans le dernier, la ferme volonté de gagner l'Europe où l'on espère une vie meilleure occasionne beaucoup de malheurs, même si quelques uns, comme Lamine, parviennent à donner corps à ce rêve, mais à quel prix ? 

Il y a aussi la place de l'enfant au sein du couple, enfant dont on peut se servir pour assouvir ses desseins ou qui échappe souvent aux préoccupations strictement liées au bien-être de l'enfant. Dans le dernier texte, c'est plutôt l'absence d'enfant qui constitue le point de départ de l'enfermement du personnage dans un univers qui la protège de la violence de la réalité.

Le couple suscite des interrogations dans ces récits. Dans chacune des relations conjugales, même celle qui n'aura pas connu de dégradation, les conjoints semblent appartenir chacun à un monde bien distinct de celui de l'autre, même s'ils partagent la même maison...

Le lien le plus caractéristique est cependant, à mon sens, celui lié à la présence animale dans ces trois récits.  La comparaison animale est même au coeur de la narration, mais elle revêt une dimension plus profonde, elle touche à une sorte de mysticisme, si bien que, derrière la langue toute classique de Marie Ndiaye, à l'intérieur de son texte tout ce qu'il y a de plus français, se révèle une essence purement africaine. Mais c'est une essence qui se devine plus qu'elle ne crève aux yeux du lecteur : le père de Norah regagnant son perchoir, un grand flamboyant, tous les soirs, comme le ferait un oiseau nocturne, et rejoint à la fin du récit par sa fille ; la buse suivant Rudy Descas comme si c'était Fanta, sa femme, elle-même ; c'est aussi par une sorte d'incarnation animalière que se termine le dernier récit.

Bref, c'est un roman construit sous le signe de l'ambivalence, une ambivalence que Rudy Descas incarne peut-être le mieux, lui qui renferme beaucoup d'amour, de tendresse à l'intérieur, mais qui se conduit comme une brute avec tout le monde, surtout avec ceux-là même à qui il souhaiterait témoigner son amour.

La différence d'angle de narration participe également de la richesse et de la diversité du roman : alors que le récit épouse le point de vue du personnage féminin dans le premier et le dernier chapitres, c'est à travers le regard de Rudy, époux de Fanta, que l'on perçoit les choses dans le deuxième. Un dernier paragraphe cependant place le lecteur du côté du personnage masculin dans les chapitres I et III.

Bref c'est un roman dense, dont la dimension psychologique saisit d'emblée le lecteur et l'entraîne dans les sinuosités de l'âme humaine. Le roman pourrait être résumé par l'allusion anaphorique qui parcourt le second récit et qui, finalement, pourrait s'appliquer à l'ensemble des personnages :

"Comment s'extraire de ce rêve infini, impitoyable, qui n'était autre que la vie même ?" (p. 162)

A cette question, les personnages féminins, dans le roman,  manifestent plus de ressource intérieure que leurs homologues masculins, d'où leur "puissance". C'est aussi une question qui est adressée au lecteur.


18 commentaires:

yves makodia a dit…

En visite.....je viens de lire votre excellent article sur ce roman dense et manifeste...vivement couronné par le prix Goncourt.Bravo! Bonne continuation.

Liss a dit…

Bonjour Yves,

sois le bienvenu dans cette vallée. C'est un livre dense, en effet, que j'ai pris plaisir à lire, il me semble que toi aussi. Au plaisir !

(j'espère que le tutoiement ne te gêne pas)

AnnDeKerbu a dit…

Ouaouh! Liss! Quelle analyse! Contente que nous soyons une nouvelle fois réunies dans le plaisir de la même lecture.

Jackie Brown a dit…

Je n'ai pas pu le terminer pendant mes vacances et ici, je n'arrive pas à l'emprunter à la bibliothèque. J'avais beaucoup aimé la première partie (la seule que j'ai eu le temps de lire) sauf le père sur son perchoir justement. Après ton article, j'ai encore plus envie de lire la suite.

Liss a dit…

@ Anne,

Votre article a beaucoup contribué à me "rassurer" sur les sentiments que j'éprouverais à la lecture de ce roman, je n'avais plus peur de ne pas aimer, donc je vous dis merci.

@ Jacquie,

J'espère que tu pourras le terminer, il vaut la peine que tu te mettes en quatre pour remettre la main dessus. La première histoire est aussi, de loin, celle que je préfère, Anne de Kerbu la qualifie même de "petit bijou", et je partage son avis. Merci de ta visite.

St-Ralph a dit…

Bon retour chez toi, chère Liss ! Je vois que dans ton silence tu préparais ton retour d'une éclatante façon avec ce roman devenu un classique des librairies et des bibliothèques. Une amie m'a prêté le livre... que je ne cesse de replacer à l'étage inférieur de ma pile à lire. Rire ! Ces trois récits apparemment différents mais conservant une certaine unité semblent cependant bien attrayants. Huumm !

Liss a dit…

ça commençait à vraiment me manquer, ces échanges sur la blogosphère, vous me manquiez ! Alors j'ai tout fait pour réduire ma pile d'un livre au moins, et pas n'importe lequel !
Je crois que tu aimeras, au-delà des histoires narrées, je pense pouvoir dire que tu apprécieras l'écriture, ce n'est pas le cas de tout le monde. Il faut dire que ses phrases sont souvent longues, il ne faut pas penser à autre chose pour ne pas perdre le fil, mais le résultat c'est du plaisir, de la beauté, je trouve... Une collègue n'a pas du tout ce qu'elle appelle les "circonvolutions" de son style, vivement tes impressions alors !

Cunctator a dit…

Décidément je suis un bien méchant lecteur, je n'ai pas lu ce roman. C'est que en terme de lecture, sauf pour les essais, mes lectures collent rarement à l'actualité éditoriale. Non pas par méprise des écrivains contemporains, qu'il m'arrive de lire, mais surtout parce que je ne m'y retrouve pas vraiment. J'entre dans une librairie j'ouvre une page, lalis, puis une autre, rien à faire. Il me faut cette fois qui réussit à percer les sinuosités et les complications de mes goûts particuliers, lesquels résident quelque part en moi-même.
Ce roman dont la description m'a plue, je l'ai offert dès sa sortie à une amie, j'ai pas à moi-même. Aujourd'hui grâce à Liss peut-être trouvera-t'il une place dans mes choix de lecture comme Chinua Achebe ou Amin Maalouf...
Je retiens de ton compte rendu l'utilisation de la langue classique pour laisser s'exprimer l'âme africaine. Emerveillé par la plastique d'une langue dont les artistes du verbe, quelle que soit la langue utilisée, si je l'entends bien sur, savent me faire apprécier l'ineffable jouissance, je n'ai pu m'empêcher de penser à la question des moyens et des manières d'expression dans la littérature. Ton propos, puisque je lui accorde beaucoup de crédit, m'a permis de classer Marie Ndiaye parmis les auteurs qui, au bonheur des lecteurs, prennent le soin d'effectuer cette distinction. La langue narrative, en effet, ne saurait ressembler à la langue utilisée pour l'expression des personnages...

Plus loin il est question de mouvement et de changement et presque de cinéma. "La différence d'angle de narration, dis-tu, participe également de la richesse et de la diversité du roman." Comme un réalisateur changeant l'orientation de sa caméra et la distance de prise, M. Ndiaye, tel une cinéaste, et c'est ce qu'est en fait l'écrivain lorsqu'il réussit à nous plonger dans une réalité que nous visualisons et que nous entendons par le génie de sa plume.

A bientôt Liss.

Liss a dit…

Eh bien, eh bien, cher Cunctator, pour la langue "classique", pour ne pas dire le langage soutenu, tu l'illustres à merveille ! C'est une "ineffable jouissance" (je reprends tes mots) de te lire !
Tu offres le livre et ne le lis pas toi-même ? Tu es vraiment trop généreux ! J'espère aussi que tu le rachèteras. J'ai vraiment apprécié ce roman à tous points de vue. Toi qui es exigeant du point de vue de l'écriture, je crois que tu y trouveras ton compte !

Cunctator a dit…

"Eh bien, eh bien, cher Cunctator, pour la langue "classique", pour ne pas dire le langage soutenu, tu l'illustres à merveille ! C'est une "ineffable jouissance" (je reprends tes mots) de te lire !"

Dans ce cas, je vais m'atteler à écrire une nouvelle pour toi ou je t'enverrai une ébauche de ce que je fais. J'ai une idée d'un livret de correspondances entre membres de notre petit cercle littéraire. sait-on jamais peut-être sera-t-il publié un jour.

Obambé GAKOSSO a dit…

Bonjour,

Je n'ai jamais lu un seul livre de cette grande Dame des lettres françaises. Pourtant, Dieu! qu'est-ce qu'on me dit du bien de son talent. La dernière personne avec qui j'en ai parlé est E. Ebodé qui lui l'a déjà lu. Je devrais m'y mettre un jour.

@+, O.G.

Liss a dit…

Jamais lu Ndiaye, Obambe ? Incroyable ! Il me semblait qu'aucun auteur dont les origines sont de près ou de loin liées à l'Afrique ne t'était inconnu. Il faut te rattraper ! Marie Ndiaye apparaît véritablement comme une ''grande'' dame dans ce livre.

Obambé GAKOSSO a dit…

Lol ! Liss.
Inconnue, non. Mais je n’ai jamais lu un seul de ses romans. Bon, pour être rigoureux avec la vérité, j’ai déjà lu sa pièce de théâtre, Papa doit manger que j’avais aimé. Mais les romans, pas encore… Oui, il me faut corriger cela asap.

@+, O.G.

Liss a dit…

C'est bien ce que je disais, je parlais de la connaître à travers son oeuvre, et finalement, tu la connaissais plus ou moins, puisque tu avais déjà goûté à son théâtre... Donc j'avais raison : il n'est pas un auteur venant d'Afrique que tu ignores (je veux dire les auteurs majeurs !)

C.Kiminou a dit…

Bonjour Liss,

J'ai été très émue de découvrir ton passage sur le blog des expositions, je m'y attendais si peu et c'est vraiment une belle surprise qui me fera la journée.

Marie Ndiaye c'est la romancière dont j'aimerais aimer les écrits mais en vain. J'ai lu un récit court il y'a quelques années offert par ma sœur, elle m'a dit c'est court, il y'a de la féerie, çà devrait te plaire. Résultat, je ne me souviens même du titre. Je crois que c'était l'histoire d'une femme qui se transformait en arbre ou en plante. Je n'ai rien compris. Et puis là, rebelote, ma sœur m'offre 3 femmes puissantes, et je suis encore au portail avec l'homme qui doit rentrer ou pas. Je ne sais pas pourquoi, je n'arrive pas à décoller.

Liss a dit…

J'étais un peu comme toi, ma Caro : difficile d'accrocher avec Marie Ndiaye. Puis la magie s'est produite avec les Trois femmes puissantes.
J'espère que tu tomberas un jour sur le bon texte qui te révèlera la puissance de Ndiaye.
C'est moi qui te remercie de tes visites.

St-ralph a dit…

Bon, ça y est ! Je l'ai enfin lu, ce roman. J'apprécie ta présentation générale de l'œuvre ("Ce qui frappe avant tout...")et ta recherche d'unité entre les trois récits. Comme toi, j'ai aimé la force de la narration qui n'est pourtant pas aidée par la multiplication du subjonctif imparfait et la longueur des propositions incises. Je comprends très bien ceux qui disent ne pas avoir terminé le livre.

Liss a dit…

Je viens de lire ton excellente critique, St-Ralph, ça me fait repenser à l'idée que nous avions évoquée il y a quelques temps, celle de regrouper ces critiques sur des lectures communes, ce qui donne des regards croisés intéressants pour le public. Gangouéus le premier l'avait chroniqué.