dimanche 18 mars 2012

Les cauchemars du gecko, de Raharimanana

Voici un livre qui ravira tous ceux qui apprécient de se retrouver dans un livre comme dans un laboratoire où l'on voit l'artiste à l'oeuvre : il cisèle les mots, il les perfore pour en tirer le suc qui donnera du goût et du sens au discours ! Même si l'on peut déplorer la "prétention des mots à délimiter le réel" (page 101), il n'en demeure pas moins que ceux-ci constituent notre principal outil pour dire les choses, pour "nommer le monde", comme l'affirme Sony Labou Tansi que Raharimanana cite bien à propos au début de son livre :  "Nommer le monde / Avec moi remplir chaque / Chose de la douce aventure / De nommer".



Comme Sony Labou Tansi, Raharimanana nous embarque dans son livre dans la "douce aventure de nommer". Oui, c'est bien doux et agréable pour le lecteur d'entrer dans l'univers de cet auteur pour y assiter comme à un feu d'artifice du langage ! Je crois en effet que le mot n'est pas exagéré : les mots, dans Les cauchemars du gecko, éclatent en mille sons et en tous sens, ils invitent d'une manière ludique à réfléchir, à penser le monde, à panser les maux dont il souffre. Les jeux de mots dans ce livre sont si délectables que je me prends au jeu ! C'est un texte qu'on a envie de mettre en musique, certains passages vous inspirent même des airs de rap.
 
 
Vous aurez remarqué que, depuis le début, je ne le désigne que par les termes génériques de "livre" ou d' "ouvrage", car on ne saurait le faire entrer dans une catégorie : ce n'est pas un roman, ce n'est pas un essai, je pense que ce n'est pas non plus un recueil de poèmes, même si on brûle de le considérer comme une oeuvre poétique. En fait ce livre emprunte à chacun de ces genres : il y a un narrateur, comme dans le roman, un "je" qui s'adresse à "vous", et qui se positionne par rapport à la situation actuelle du monde, en particulier les relations nord-sud, dont il dénonce les travers. C'est un positionnement propre aux essais, cependant il l'exprime de manière poétique, en exploitant à volonté les multiples possibilités d'agencement des mots, de sorte que ceux-ci produisent une musique qui éclaire le propos d'une manière subtile. Rahiramana ne souhaite pas s'enfermer dans une catégorie, il veut être libre de voler avec les mots où bon leur semble, déprouver avec eux le vertige :
 
 
Ecrire 1./ Territoires d'écriture la nuit quand l'espace s'étire et que les limites se font floues, quand le regard s'efface et quand du silence des cris qu'on égorge se recrée le monde. Dans les pas du hasard souvent pour y semer ma déraison et y tisser un récit où m'étendre, me méfier de la narration et me dire sans lien aux mots qui m'aliènent, sortir du silence et exister le temps d'une scansion, d'un mouvement, d'un souffle, territoires tenus sur un fil, le temps de me faire funambule, le vide autour pour me transfigurer...  (Les Cauchemars du gecko, page 96)
 
 
C'est une "douce aventure" que celle de nommer, sans doute, mais c'est pour dire combien le monde va mal. Raharimanana se propose dans ce livre de dénoncer "l'incapacité de l'homme à n'être pas homme pour l'homme" (page 6), il se présente comme "l'étranger qui contredit la belle affaire de l'humanité" (page 7). L'homme a de beaux discours, de belles paroles, de beaux principes, mais qu'il foule aux pieds chaque jour par ses actes. C'est cette hypocrisie que l'auteur montre du doigt, cet orgueil mal placé de celui qui se place au-dessus des autres mais qui, dans le fond, n'est pas meilleur que ceux-là qu'il dénigre. L'Occident, en particulier, est placé dans ce livre face à un miroir :

Tu te dis bonne France.
As-tu jamais existé ?
Code noir, code de l'indigénat,
T'en souviens-tu ou préfères-tu l'oubli ?
Je sais que tu rôdes encore - tu m'encordes !
De l'esclavage à la colonisation,
Tu as toujours préféré le sucre à l'honneur.
Tu as glorifié l'arachide, humilié les Rachid, ri des Farid ou des Farah.
Le goût à la bouche, le dégoût au coeur,
Tu as fait ripaille de mon corps esclave :
indigène, tirailleur et maintenant racaille.
Des cales à la cave
Des cases aux squats
J'ai tout connu, j'ai tout vécu.
(page 29)



Le mal-être du monde que Raharimanana peint dans son livre est parfaitement résumé dans le chapitre "La connerie des siècles", où il est question entre autres de "dictature et népotisme", de "guerre froide", de "famine", de "corruption", de "pauvreté", de "paradis fiscaux", de "cannibalisation des terres pour les damnés de la terre", de l'Afrique "terre de barbarie, pour paradis capitaliste" etc. (page 46)
Les exemples et les situations évoquées dont diversifiés et dénotent une bonne connaissance de la part de l'auteur de l'histoire des pays africains, mais aussi du monde. Si l'homme blanc est particulièrement interpellé,
L'hôomme développelé occidenté blanchinordé,
L'hôomme évolué cervelisé scientifriqué,
Athée devant l'Athérnel,
Laïc devant l'aïd et tout autre laïus et coutumes
(page 48)
si, disais-je, il apparaît comme le principal accusé, c'est parce que c'est lui en général s'aroge le droit de catégoriser, de classer les humains, de déterminer parmi ceux-ci l'intelligent, le nul, le diable, le bon, le beau... Dans cette classification, l'homme noir a le meilleur lot, autrement dit on lui plaque sur le dos tout ce qu'il y a de pire, tandis que le Blanc se pare d'une aura divine. Raharimanana plaint cette tendance à diviser les hommes, à les dresser les uns contre les autres, alors que la "connerie" est partout, comme le montre le chapitre "Voyez nos fous !" (page 53), qui énumère les dictatures, dans tous les continents, passés comme présents, d'Idi Amin Dada à Vladimir Poutine en passant par Denis Sassou Ngesso, de Joseph Pétain à Adolf Hitler, de Mussolini à Kim Il Sung-ju, de John Fitzgerald Kennedy à  Charles Taylor... ce sont des dizaines et des dizaines de dirigeants politiques qui sont cités, sous la "haute bienveillance de Caligula", cet empereur romain, fou de pouvoir.

Raharimanana n'a nullement l'intention d'attiser la haine envers qui que ce soit, surtout pas envers le blanc. Les vers du poète martiniquais Aimé Césaire, qui déclare dans son Cahier d'un retour au pays natal : "Ne faites pas de moi cet homme de haine  pour qui je n'ai que haine", conviendraient bien pour répondre à quiconque ferait de ce livre une mauvaise lecture.

Raharimanana met lui-même les points sur les i : [...] la dent que j'ai contre personne, les races n'existent pas, nous sommes tous les mêmes êtres humains, même droits, mêmes prérogatives, mêmes victimes, même bourreaux... (page 87)

D'ailleurs, si le "je" du narrateur commence au début du texte par interpeller l'homme blanc par un "vous" qui établit bien la distance qui les sépare, cette distance s'efface à la fin du livre puisque le-dit narrateur s'autorise, tout à la fin, à lui dire "tu", et à le laver de toute culpabilité : "Lavé du passé (...) Lavé de toute responsabilité" (page 108). C'est comme si, après avoir laissé libre cours à la lave de son verbe, son coeur s'était apaisé, ce coeur qui ne bat que pour la réconciliation de l'humanité toute entière.




Raharimana est né en 1967 à Antananarivo. Il a été journaliste, professeur de Français avant de se consacrer entièrement à la littérature. J'ai eu la chance de le rencontrer à la soirée littéraire Africa Paris du 28 avril 2011, il y a un an, mais alors j'étais loin de soupçonner la force de frappe de son verbe : coloré, malicieux, libre, tranchant aussi.


La critique de Gangoueus ici.

Raharimanana, Les cauchemars du gecko, Editions Vents d'ailleurs, 2011, 114 pages, 15 €.

samedi 3 mars 2012

Au Bonheur des dames, d'Emile Zola

Au bonheur des dames est un roman qui me captive toujours autant lorsque je le relis. C'est un plaisir de voir comment Denise, cette toute jeune femme frêle et pauvre, dénigrée par tout le monde au début, prend peu à peu de l'importance et devient redoutable, par la seule force de sa douceur, de sa simplicité, de son honnêteté, qui désarment jusqu'au patron, Octave Mouret, lui qui avait juré de faire de toutes les femmes les instruments de sa fortune, de les soumettre et de n'être jamais soumis, lui, à aucune d'entre elles.



Denise, vingt ans, quitte sa province natale, avec ses deux frères, Jean et Pépé, âgés respectivement de seize et cinq ans. Ils ont perdu leurs deux parents et Denise doit s'occuper de ses frères ainsi que d'elle-même, mais son petit emploi de vendeuse dans un magasin ne lui permet pas de subvenir à leurs besoins. Elle décide donc de gagner Paris, où réside leur oncle qui, apprenant que ses neveux étaient désormais orphelins, avait promis de l'aider en l'employant dans sa boutique.  

Malheureusement, les petits commerçants, dont fait partie l'oncle Baudu, souffrent de la concurrence du "Bonheur des Dames", un grand magasin qui attire à lui toute la clientèle grâce à des prix plus que compétitifs. Les petits commerçants, qui chacun ont une spécialité, de sorte que les uns n'empiètent pas sur les autres, ont l'amour de leur art ainsi qu'une certaine dignité qui ne les feraient pas employer des moyens peu scrupuleux pour se faire un client. Tandis qu'Octave Mouret, patron du "Bonheur des Dames", dont il a hérité de sa défunte épouse, travaille pour le chiffre.

C'est un homme qui voit les choses en grand, qui a flairé tout le parti qu'il pourrait tirer des femmes, lesquelles ne savent pas résister au bon marché et qui se préoccupent plus que de raison de mode, de toilette (certaines en arrivent à ruiner leur ménage ou à commetre des vols dans le magasin). Mouret a des idées de génie : savoir en mettre plein la vue aux clientes dès l'entrée du magasin, baisser au maximum les prix afin de liquider le plus rapidement les marchandises et renouveler les stocks, miser sur la réclame... Il gère son entreprise d'une main de maître, féroce derrière une apparente amabilité. Il incite ses employés à un zèle accru auprès de la clientèle car, en dehors de leur salaire fixe, il propose de leur offrir une prime en fonction de leur pourcentage de vente. Quant à ceux qui sont chargés de contrôler les chiffres, de vérifier les comptes, il se propose aussi de les rémunérer en fonction du nombre d'erreurs relevées... Bref, il met en place tout un système d'organisation qui lui assure la prospérité. Son appétit croît en même temps que la réputation de son enseigne, qui prend la figure d'un ogre, d'un "monstre", d'une "terrible machine" exploitant les appétits de la femme et condamnant les commerçants alentour  à l'agonie.

Mouret avait l'unique passion de vaincre la femme. Il la voulait reine dans sa maison, il lui avait bâti ce temple, pour l'y tenir à sa merci. C'était toute sa tactique, la griser d'attentions galantes et trafiquer de ses désirs, exploiter sa fièvre. Aussi, nuit et jour, se creusait-il la tête, à la recherche de trouvailles nouvelles. Déjà, voulant éviter la fatigue des étages aux dames délicates, il avait fait installer deux ascenseurs, capitonnés de velours. Puis il venait d'ouvrir un buffet, où l'on servait gratuitement des sirops et des biscuits, et un salon de lecture, une galerie monumentale, décorée avec un luxe trop riche, dans laquelle il risquait même des expositions de tableaux. Mais son idée la plus profonde était, chez la femme sans coquetterie, de conquérir la mère par l'enfant ; il ne perdait aucune force, spéculait sur tous les sentiments, créait des rayons pour petits garçons et fillettes, arrêtait les mamans au passage, en offrant aux bébés des images et des ballons? Un trait de génie que cette prime des ballons, distribuée à chaque acheteuse, des ballons rouges, à la fine peau de caoutchouc, portant en grosses lettres le nom du magasin, et qui, tenus au bout d'un fil, voyageant en l'air, promenaient par les rues une réclame vivante ! (page 234-235)

Du reste, Mouret ne tire pas seulement des femmes sa fortune, mais également son plaisir. C'est un homme à femmes, nouant des liaisons avec des femmes de la haute société, surtout lorsque celles-ci peuvent lui être d'une certaine utilité pour son commerce, ne dédaignat pas les autres, "ramassées" ici ou là, pourvu qu'il s'amuse. Il se sert même dans son magasin, où il "n'avait qu'à se baisser pour les prendre, toutes attendaient son caprice en servantes soumises" (page 293). Mais voilà que, lorsqu'il veut se donner la satisfaction de posséder Denise, sont il a subi le charme peu à peu, malgré lui, celle-ci se refuse à lui. Il lui fait toutes sortes d'offres, mais son argent ne réussit pas à la faire plier, là où d'autres ont profité de cette position avantageuse pour se faire offrir tout ce qu'elles voulaient.

Denise résiste, et pourtant elle est amoureuse de lui, mais se garde bien de le lui faire savoir. Elle est bien consciente de l'évolution des sentiments de Mouret à son égard, qui finit par renoncer à toutes les autres femmes pour la contenter, car elle lui a dit un jour qu'elle ne partageait pas. Mais elle s'obstine à le repousser, non par calcul ni par égard pour des considérations morales ou religieuses, mais simplement pour "satisfaire son besoin d'une vie tranquille" ; elle éprouve "une révolte, presque une répulsion devant le don définitif de son être, jeté à l'inconnu du lendemain" (page 340).

Comme elle se sait profondément amoureuse, elle ne veut pas souffrir si jamais Mouret, après avoir goûté à ses charmes, la laissait tomber comme il l'a fait avec toutes les autres. C'est une femme qui sait ce qu'elle veut, d'une grande force intérieure et d'une dignité dans la souffrance qui la maintiennent debout, malgré tous les vents qui s'agitent autour d'elle, et qui forcent Mouret à s'abandonner, à oublier ses principes, à mépriser même toute la fortune qu'il possède, puisque celle-ci n'est pas capable de vaincre la volonté d'une jeune fille. Devant elle, il s'humilie :

"Dites, faut-il que je me mette à genoux, pour toucher votre coeur ?
Il en était là. Lui qui ne tolérait pas une peccadille à ses vendeuses, qui les jetait sur le pavé au moindre caprice, se trouvait réduit à supplier l'une d'entre elles de ne pas partir, de ne pas l'abandonner dans sa misère." (page 339)

Fenêtre éclairant les débuts des grands magasins à Paris, avec le fonctionnement moderne, comme celui des soldes, histoire d'amour attachante, Le Bonheur des Dames est un roman dont le charme me séduit toujours.

Emile Zola, Au Bonheur des Dames, Collection Petits Classiques Larousse, 478 pages.