mardi 9 février 2010

Voyages en terres inconnues, de Laurent Gaudé

Voyages en Terres inconnues rassemble deux nouvelles de Laurent Gaudé : « Sang négrier » et « Dans la nuit Mozambique ». J’avais déjà entendu parler de cette dernière nouvelle du côté du site Exigence Littérature. La présentation qui avait été faite de cet auteur contemporain comme auteur de talent avait rencontré mon plein assentiment. Je regarde en effet Laurent Gaudé comme une illustration du célèbre vers de Corneille « aux âmes bien nées, la valeur n’attend pas le nombre des années ». J’avais eu alors envie de vivre cette « nuit mozambique ». Mais les blogs ont une autre manière d’allumer les désirs et de changer les envies en impérieux besoin. Après la lecture du compte-rendu de St-Ralph sur « Sang négrier » [http://raphael.afrikblog.com/archives/2008/05/29/9366901.html] et des échanges qui ont suivi la publication de cet article, j’ai immédiatement passé commande de la nouvelle. C’est là que je suis tombé sur Voyages en terres inconnues, édition conçue pour les élèves.


Laurent Gaudé sait trouver les mots pour raconter au mieux un fait marquant de l’histoire, pour traduire au plus juste les sentiments des protagonistes. Pour raconter, tout simplement. Chaque mot dans ce recueil pèse son poids de justesse et de qualité. Le voyage, le fantastique, voilà les traits d’union entre les deux nouvelles.


SANG NEGRIER
Le sujet de cette nouvelle est évidemment la traite négrière. Un bateau est affrété pour son itinéraire habituel : Gorée (Sénégal) – Amérique – Retour à Saint Malo où les matelots retrouvent leur famille, leurs maisons. Mais juste avant le départ, le capitaine meurt, emporté par une maladie. Il est remplacé dans l’urgence par son second, qui est le narrateur de l’histoire. Ce dernier revient sur les événements qui ont bouleversé sa vie il y a de cela plusieurs années. Il a depuis cette époque perdu l’envie de monter sur un bateau, il est prisonnier du passé, un passé toujours présent en lui et autour de lui. Pour tous, il est devenu fou. Mais qui est fou : celui qui se rappelle sans cesse la sauvagerie avec laquelle toute une population a traqué des nègres échappés du bateau qui devait les vendre comme marchandise en Amérique, ou bien la population qui fait comme si de rien n’était ? Cinq nègres se sont échappés, ils sont recherchés puis abattus avec une cruauté qu’il est inutile de rappeler ici. Tous sont retrouvés. Tous sauf un, qui terrorisera la population à son tour.

Extrait
« Je suis fou aujourd’hui mais je ne l’ai pas toujours été. Je me souviens encore d’un temps où j’étais ce que les femmes de chambre appellent, avec envie, un gaillard. La tête bien posée, l’esprit clair, les mains sûres et le corps vigoureux, un gaillard qui balayait du revers de la main les contes pour bonne femme. La vie s’amuse avec moi. Elle me ronge sans m’engloutir tout à fait. Elle me fait durer. C’est un long supplice qui viendrait à bout des plus solides. Je suis fou à lier, oui, mais je n’oublie rien de ce qui m’a fait chavirer et je dis ce qui fut. Si je vous disais que j’ai vu un chat à deux têts ou une chienne mettre bas un rat, il faudrait me croire car ces choses-là arrivent. Elles sont si étranges qu’elles font perdre la raison à ceux qui en sont témoins mais ils ne les inventent pas parce qu’ils sont fous, ils sont fous d les avoir vues. » (p. 34)

DANS LA NUIT MOZAMBIQUE

Quatre amis ont coutume de se retrouver, chaque fois que cela est possible, chez l’un d’eux, patron d’un restaurant. Ils se retrouvent donc, ils mangent, ils trinquent, mais surtout ils se racontent des histoires. Cette magie du récit qui vous fait vivre par l’esprit des voyages et des aventures extraordinaires, qui vous rend familiers des lieux que vous n’avez jamais visité, les quatre amis l’expérimentent avec bonheur et c’est également ce que Laurent Gaudé offre au lecteur : le plaisir de raconter. La fin importe peu. Dans cette nouvelle en particulier l’énigme n’est pas élucidée, alors que le suspense est porté à son paroxysme. A la fin de la nouvelle, on se sent « comme un enfant que l’on envoie se coucher alors que la fête bat son plein » (p. 67)
La nouvelle met pourtant en scène des hommes forgés par la dureté de la vie. Cependant, lorsqu’ils se racontent des histoires, ils redeviennent comme des enfants. On relève plus de cinq fois la comparaison avec l’enfant. Les amis sont suspendus aux lèvres du conteur, ils boivent son récit comme un enfant boit goulûment le lait nourricier dont il n’accepte pas d’être sevré. De la même manière le lecteur en redemande de ces récits pleins de saveur, d’émotions, de vie.

Extrait
« La soirée aurait pu s’achever là. Ils auraient pu, lentement, laisser la conversation s’éteindre dans le fond de leur verre mais le commandant Passeo n’avait pas encore vraiment parlé. Ce fut son tour, et les autres, tout à leur bonheur d’écouter, loin de leur propre vie, oubliant les traces et le poids des choses, tirèrent sur leurs petites cigarettes avec des yeux d’enfants. Le commandant Passeo commença son récit et tout le monde sentit qu’il prenait la parole pour longtemps. C’était bien. Le reste n’avait pas d’importance. Lisbonne dormait. Ils étaient entre eux, et les mots de Passeo flottaient dans la salle, entre la fumée des cigarettes et le sourire de ses amis. » (p. 54)

Laurent Gaudé, Voyages en terres inconnues, Magnard, collection Classiques et Contemporains, 2008.

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