dimanche 17 avril 2011

Cahier d'un Retour au pays natal, d'Aimé Césaire

Qui ne connaît des extraits ou un seul extrait du Cahier d’un Retour au pays natal ? Il vient alors seulement de découvrir les terres de la littérature francophone, parce que lorsqu’on est un familier des lieux, on aura remarqué cette maison, dont les habitants sont tous disparus aujourd’hui, mais qui en impose encore par la prestance de ces derniers et par le rôle que celle-ci joua, à une époque où il était utile d’avoir une maison à soi, une maison où s’abriter des vents du dénigrement, de la pluie de crachats déshumanisants. Cette maison, la Négritude, a le mérite d’avoir aidé des générations de Noirs à croire qu’ils n’étaient pas destinés à vivre dans des trous plus insalubres et dégradants que des niches de chiens, mais qu’ils pouvaient prétendre à une demeure aussi digne que celle des autres humains.



Cette maison est passée au rang de monument ou de musée aujourd’hui, mais les textes qui lui donnèrent son éclat sont encore tout palpitants de vie, ne serait-ce que par leur facture littéraire. Qui aime la littérature tournera avec fébrilité les pages du Cahier d’un Retour au pays natal, il éprouvera même une certaine jouissance à goûter aux mots de Césaire, quand bien même ce serait « des mots de sang frais, des mots qui sont des raz-de-marée et des érésipèles et des paludismes et des laves et des feux de brousse, et des flambées de chair, et des flambées de villes ». (p. 33)



Oui, le Cahier de Césaire est écrit à l’encre des exactions perpétrées contre le peuple noir : esclavage, colonisation, racisme. Comme dans La prochaine fois le feu de Baldwin, il prend sa source dans la violence qui a suivi la rencontre de deux races : Blancs et Noirs, les uns assujettissant ou chosifiant les autres. Pourtant on ne peut pas réduire ce texte à ce simple aspect racial, et surtout qu’on ne voie pas en Césaire un homme qui, par vengeance, veut dresser ses frères noirs contre les Blancs :

« ne faites point de moi cet homme de haine pour qui je n’ai que haine
car pour me cantonner en cette unique race
vous savez pourtant mon amour tyrannique
vous savez que ce n’est point par haine des autres races
que je m’exige bêcheur de cette unique race
que ce que je veux
c’est pour la faim universelle
pour la soif universelle » (p. 50)

Comme Baldwin, Césaire appelle à la dignité, à la paix universelles. Et son texte est aussi cinglant, aussi brûlant que le feu de l’américain, c’est un texte qui veut « vriller le ciel d’une stature de protestation » (p. 17), et il faut avoir les yeux du poète, de l’homme attentif aux signes qui l’entourent pour percevoir la « succulence des fruits » (p. 50) contenus dans le Cahier. Baudelaire ne nous dit-il pas que la Nature est un temple où l’homme passe comme à travers des forêts de symboles ? (poème « Correspondances », in Les Fleurs du Mal). Et Césaire de déclarer, avec raison : « Qui ne me comprendrait pas ne comprendrait pas davantage le rugissement du tigre » (p. 21)

Tant pis pour vous, si vous ne comprenez pas l’essence du Cahier d’un Retour au pays natal, s’il vous déplaît, vous dérange, vous étourdit, c’est à vous de vous y faire : « Accommodez-vous de moi. Je ne m’accommode pas de vous ! » (p. 33) Césaire se tient debout dans ce livre, « elle est debout la négraille » ! (p.61) et il regarde le lecteur droit dans les yeux. Il y a dans son regard quelque chose de l’ordre du défi, de l’audace, de la colère.

Le ton est cinglant, comme je l’ai dit plus haut, ironique par endroits. Tenez, le portrait du nègre, qui est fait aux pages 40-41, rivalise en férocité avec ceux de La Bruyère :

C’était un Nègre grand comme un pongo […]. Son nez qui semblait une péninsule en dérade et sa négritude même qui se décolorait sous l’action d’une inlassable mégie. Et le mégissier était la Misère. Un gros oreillard subit dont les coups de griffes sur ce visage s’étaient cicatrisés en îlots scabieux. Ou plutôt, c’était un ouvrier infatigable, la Misère, travaillant à quelque cartouche hideux. On voyait très bien comment le pouce industrieux et malveillant avait modelé le front en bosse, percé le nez de deux tunnels parallèles inquiétants, allongé la démesure de la lippe […].
C’était un nègre dégingandé sans rythme ni mesure.
Un nègre dont les yeux roulaient une lassitude sanguinolente.
Un nègre sans pudeur et ses orteils ricanaient de façon assez puante au fond de la tanière entrebâillée de ses souliers…

La métaphore est au cœur de ce texte, c’est la première qualité de cette œuvre hautement littéraire, par exemple page 19, la description de la plage de Grand-Rivière, en Martinique :

« Une détresse cette plage elle aussi, avec ses tas d’ordures pourrissant, ses croupes furtives qui se soulagent, et le sable est noir, funèbre, on n’a jamais vu un sable si noir, et l’écume glisse dessus en glapissant, et la mer la frappe à grands coups de boxe, ou plutôt la mer est un gros chien qui lèche et mord la plage aux jarrets, et à force de la mordre elle finira par la dévorer ».

Texte imagé, texte sonore aussi, avec des mots qui sont en fête, des mots qui dansent leur danse mystérieuse. Le Cahier d’un Retour au pays natal vous fera découvrir des mots, enfin si votre vocabulaire n’était pas encore riche des mots comme ‘‘mentule’’, ‘‘promission’’, ‘‘mégie’’, ‘‘chalasie’’, ‘‘houer’’, ‘‘fouir’’, ‘‘bombillement’’ – et comment le pourraient-ils, certains d’entre eux ne figurant pas dans le dictionnaire ? Et ‘‘syzygie’’, prononcez donc plusieurs fois ‘‘syzygie’’ ! Quelle gymnastique sonore, n’est-ce pas ?

Que de bonnes raisons de lire ou de relire le Cahier d’un retour au pays natal, un texte qui a du goût !


Aimé Césaire, Cahier d'un Retour au pays natal, Présence Africaine, réédition 2008, 96 pages, 4.90 €.

19 commentaires:

St-Ralph a dit…

Je crois avoir tenu ce livre entre les mains sans jamais avoir eu envie de le lire. C'était l'époque où les écrits noirs m'étaient Aquilon, pour ne pas dire sans grand intérêt. Epoque que je regrette aujourd'hui parce qu'il m'a fait prendre beaucoup de retard dans la connaissance de la littérature noire que je découvre avec beaucoup de délectation.

Je n'ai pas été déçu par le "Discours sur le colonialisme". Il me faut sans doute continuer ma connaissance de Césaire en lisant son "Cahier d'un retour au pays natal". j'ai beaucoup aimé ton introduction qui fait de la Négritude une demeure qui conférait dignité à ceux qui en étaient privés.

Liss a dit…

Epoque qui "m'a fait prendre beaucoup de retard dans la connaissance de la littérature noire que je découvre avec beaucoup de délectation". Qui aurait cru que tu dirais cela de la littérature noire ? Ceux qui furent tes connaissances d'alors doivent être bien surpris, et même ne te reconnaissent plus, car un nouveau St-Ralp est né, que nous, tes amis d'aujourd'hui, avons la chance de connaître.

Tu aimeras l'écriture du Cahier, très imagée. Et moi je n'ai pas encore lu le Discours sur le colonialisme.

Françoise a dit…

merci Liss pour ce rappel à l'ordre ...ce livre doit être lu pour qui prétend s'intéresser de près à la négritude, ou plutôt pour qui s'inquiète de la dignité humaine ! première lecture rapide, mérite une deuxième approche plus subtile qui se fera dans la tranquillité .
J'ai passé mon oral du bac de français avec un extrait de ce texte, je n'en n'étais plus très sûre (ça date !), c'est en lisant que ça m'est revenu de façon formelle:"ma négritude n'est ni une tour ni une cathédrale".Je voulais absolument être interrogée sur Baudelaire, mais le sort en a décidé autrement, à l'époque le sujet ne me parlait pas, il m'a rattrapé beaucoup plus tard .
C'est un livre magnifique !

Liss a dit…

"pour qui s'inquiète de la dignité humaine", oui, je préfère aussi, cela exprime mieux les attentes de l'auteur.
Tu as passé l'oral avec Césaire ? C'est curieux en effet comme la vie nous ramène à certains carrefours ! En tout cas je suis heureuse que tu veuilles retrouver Césaire de manière plus libre que les conditions stressantes d'un examen. Baudelaire n'aura pas inondé tout l'espace de ton coin poésie, d'autres auteurs peuvent s'y faire une petite place...

Dominique NGOÏE NGALLA a dit…

La prochaine fois tu nous propose "Discours sur le colonialisme"?

Cunctator.

PS: Je ne suis pas Dominique

Liss a dit…

Eh ! Cunctatot, je vais t'assigner à comparaître pour usurpation d'identité ! (rires)

Obambé a dit…

Je ne suis pas très adepte des classements avec titres et grades, dans les domaines des arts (écrits, parlés etc.), mais j’ai tendance à penser que chez les Français, Césaire est pour moi le meilleur écrivain.

A l’annonce de sa mort, je n’ai pas hésité une seule seconde à me rendre à La Sorbonne pour la soirée hommage à sa mémoire. Cahier d’un retour au pays natal est un livre d’une puissance inouïe. Vraiment.

PNN, tu es un homme dangereux. Heureusement que tu es brillant, sinon je t’aurais soupçonné d’imiter la signature du Vieux pour tes carnets de notes.

@+, O.G.

Liss a dit…

Obambé, grâce à toi, un éclair me traverse soudain (je devrais dire enfin) l'esprit. Ce PNN, c'était donc lui ? J'étais à des années lumière de me douter de... de... Mince alors !
Matondo, Tata Obambé, heureusement que tu es là !

Pour le Cahier, aucun doute, un "livre d'une puissance inouïe", je suis d'accord avec toi à deux cents pour cent.

Obambé a dit…

Aïe!
J'ai trahi l'identité secrète de Cunctator? Ma vie est en danger, je m'en vais me chercher un gilet pare-balles et des amulettes.

@+, O.G.

Liss a dit…

Grand-frère,
je m'étais douté depuis longtemps pour cunctator et lui en avais parlé, mais je n'avais jamais fait le lien avec le PNN qui venait intervenir ici de temps en temps, il y a de longs mois, et tu disais que c'était un "puits de connaissance", si mes souvenirs sont bons. C'était bien lui alors ?

Liss a dit…

Pardon, j'ai confondu avec K.N., qui sans équivoque est une dame.. Et puis zut, ça m'énerve ces pseudo trop peu consistants, qu'on peut confondre les uns avec les autres, ce n'est pas comme Obambé Gakosso ou Liss Kihindou, on ne peut pas en rencontrer deux de chaque sur la toile...

Obambé a dit…

Ah ! Liss,

Je te confirme que K.N. et PNN sont de deux genres différents (Dame et homme) et ils sont tous les deux des puits de connaissance. Ce que j’apprends avec eux valent une bonne université. Vraiment.
Ces pseudos ? Ouh ! là ! là ! c’est compliqué à gérer.
Quand j’étais étudiant, un Frère ivoirien me narra que dans sa classe de 4e il y avait un Yao Koffi et un Koffi Yao. Je ne te dis pas comment les profs, les élèves etc. avaient du mal à s’en sortir.

@+, O.G.

Cunctator a dit…

Hahahahahaha, Liss, quand je connecte de mon ordinateur, ça marque automatiquement Dominique NN, je ne peut te dire pourquoi. Je ne suis pas Dominique Ngoïe-Ngalla, je suis Ngalla-Ngoïe-Cunctator Philippe, PNN ou Cunctator. Je n'ai encore rien usurpé, ni le nom, ni l'oeuvre de Dominique. Nous avons des personnalités très différentes, et malgré notre proximité intellectuelle, nous n'envisageaons pas les choses de la même manière. Et puis, je ne pense pas avoir le même style que Domonique Ngoïe-Ngalla. MAis Liss, tu m'as "démasqué" depuis bien longtemps maintenant.

Cunctator a dit…

Et puis pour Césaire, il faut replonger dans son oeuvre pour comprendre ce qu'est la Négritude, souvent incomprise et critiquée oiseusement.

Liss a dit…

Ah ! ça y est, tu te confesses, tu te confesses ! Tu sais, j'avais essayé de me creuser la cervelle pour savoir qui se trouvait derrière ce PNN, j'avais bien vu que je me trouvais au-dessus d'un puits de connaissance, pour reprendre l'expression d'Obambé, un fin connaisseur des lettres en général, lettres françaises en particulier. Te souviens-tu de ton abondante et riche contribution à ma chronique sur la poésie de Mabanckou ? Et comment ne t'en souviendrais-tu pas ?
J'en étais venue à me dire : "ce pourrait bien être aussi Mabanckou lui-même", tellement cela sautait aux yeux que je n'avais pas affaire à un vulgaire internaute, je veux dire un internaute inculte.
Bon, cunctator, DNN et toi, vous n'avez peut-être pas le même style, mais vous avez la même âme, si bien qu'on pourrait se méprendre sur vos textes respectifs...

Anonyme a dit…

hahahahahahahahahahaha, c'est normal il m'a un peu éduqué, j'ai lu dans sa bibliothèque et je me souviens lui avoir très tôt de mandé des conseils sur ce qu'il fallait faire pour...

Cunctator.

PS; tu vas voir, ça va encore marquer D. Ngoie-Ngalla

Liss a dit…

C'est parce que le blog Réflexions actuelles est sur blogspot aussi, comme moi, alors si tu te connectes depuis ton poste et depuis l'espace Réflexions actuelles, il indique aussitôt l'identifiant...
Bon, le jeu avec l'identité, tu adores !

DF a dit…

Cela ne me rajeunit pas: je l'ai lu dans le cadre d'un cours d'université sur Césaire, dans les années 1994...

Liss a dit…

Pardon Daniel, de répondre aussi tard. C'est donc une ancienne lecture pour toi, une relecture, par contre ton commentaire laisse perplexe : tu l'as lu dans le cadre d'un cours duniversité... que tu devais dispenser ou suivre ? Merci de ta visite.