samedi 30 juillet 2011

Peau noire, masques blancs, de Frantz Fanon

Frantz Fanon figure parmi ces penseurs noirs que l'on n'hésite pas, à tort ou à raison, à convoquer pour étayer son propos, car leurs oeuvres ont laissé des marques indélébiles dans le processus de prise de conscience de l'Humanité face à la question de la "race", en particulier lorsqu'il s'agit de Blancs et de Noirs. Je dis "Humanité" car dans Peau noire, Masques Blancs - on pourrait dire la même chose de La Prochaine fois le feu de Baldwin par exemple - c'est un appel universel qui est lancé, même si l'auteur s'intéresse en particulier aux Noirs, à ceux des Antilles plus précisément, car il ne prétend parler que de ce qu'il connaît le mieux, de ce qu'il a observé : "Etant Antillais d'origine, nos observations et nos conclusions ne valent que pour les Antilles" (Peau noire, masques blancs, Introduction, p. 11)



Malgré cette humble déclaration, on voit bien, à la lecture du livre, que le sujet dépasse largement le cadre antillais, pour se fondre en celui de l'homme noir dans le monde : comment il est perçu par l'autre et comment il se perçoit lui-même. C'est une relation souillée, infectée par la colonisation, que Frantz Fanon se propose d'assainir ;  et c'est une question qu'il est urgent de régler, si l'on veut que le monde se porte mieux. En effet, tout se résume dans les rapports que les hommes entretiennent les uns avec les autres, dans l'échelle qu'ils ont voulu établir : homme supérieur ? inférieur ? comme s'il y avait des catégories d'hommes.

Mais gare à ceux qui voudront tout de suite tirer des conclusions et classer ce texte dans la lignée de la Négritude : "Et si je pousse un grand cri, il ne sera point nègre." (p. 23). Frantz Fanon présente simplement son livre comme la volonté de dire les choses, de débarrasser les rapports humains de tout ce qui les a corrompus depuis des centaines d'années :

"Je veux vraiment amener mon frère, Noir ou Blanc, à secouer le plus énergiquement la lamentable livrée édifiée par des siècles d'incompréhension." ( Introduction, p. 10)

Plus simplement, l'auteur veut dire "certaines choses", certaines vérités, et la vérité n'a pas besoin de longues circonvolutions pour être dite, peu de mots suffisent à l'exprimer. Peau noire, masques blancs est un petit livre (je parle évidemment du nombre de pages) qui, aujourd'hui encore, fait de l'effet, bien qu'il soit vieux de près de soixante ans.

J'ai déjà employé l'image de la giffle lorsque je tentai, dans ma critique de La Prochaine fois le feu, d'expliquer l'impression que la lecture de ce livre pouvait laisser au lecteur. Le sujet est le même, mais traité différemment, car Fanon aborde la question noire du point de vue psychanalytique, pour ne pas dire médical. Je dirais donc à son sujet qu'il invite le lecteur à le regarder droit dans les yeux afin d'y lire des vérités, qu'elles soient humiliantes, accablantes,  brûlantes, libératrices... je ne pense pas qu'elles soient apaisantes pour qui que ce soit, car cette "lamentable livrée" dénoncée par l'auteur n'a pas encore tout à fait été jetée au feu. Au mieux on s'en débarasse pour la remettre aussitôt, selon les circonstances, parfois même à l'insu de notre propre gré. 

Cet essai est en quelque sorte un face à face avec soi-même, car Fanon n'est qu'un miroir. Il nous met en demeure de nous mettre dans une posture d' "interrogation perpétuelle" (p. 23).

Mais puisque j'évoquais La Prochaine fois, le feu, je relève une différence notoire avec Peau noire, masques blancs : alors que Baldwin ne nous donne pas une seule fois l'occasion de rire, l'heure étant éminemment grave, Fanon m'a jetée parfois dans une franche hilarité, bien qu'il ne se départisse à aucun moment de son sérieux. L'heure est grave aussi dans son essai, mais le rire peut être le moyen de désamorcer la bombe qui n'a que trop fait exploser les relations humaines.

L'autre attrait de ce livre, c'est que l'auteur s'appuie sur des oeuvres, qu'elles soient romanesques ou qu'elles relèvent de l'essai. Le lecteur les revisite donc ou les découvre avec bonheur. Lire Peau noire, masques blancs est donc une manière de plonger par exemple dans Nini, d'Abdoulaye Sadji, ou dans Un homme pareil aux autres, de René Maran, deux auteurs "classiques" de la littérature noire francophone.

Cet essai fut publié en 1952. D'autres auteurs ont suivi les pas de Fanon, ils ont tenté de faire l'état des lieux de la situation aujourd'hui : y a-t-il eu évolution ? Je me souviens d'un essai, Sois nègre et tais-toi ! de Jean-Baptiste Onana, que j'avais lu à sa parution. J'avais chroniqué le livre et publié également une interview de l'auteur, que je mettrai sans doute à votre disposition ici. Le lien avec Fanon avait été tangible dans l'ouvrage, mais alors je n'avais pas lu le Martiniquais.

Saurez-vous soutenir le regard de Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs

Editions du Seuil, collection Points, 190 pages. Première publication 1952.

vendredi 22 juillet 2011

Palabre du 31 mai en images

Les rencontres "Palabre autour des arts", initiées par Joss Doszen sont filmées. Le montage prend parfois du temps, mais enfin les videos sont disponibles sur Dailymotion, vous y trouverez également celles de juin ainsi que les rencontres futures sans aucun doute.

C'est surtout l'occasion pour moi de m'écouter, de me voir, et là, ouille ! ouille ! ouille ! La bafouille ! Je commence des phrases que je ne finis pas pour en former d'autres... et les erreurs de prononciation ! comme le mot "décennie" que je massacre. Et je parle trop avec mes mains au lieu de produire un discours clair et précis. Et puis j'ai du mal à m'exprimer en peu de mots. Et... et... et.... Bon, je vous fais grâce de mes commentaires et vous laisse découvrir par vous-mêmes.




Palabres autour des arts - Mai 2011 - Chroniques... par Culture_video




Palabres autour des arts - Mai 2011 - Palabres (4) par Culture_video




Palabres autour des arts - Mai 2011 - Palabres (5) par Culture_video

mercredi 20 juillet 2011

La brève histoire de ma mère, de Dibakana Mankessi

La brève histoire de ma mère est une sorte de Chronique d'une mort annoncée, mais, contrairement au roman de Garcia Marquez, c'est le personnage même qui va mourir qui annonce sa disparition aux siens, c'est-à-dire la mère. Elle informe ses enfants de la date à laquelle elle va rejoindre ses aïeux, ainsi que l'heure. La première fois, les enfants sont bouleversés, le ton et la manière dont elle livre cette information ne permettent pas de croire à une plaisanterie. Tous ses sept enfants l'entourent ce jour-là, pour guetter la mort et peut-être réussir à la convaincre, en l'apercevant, de faire demi-tour :

"Nous n'avions vraiment pas la tête à causer. Nous étions là à attendre, comme si nous tendions un piège, une embuscade à la mort, pour voir par où elle allait passer."
(La brève histoire de ma mère, p. 12)



Au matin, les enfants, sont heureux de constater que leur mère ne les a pas quittés, comme annoncé, mais elle réitère cette annonce pour l'année suivante. Le même scénario se produit. Au bout de quelques années, le nombre d'enfants restant à veiller au chevet de la mère s'amenuise, ceux-ci étant peu à peu gagnés par la certitude que rien n'arriverait. La septième année (un chiffre qui coïncide avec le nombre d'enfants qu'ils sont), à la date indiquée,  il n'y a personne auprès d'elle. Et c'est ce jour-là qu'elle s'en va. La consternation est grande parmi les enfants. Et c'est l'une des filles qui nous conte l'histoire de cette disparition. L'incipit du roman fait penser à celui de L'Etranger, roman d'Albert Camus. Tous deux commencent par cette funeste nouvelle : "maman est morte"

La narratrice explique les circonstances du décès de sa mère, elle livre en même temps des morceaux de ce qu'a été la vie de cette dernière, la vie de cette famille tout simplement, gérée beaucoup plus par le fils aîné plutôt que par le père, souvent absent, car occupé à caresser une bouteille ou une femme, mais jamais la sienne. La sienne, il la frappe, injustement, violemment. L'adolescente exprime aussi ses interrogations, ses émotions de jeune fille pubère.

Une autre voix prend la parole dans le roman pour raconter la vie de la mère, Mâ Mado, s'adressant à elle à la deuxième personne du singulier. Le lecteur en apprend ainsi davantage sur la vie du personnage, notamment sur ses origines, sur l'histoire de sa naissance. Ce croisement de "voix", celle du narrateur ou de la narratrice et une autre que le lecteur est appelé à identifier, est l'une des réussites du roman Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants de Mathias Enard.

Ce que j'ai le plus apprécié dans le roman de Dibakana, c'est la coloration africaine du langage. L'auteur a voulu rendre les expressions locales, le parler des francophones congolais. C'est un livre qui montre bien combien le français est une "langue africaine", comme le dit Pierre Dumond dans son essai Le Français langue africaine. J'ai donc sans cesse pensé à mon dernier livre L'Expression du métissage dans la littérature africaine, notamment la troisième partie consacrée au métissage de la langue utilisée par les auteurs africains.

Un extrait du roman :
"Elle était si sérieuse en nous le disant ! "Puisque je vous dis que je vais mourir, pourquoi ne me croyez-vous pas!" disait-elle de sa voix douce et chantante. Ah oui, il faut que je vous dise que chez nous on parle comme ça. Notre français n'est pas vraiment le français de la France. Il y ressemble beaucoup évidemment, mais il est différent. Pour sonner vrai, il est non seulement alourdi d'accent et imagé de mots venant de nos langues, mais également complété d'innombrables interjections bien de chez nous. Pourquoi ne me croyez-vous pas? Kô permet d'appuyer ce que l'on dit. En français de France, je ne vois pas d'équivalent." (page 14)

 
Dibakana Mankessi, La brève histoire de ma mère, Editions Acoria, 2010, 214 pages, 18 €.

dimanche 17 juillet 2011

Les larmes de cristal, Nika l'Africaine III, d'Aurore Costa

Aurore Costa a commencé en 2007 une saga intitulée Nika l'Africaine. Dans le premier volume, on fait connaissance avec la toute jeune fille qu'est alors Nika, mariée à 13 ans à un polygame dont elle a une fille, Kinia, alors qu'elle-même est encore adolescente. Elle est ensuite initiée à la sorcellerie, celle qui consite à avoir des dons supplémentaires pour pouvoir soigner, prévenir les dangers, protéger les siens. Le deuxième volume, Perles de verre et cauris brisés, se concentre sur Kinia, au moment où les Blancs, après avoir découvert les territoires africains, s'installent sur le continent pour implanter leurs colonies. Les uns se dient supérieurs, ils sont les plus forts puisqu'ils ont des armes puissantes et imposent leur loi. Les autres, malgré des résistances individuelles, sont obligés de se conformer aux décisions du Blanc, perçu souvent, à cause de sa couleur, comme quelqu'un venant de l'au-delà. Les Africains sont superstitieux. Ce qui ne fait aucun doute dans leur esprit, c'est que la "sorcellerie" du Blanc semble plus puissante puisque, avec ses "bâtons qui tuent", il peut ôter la vie en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. 




Point n'est  besoin de dire que les unions entre ces populations bien distinctes sont prohibées des deux côtés. Alors, lorsque Kinia, la fille de Nika, tombe enceinte de Manuel, un des chefs blancs de la colonie, avec lequel elle vit, en cachette, une histoire d'amour, c'est la catastrophe pour Nika. Ses enfants ni Blancs ni Noirs, considérés donc comme bizarres, ne peuvent être acceptés dans la communauté. Kinia vit retranchée dans la forêt avec ses deux filles. Sa mère Nika va la voir et la ravitailler quotidiennement.

Cependant, un jour qu'elle se rend auprès de sa fille, Nika ne sait pas qu'elle échappe ainsi au massacre de son village. C'est ainsi que se termine le deuxième volume et que commence le troisième, portant le titre Les larmes de cristal. Kinia, qui s'était éloignée de sa cachette malgré les recommandations de sa mère, a rencontré ceux qui ont mis le village à feu et à sang et est tuée. On imagine donc la douleur de Nika, qui a perdu non seulement sa fille, mais aussi les enfants qu'elle a eu de son second mariage, un mariage d'amour cette fois, avec Maka, un "bon"sorcier comme elle. Il ne lui reste comme famille que les deux filles de Kinia, Manola et Luzolo. Mais Manuel, qui sait que Kinia, cette noire qu'il aimait éperdument malgré le fait qu'il soit marié à Carmen, lui a laissé deux enfants, veut les récupérer et leur donner l'éducation à l'occidentale, comme il l'aurait fait pour des enfants légitimes. La grand-mère ne l'entend pas de cette oreille. Au moment où Manuel se prépare à se saisir d'elles, Nika transforme les petites et se transforme elle-même en chouette : elles prennent leur envol.

Dans ce troisième volume de Nika l'Africaine, c'est donc en quelque sorte à une course poursuite qu'on assiste. Nika se retire dans la forêt profonde, où tous craignent de pénétrer par crainte de n'en jamais pouvoir ressortir. Elle aura la chance de rencontrer des pygmées et de bénéficier de leur protection. Manuel met tout en oeuvre pour les retrouver. Mais à quel prix ?

Ce que j'aime dans cette saga, ce n'est pas l'écriture, l'histoire est racontée en toute simplicité, mais c'est le projet de l'auteur que je trouve louable et qui retient mon intérêt. A travers le personnage de Nika, c'est l'histoire de l'Afrique qu'Aurore Costa entreprend de raconter. Elle montre l'évolution progressive des moeurs africaines avec l'arrivée des Blancs. Elle évoque également la vie de ces derniers en colonie. Ceux qui débarquent en Afrique sont souvent des gens qui viennent se faire "oublier" après avoir commis des actes qui les mettent en butte à la justice de leur pays. Ils vivent en vase clos. Pour se distraire, ils organisent fréquemment des rencontres, des soirées qui sont autant d'occasions de nouer des flirts. On a l'impression que tout le monde sort ou est sorti avec tout le monde ou, du moins, que les infidélités sont monnaie courante même si, le dimanche, et surtout devant les indigènes noirs, on joue les saints. Cet aspect de la vie des Blancs en colonie ou en territoires africains a été admirablement peint dans le dernier roman de Louis-Philippe Dalembert, Noires Blessures. J'apprécie également la détermination de l'auteure, elle est à fond dans son projet : que les lecteurs soient ou ne soient pas encore au rendez-vous, qu'on parle d'elle ou pas dans la presse, ce qui lui importe, c'est d'aller au bout de son récit, c'est-à-dire publier les quatre volumes. On sent qu'elle prend du plaisir à raconter cette histoire d'une Africaine qui voit avec regret sa société changer au contact des Blancs.


Aurore Costa, Les larmes de Cristal, Nika l'Africaine III, L'Harmattan, 2011, 424 pages, 29 €.

Pour en savoir plus sur les précédents volumes ou sur l'auteur, vous pourvez lire :

- ma critique du premier volume sur congopage
- l' interview que l'auteure m'avait accordée après la publication de ce premier tome
- ma critique du deuxième volume

vendredi 8 juillet 2011

Vol à domicile, de Christian Mambou

Christian Mambou, journaliste et écrivain, vient de publier son troisième roman. Après La Gazelle et les exciseuses et Cœurs en papier, que j’avais lus avec plaisir à leur parution, j’étais curieuse de savoir ce que l’auteur nous réservait dans Vol à domicile. C’est à mon humble avis le roman de la maturité. La construction du récit est beaucoup plus élaborée que dans les précédents romans et le récit tient le lecteur en haleine jusqu’au bout. Je l’ai terminé plus vite que je ne pensais, pour la simple raison que ce n’est plus moi qui décidais du moment de la poursuite de la lecture, mais le récit qui me retenait captive. C’est là le critère des bons romans. L’auteur a su si bien manier les ficelles de l’intrigue que le lecteur croit, au début, apercevoir l’aboutissement de toutes les pistes devant lesquelles l’auteur le place. Cependant, plus il emprunte ces pistes, plus il s’enfonce dans le mystère.


On a tout lieu de croire, au début, qu’il s’agit d’un roman policier. Une vieille dame, Odette, se trouve dans un cimetière, devant la tombe de son défunt mari, André, qui fut médecin et qui, surtout, mena plusieurs actions humanitaires en Afrique, notamment au Congo-Brazzaville où il séjourna plus longtemps que dans les autres pays d’Afrique qu’il visita. Odette en a apparemment gros sur le cœur et à besoin de se confier, mais pas à un vivant, seulement à quelqu’un qui pourrait garder le secret, quelqu’un qui ne pourrait ébruiter une histoire qu’elle voudrait effacer de la mémoire des vivants :


« La vieille femme se trouvait seule dans le grand cimetière. Ses yeux humides fixaient la tombe du défunt. D’ordinaire la veuve s’y rendait une fois par mois. Elle brisait, à son insu, une vieille habitude. C’était un jour pas comme les autres. Il dictait sa conduite. Les derniers événements la rendaient moins lucide. A petits pas, appuyée sur sa canne, elle avait réussi, au prix d’efforts surhumains à faire la route. Le trajet entre l’église Sainte-Melaine et le cimetière se faisait toujours en voiture. Son état de santé l’exigeait. Lucille, sa fille, jouait les chauffeurs. Cette fois, elle était seule, avec ses interrogations. Seule également pour faire face à ses actes. […]
- Pardonne-moi André, répétait-elle.
[…]
- Je ne sais pas ce qui m’a pris.
[…]
- Pardonne-moi, répétait-elle comme un automate. Je ne lui voulais pas de mal.
Des sanglots accompagnaient ses paroles. »

Cette confession est suivie de la mention de « traces de sang sur sa canne ». Visiblement, la vieille a commis un crime, mais dans quelles circonstances et pour quelles raisons ? Et qui est la victime ? Ce crime serait-il lié à son aversion pour les étrangers ? On apprend très vite, en effet, qu’Odette est une fervente militante du parti de l’extrême droite. Elle n’a jamais fait mystère de ses convictions politiques. Odette a le mérite d’être franche. Alors qu’on s’étonne, dans son village, du vote croissant en faveur du Front national, se demandant lesquels se cachent derrière les dix pour cent de suffrage crédité sur le compte du parti d’extrême droite, elle, au contraire, a toujours exprimé librement quel parti avait sa faveur. Des photos du leader de l’extrême droite trônent dans sa maison. Elle est donc isolée, détestée de tous car ce n’est pas politiquement correct d’afficher de telles convictions. Même sa fille, Lucille, lui en veut, mais c’est sa mère ! Elle doit malgré tout s’en occuper. Cependant, elle espère secrètement la voir modifier un peu son jugement sur les étrangers. Peut-être perdrait-elle ses a priori si elle avait l’occasion de connaître davantage les gens avant de les juger ?
Le choix de l’aide à domicile qui doit s’occuper de sa mère, dont la santé devient de plus en plus précaire et qui ne veut absolument pas finir ses jours en maison de retraite, ne paraît donc pas anodin, même si Lucille prétend que celui-ci est surtout motivé par des raisons financières. L’aide à domicile, une Guyanaise prénommée Sarah, ne demande pas cher du tout par rapport à ce qui se pratique dans le métier. Mais le lecteur apprend aussi dans le même temps que c’est une fausse Sarah qui se rend au domicile d’Odette. Pour quelles raisons ? Pourquoi Odette suscite-t-elle l’intérêt de cette jeune fille noire ? Serait-ce pour la voler ? L’héritage de la vieille Odette est par contre clairement ce qui attire les convoitises d’un évadé de prison, un ponte du grand banditisme et de la criminalité…

Différents ingrédients s’imbriquent donc les uns dans les autres dans ce roman qui séduira plus d’un.

Vol à domicile, une très agréable lecture !


Christian Mambou, Vol à domicile, Editions alfAbarre, 2011, 272 pages, 20 €.

mardi 5 juillet 2011

Tout bouge autour de moi, de Dany Laferrière

Il y a des dates qui creusent dans l'histoire une tranchée tellement large et profonde que celle-ci doit être abreuvée de sang ou de larmes pour permettre le passage de l'une à l'autre rive. Ce sont des dates marquées du sceau de la souffrance, de la douleur. Douleur d'un peuple, douleur du monde avec lui. Comme le 11 septembre, le 12 janvier est une date imprimée dans la mémoire collective, on ne peut y penser sans que le coeur ne se comprime d'une manière accablante.



Le 12 janvier 2010, la terre tremble en Haïti. Ce qui est curieux, c'est qu'un festival littéraire ("Etonnants voyageurs") s'y préparait, un festival réunissant à Port-au-Prince "des écrivains venant d'un peu partout dans le monde". Cette coïncidence fait que des expressions comme "ironie du sort" vous brûlent tout de suite la langue.

En effet ces écrivains n'allaient plus simplement fêter la littérature, ils allaient être les témoins de ce drame, le vivre dans leur chair pour pouvoir en restituer toutes les émotions. Qui, mieux qu'un écrivain, pouvait transcrire cet événement ? Les images montrant Haïti sous les décombres ont abondé, mais elles n'ont duré que le temps qu'un autre sujet accapare l'actualité. Ainsi sont les médias : ils mobilisent l'attention internationale, mais pour un temps seulement. L'avantage du livre, c'est qu'il est plus pérenne.

Dany Laferrière ne pouvait pas ne pas prendre sa plume et raconter. Raconter ce qu'il a vu, ce qu'il a vécu avec d'autres écrivains amis qui se trouvaient avec lui à l'hôtel Karibe, lorsque, le 12 janvier 2010, à 16h53, le temps se suspend. Dany Laferrière, natif d'Haïti, escomptait une belle rencontre ; il avait mobilisé du monde pour ce festival, il voulait que la culture haïtienne soit touchée du doigt :

"Cela ne suffit pas de regarder des reportages à la télé pour connaître une culture. Si on veut se faire une idée juste des choses, surtout dans le cas d'un journaliste, il faut se rendre sur place. Pour humer la terre, toucher les arbres et rencontrer les gens dans leur environnement naturel. Ce n'est nullement un reproche. J'espérais un dialogue entre les écrivains du Québec et ceux d'Haïti - qui représentent les deux plus grandes populations francophones en Amérique."
(Tout bouge autour de moi, p. 59)

Auprès de certains journalistes, il a dû "lourdement insister", pour vaincre leur réticence à se rendre dans un pays présenté comme "extrêmement dangereux", avec ses "dictatures héréditaires, ses coups d'Etat militaires, ses cyclones à répétition, ses inondations dévastatrices et ses kidnappings à l'aveuglette". (p. 13)

Le 11 janvier, l'auteur de l'Enigme du retour (que je n'ai toujours pas lu) se trouve donc en compagnie de Chantal Guy, journaliste qu'il a réussi à convaincre de venir dans la capitale haïtienne, et d'un photographe professionnel, pour un reportage sur Port-au-Prince. "On veut ton regard sur cette ville. C'est ton Port-au-Prince intime qu'on voudrait faire partager aux lecteurs". (p. 135-136)

Eh bien, c'est précisément le regard de Dany Laferrière qu'on va avoir sur la ville, après qu'elle sera secouée par le tremblement de terre. C'est comme s'il était là pour ça. Il avait le devoir de prendre la parole. Bien sûr on l'a entendu, on l'a vu sur les chaînes de télévision peu après l'événement, mais c'est autre chose de l'écouter dans l'intimité d'un livre.

"La terre s'est mise à onduler comme une feuille de papier que le vent emporte. Bruits sourds des immeubles en train de s'agenouiller. Ils n'explosent pas. Ils implosent, emprisonnant les gens dans leur ventre." (p. 12)

C'est un regard qui témoigne, bien sûr, mais aussi un regard qui se nourrit de réflexions invitant le lecteur à plus de mesure dans le propos, plus de sagesse. L'imagination toujours fébrile de l'homme est prompte à fabriquer les histoires les plus ténébreuses, surtout quand il s'agit d'un peuple noir. Alors il est important qu'un écrivain d'une si haute stature que Dany Laferrière mette en garde contre le "danger d'une histoire unique" comme dirait Chimamanda Ngozi Adichie (voir cette video, très intéressante de l'écrivaine nigériane). Ainsi, Tout bouge autour du moi, composé de courts chapitres lui donnant l'allure d'un journal ou qui matérialisent des instants, des impressions, des rencontres, des entretiens, des émotions, comporte également des analyses pertinentes, par exemple dans le chapitre "La guerre sémantique" :

"Pendant longtemps Haïti a été vu comme la première république noire indépendante du monde [...] Cette indépendance ne nous a pas été accordée entre deux martinis, des sourires hypocrites et des discours pompeux sur une pelouse couverte de confettis, elle a été conquise de haute lutte à la plus grande armée européenne, celle de Napoléon Bonaparte.  [...] Même la langue française fut "un butin de guerre". Et brusquement, vers la fin des années 1980, on a commencé à parler d'Haïti uniquement en termes de pauvreté et de corruption. Un pays n'est jamais corrompu, ce sont ses dirigeants qui peuvent l'être. Les trois quarts de la population qui, malgré une misère endémique, parviennent à garder leur dignité, ne devraient pas recevoir cette sale gifle. [...] Et là, je vois poindre un nouveau label qui s'apprête à nous enterrer complètement : Haïti est un pays maudit. Il y a même des Haïtiens désemparés qui commencent à l'employer. Faut être vraiment désespéré pour accepter le mépris de l'autre sur soi. Ce terme ne peut être combattu que là où il a germé : dans l'opinion occidentale. Mon seul argument : Qu'a fait de mal ce pays pour mériter d'être maudit ? Je connais un pays qui a provoqué deux guerres mondiales en un siècle et proposé une solution finale et on ne dit pas qu'il est maudit. Je connais un pays insensible à la détresse humaine, qui n'arrête pas d'affamer la planète depuis ses puissants centres financiers et on ne le dit pas maudit. Au contraire il se présente comme un peuple béni des dieux, plutôt de Dieu. Alors pourquoi Haïti serait-il maudit ? " (p. 77-78)

Dany Laferrière offre dans ce livre un témoignage sobre dans lequel transparaît son attachement à son île natale, il y a mis toute sa tendresse et toute sa révolte, de sorte que l'esprit et le coeur du lecteur se trouvent également ébranlés.


Dany Laferrière, Tout bouge autour de moi, Editions Grasset, 2011, 190 pages, 15 €.

samedi 2 juillet 2011

Ce blog a trois ans !

Cela fait aujourd’hui trois années que cet espace a été ouvert, initialement pour conserver mes impressions de lecture. Au fil du temps, il est devenu un lieu d’échange sur des lectures communes, sur des auteurs à découvrir, à redécouvrir ou à découvrir autrement. C’est encore l’occasion pour moi de vous remercier de vos visites quotidiennes ou occasionnelles.

J’installai, il y a un an, un logiciel pour connaître le nombre de vos visites. Eh bien, en une année, ce sont treize mille connexions qui ont été recensées.

Je me suis également intéressée de près à l’origine de ces visites et je suis en mesure de vous en dire un mot. Pour 76 % d’entre elles, il s’agit de connexions depuis la France métropolitaine, les Etats-Unis et le Canada se partagent 12 %, viennent ensuite la Belgique, l’Allemagne, le Sénégal, la Suisse, les Pays-Bas, le Danemark, le Maroc. Les autres provenances sont vraiment minimes, mais je reçois aussi des visiteurs de la Côte d'Ivoire, de la Martinique, du Burkina Faso, de la Roumanie...


Voici le top 5 des articles les plus consultés :

1. L’Enfant Océan, de Jean-Claude Mourlevat
2. Une vie de boy, de Ferdinand Oyono
3. La Vie et demie, de Sony Labou Tansi
4. Crime et Châtiment, de Dostoïevsky

 
Les articles les plus commentés

La première place revient à Une vie de boy, de Ferdinand Oyono, avec 22 commentaires, suivi de près par La Prochaine fois le feu, de James Baldwin, 21 commentaires. La Gazelle s’agenouille pour pleurer occupe la troisième place, avec 20 commentaires. Les articles Bon anniversaire Mandela ainsi que le Cahier d’un retour au pays natal occupent la quatrième place avec 19 commentaires, et Le Cœur des enfants léopards au théâtre ainsi que La parure et autres nouvelles de Maupassant, la 5e place, avec 18 commentaires.

J'espère passer encore une belle année en votre compagnie ! Reniflez, goûtez, broutez des livres dans cette vallée, cela fera le plus grand plaisir à votre hôtesse !