lundi 21 mai 2012

L'arbre à palabres s'enracine !

En mai 2011, lorsque Joss Doszen lançait les rencontres baptisées "Palabre autour des arts", les amoureux des Lettres venues d'Afrique s'étaient dit : "voilà un projet génial". Pourquoi génial ? Parceque c'est une littérature qui, de par sa relative "jeunesse", a encore besoin d'être soutenue. Pourquoi soutenue ? Non pas parce qu'elle ne tiendrait pas debout si on ne la tenait par la main (au contraire elle manifeste une richessse, une divesrsité, une solidité plus étonnante décennie après décennie), mais parce qu'elle ne serait pas "visible" : elle demeurerait ignorée du plus grand nombre de lecteurs. Cette jeune littérature a donc bien besoin d'être placée sur un promontoire afin que quiconque, même à des kilomètres, l'aperçoive distinctement et l'admire.

Trois lectrices venues de province : Liss entre Roselyne et Françoise.
Jolie discussion sur la littérature dans un café, avant de rejoindre le Music Hall.

Lire des oeuvres relevant d'Afrique et des Caraïbes et en parler autour de soi est une manière admirable de contribuer au rayonnement de cette littérature, mais lancer en plus un projet destiné à réunir des lecteurs et des auteurs qui illustrent cette littérature est encore plus louable ! C'est une action qui mérite les encouragements, le soutien de tous ceux qui considèrent la littérature comme une nourriture vivifiante, mais surtout de ceux qui estiment que la littérature noire a sa place sur la carte géographique de la littérature mondiale.

Liss et Toufaht Mouhtare, auteure de "Ames suspendues".

Quelques amis avaient ainsi d'emblée apporté leur concours pour la concrétisation de ce projet. L'équipe s'est constitué un "noyau dur" de trois animateurs-chroniqueurs : Laréus Gangouéus, Aurore Foukissa et l'initiateur du projet, Joss Doszen. Puis, se sont ajoutés, au fil des mois, d'autres chroniqueurs, séduits par le projet et soucieux d'apporter, eux également, leur pierre à l'édifice, même s'ils se considéraient au départ comme des amateurs, comme des personnes ayant peu d'expérience dans le domaine.

Liss et Jacques Dalodé, auteur des "Très bonnes nouvelles du Bénin".

Ce sont donc des passionnés de littérature qui se sont retrouvés une fois par mois depuis mai 2011 au restaurant le "Loyo". Nous sommes en mai 20012. Un an donc ! L'occasion de fêter l'événement, car à un an, on a traversé bien des étapes : on est passé du biberon à la nourriture solide, on a appris à s'asseoir, à marcher à quatre pattes puis à se tenir debout. On tient désormais ferme sur ses pieds. Il ne reste plus qu'à courir, à sauter, à grimper sur les arbres pour attirer l'attention de plus de personnes que nos simples parents et amis.


Vue sur les artistes palabreurs, ainsi qu'une partie du public.

Ainsi donc, pour ce premier anniversaire : réservation d'une belle salle à Paris, l'African Music Hall, près de la cité des sciences ; retour sur les coups de coeur de l'année ; invitation de plusieurs des auteurs reçus durant toute cette première année de palabres ; cocktail offert ; thème de la rencontre : "La femme dans la Littérature des Afriques" ; séance de dédicaces à la fin.

Franchement, pouvait-on rêver plus alléchant comme programme ? En plus... en plus... parmi les invités, des auteurs de marque : Sami Tchak, Emmanuel Goujon, Khadi Hane, Joëlle Esso. Malheureusement, Sami Tchak, ayant eu un empêchement au dernier moment, n'a pu être de la fête. Il a fallu le remplacer pour garder quatre intervenants, comme prévu au départ. Naturellement, remplacer l'éloquent Sami Tchak n'est pas une mince affaire, cependant la fête se devait d'être belle, vivante. Les familiers des textes bibliques connaissent sans doute la parabole des conviés :

Un homme important invite des amis, de même rang que lui bien évidemment, à une fête qu'il organise chez lui. Chacun de ces amis a un prétexte pour ne pas se présenter à la fête. Quelle joie peut-on ressentir lorsqu'on est tout seul à boire, à manger, à danser ? La fête n'en est plus une. L'organisateur demande donc à ses domestiques de proposer à n'importe qui dans la rue de se joindre à lui dans sa demeure, car il n'était pas question qu'il soit tout seul, un plaisir qui n'est pas partagé n'a pas autant de saveur que celui qui se vit à plusieurs. Se présentent donc des inconnus, des indigents, des gens du peuple mais heureux de faire la fête avec cet homme généreux.

Mais rassurez-vous, les personnes qui ont répondu au rendez-vous, dimanche dernier au Music Hall, sont venues par amour. Il y en a qui sont venues de Bretagne. Tous ont bravé le mauvais temps. On était plus d'une cinquantaine ! En dehors des auteurs devant intervenir sur le thème du jour, d'autres auteurs, reçus aux palabres, ont également fait le déplacement et sont venus à la rencontre du public, et ils ont eu raison car celui-ci a fait moisson de dédicaces. 

Public généreux,  intéressé et intéressant, cet anniversaire a été une réussite grâce à la présence de tous...

Outre les auteurs ci-dessus cités, il y avait aussi, entre autres : Jacques Dalodé, Yahia Belaskri, Dibakana Mankéssi, Toufaht Mouhtare et aussi l'artiste plasticien Manel Sow, dont les tableaux étaient exposés dans la salle.

Les coups de coeur des chroniqueurs :

Françoise Hervé : L'hibiscus pourpre de Chimamanda Ngozi Adichie (Nigéria)
Aurore Foukissa : L'oeil le plus bleu, de Toni Morrison (Etats-Unis)
Gangouéus : Blues pour Elise, de Léonora Miano (Cameroun)
Joss Doszen : Riwan, de Ken Bugul (Sénégal)
Aurélie : Un chant écarlate, de Mariama Bâ (Sénégal)
Kessy : Chair piment, de Gisèle Pineau (Guadeloupe)

En dehors de L'oeil le plus bleu, que je n'ai pas encore lu mais connaissant la plume de Morrison je vous le recommande aussi les yeux fermés, tous les autres romans constituent, pour moi également, de très belles lectures et vous pouvez peut-être, si vous voulez appprécier le goût de cette littérature des Afriques, commencer par piocher dans cette liste. Vous pouvez faire encore mieux :  avoir une plus large vue des écrivaines du continent et de leurs oeuvres en vous procurant la brochure constituée par l'équipe des palabres. Celle-ci espère que nombreux souhaiteront l'acquérir, au prix modique de 4 €, une manière de l'aider à amortir les frais générés par l'organisation de ce premier anniversaire. Les familiers de Paris savent ce que coûte la location d'une salle, d'un cadre aussi agréable en plus ! Si vous êtes généreux et selon vos possibilités, vous pouvez donner bien plus. Ce que je vous propose, c'est d'envoyer un chèque de soutien à l'organisateur : 10, 15, 20 € ou plus ! Mais vous pouvez aussi vous limiter aux 4 € demandés en prévoyant en plus les frais d'expédition de la brochure. Bref soutenons les palabres autour des arts, soutenons la littérature noire, parlons-en autour de nous, partageons nos coups de coeur, retrouvons-nous, un mardi, sous l'arbre à palabre.




Pour manifester votre soutien, contacter :

doszen@hotmail.fr

Des vidéos des rencontres passées sont disponibles sur internet (dailymotion) en tapant "palabre autour des arts". 

jeudi 3 mai 2012

Mont Plaisant, de Patrice Nganang

Après Temps de chien, lu quelques années après sa sortie, roman qui fut distingué entre autres par le Grand Prix Littéraire d'Afrique noire en 2003, il était temps pour moi de réentendre la voix de Patrice Nganang, qui se donne comme l'une des plus puissantes du moment venues du Cameroun. Je voulais mesurer l'intensité de l'écho qu'elle peut provoquer aujourd'hui chez le lecteur. La parution de Mont Plaisant, son dernier roman, qui a reçu la mention spéciale du Prix des Cinq continents de la Francophonie, était une belle occasion de le faire.



Ce roman révèle une plume expérimentée, habile dans la construction aussi bien que dans l'écriture, qui baigne dans des eaux pures, exemptes de scories. C'est un roman qui creuse son chemin dans l'Histoire, l'histoire du Cameroun, et qui réserve des surprises de taille à ceux qui se contentent du discours communément partagé sur l'Afrique et les Africains : une population ensevelie dans la nuit la plus profonde de l'inculture et qui ne s'est réveillée qu'à la lumière de la civilisation occidentale. Or les personnages historiques sur lesquels se fonde ce roman sont autant de témoignages de la vivacité et de la créativité du monde noir. Sami Tchak, dans Al Capone le Malien, appelait de ses voeux une littérature qui serait "à la hauteur de nos héros", il espérait la parution de romans non plus écrits "dans l'esprit d'attirer l'attention du public et des critiques blancs", mais qui seraient consacrés à ces personnages complexes qui sont en quelque sorte une empreinte de leur pays, de leur culture, de leur époque. C'est dans ce type de romans, authentiques, que l'on peut sentir vibrer une "âme". (Al Capone le Malien, pages 160-161)
Ce renouvellement du roman africain est en cours, en oeuvre déjà dans Al Capone le Malien, il est en plein épanouissement dans Mont Plaisant, roman dans lequel on sent battre le coeur du Cameroun.

Qu'est-ce donc que le "Mont Plaisant" ? C'est la résidence d'exil de Njoya, souverain  des Bamoum, groupe ethnique du Cameroun ayant en quelque sorte pour capitale Foumban. Il est invité dans cette résidence par son ami Charles Atangana, chef des Ewondo dont le fief est Yaoundé. Le roman couvre les premières décennies du XXe siècle, et même un petit peu avant, lorsque les Européens signent des traités avec les chefs locaux, traités qui se transformeront en autorisation pour les premiers de s'installer sur ces territoires et d'en être les maîtres, à la surpise de ces chefs africains qui verront peu à peu leur souveraineté être réduite, entraînant dans leur déclin la disparition, ou du moins la méconnaissance de ce que furent la culture, les réalisations des autochtones. Le sultan Njoya était entouré de tout un ensemble d'artistes rivalisant d'inventivité pour contenter un souverain qui savait apprécier le talent, l'ingéniosité et qui était lui-même un homme ingénieux, puisqu'il inventa un alphabet, demanda à ses architectes d'établir une carte géographique de son territoire, écrivit un livre, le Saa'ngam, somme de ses pensées.

Suivant la coutume, Charles Atangana offre à son invité de marque une femme, il en a déjà plus de six cents. Il s'agit précisément de la fille de son frère, Joseph Ngono. Sara n'est encore qu'une enfant de neuf ans environ, qui doit être préparée à ses futures noces par la matrone Bertha, dont le coeur a été durci par une histoire personnelle, une injustice infligée à son unique fils, Nébu, à cause d'une jeune fille qu'il a eu le malheur d'aimer. Mais Bertha la dure va curieusement se radoucir, se métamorphoser, lorsqu'elle percevra la possibilité de revivre sa maternité, de redonner vie à son fils disparu, à travers Sara. Celle-ci échappera donc momentanément à son destin de femme du sultan, la matrone l'ayant travestie en garçon et rebaptisée Nébu, nom de son défunt fils. Sara, transformée en Nébu, sera désormais "l'ombre" du sultan, autrement dit le garçon de chambre de celui-ci.

En 2000, la "Maison des artistes", l'autre nom du Mont Plaisant, n'est plus qu'une ruine, mais Sara, dernier témoin de la vie intense, intriguante, qui anima cette maison, est toujours vivante, elle a quatre-ving-dix ans. Et c'est une chance inouïe pour une jeune femme originaire du Cameroun, installée aux Etats-Unis, qui revient dans son pays natal dans le cadre de ses recherches, de rencontrer cette dame et de pouvoir l'interroger. Son entreprise sera facilitée par une heureuse coïncidence : elle se prénomme aussi Bertha, ce qui va déclencher la mémoire et la parole de la vieille Sara que tous croyaient muette, et ouvrir à Bertha et au lecteur une page mémorable de l'histoire du Cameroun, qui fut tour à tour sous domination allemande, française et anglaise. C'est l'époque où les conflits européens, notamment les première et deuxième guerres mondiales, s'invitent sur les territoires africains. Ces différentes puissances coloniales utilisent toutes la religion aussi bien que la violence pour dompter les autochtones, alors que ceux-ci les ont accueillis les bras ouverts. 

J'ai particulièrement aimé le démarrage du roman, un début accrocheur et très bien orchestré. Le roman se présente comme le récit de Bertha, la jeune femme chercheur, qui rapporte l'histoire ou plutôt les histoires que Sara a bien voulu lui conter, et qui font revivre Njoya, Charles Atangana et d'autres figures du nationalisme camerounais comme Rudolf Douala Manga Bell et Adolf Ngosso Din, des histoires qu'elle recoupe ou confronte avec ses propres découvertes dans les bibliothèques et autres archives coloniales. Ces personnalités méritaient vraiment qu'un hommage leur soit  rendu dans un roman, sortant ainsi de la poussière de l'oubli. Mais celui qui m'a le plus fasciné, c'est Nébu, le fils de Bertha la matrone, l'artiste, et c'est l'amour qui lui donne une telle acuité artistique qu'il en arrive à dépasser ses maîtres ! Quel amour de l'art, quel désir de perfection ! Son histoire fait fatalement penser au mythe de Pygmalion dont il est en quelque sorte la version africaine. Le personnage de Nébu est le portrait le plus intéressant, le plus beau, selon moi.

L'élégance du style de Nganang dans ce roman repose essentiellement sur le langage métaphorique et le sens de la formule. De nombreux passages peuvent être érigés en aphorismes. Voici des exemples :
- "Le tic-toc d'un amour maternel peut faire attendre un chef éternellement sur la route du temps perdu." (p. 23)
- "La douleur d'une mère est une porte qu'aucun homme ne souhaite laisser ouverte trop longtemps." (p. 25)
- "Chacun de nous porte sur ses épaules la totalité de son époque." (p. 30)
- "La mémoire est une archive." (p. 202)
- "La mémoire peut être une véritable malédiction ; elle est aussi un testament de vie." (p. 362)
- "L'art est un antidote contre la folie." (p. 224)
- "L'art est un supplément pour une vie devenue invivable." (p. 229-230)
- "Les rêves sont un panier de trésors infinis." (p. 249)
- " L'Histoire est une Maison de Mille Récits. (...) C'est le seul véritable juge de nos erreurs et de nos succès." (p. 497)

Patrice Nganang, Mont Plaisant, Editions Philippe Rey, 2011, 510 pages, 20 €.