samedi 31 décembre 2011

Bye bye 2011

Et voilà, 2011, c’est terminé !

Nous avons passé une cinquantaine de semaines ensemble, certaines fructueuses, d’autres moins fructueuses. Mais à tout moment, je vous ai sentis près de moi, avec moi, présents même quand, moi,  j’étais « absente ». Vous êtes venus régulièrement brouter dans la vallée, même lorsque l’herbe n’était pas fraîche. Mais je vais vous dire, c’est moins l’herbe de la vallée que vos visites qui font de ce lieu un endroit où il fait bon se reposer. Je vous remercie pour cette belle année passée ensemble, pour vos témoignages d’amitié, pour vos propositions de lecture.

Puisque c’est la fin de l’année, un bilan s’impose ! Je n’aurais réussi à chroniquer qu’une petite trentaine de livres. J’espère faire mieux en 2012. Plutôt d’heureuses lectures, si bien que je n’ai pas à me plaindre, j’ai été gâtée ! Mais il y a tout de même quelques titres qui se hissent un peu plus haut que d’autres dans mon estime, ou plutôt qui se logent un peu plus confortablement dans mon cœur de lectrice. Oui, c’est plutôt une histoire d’amour, ça n’a rien à voir avec des critères littéraires, enfin si, un peu, mais je veux dire qu’il est inutile de me demander pourquoi je les affectionne particulièrement, ces romans : je suis tout simplement tombée amoureuse d’eux, et l’amour et la raison ne font pas trop bon ménage.

Bon, je ne vais pas vous faire attendre plus longtemps, je vous livre mes coups de cœur-coups de foudre de cette année 2011. Il s’agit de :


1.      Sourires de loups de Zadie Smith

2.      L’Hibiscus pourpre de Chimamanda Ngozi Adichie

3.      Noires blessures de Louis-Philippe Dalembert


Si vous voulez vous faire plaisir, si vous voulez démarrer la nouvelle année par des lectures qui vous retiendront longtemps encore après que vous les ayez terminées, alors prenez ces trois-là !


Je vous souhaite, à toutes et à tous, une excellente année 2012 !

mercredi 28 décembre 2011

Les Damnés de la terre, de Frantz Fanon

L'année 2011 touche à son terme et j'avais résolu de lire avant qu'elle ne s'achève les oeuvres principales de Frantz Fanon, Peau noire masques blancs et Les Damnés de la terre. Pourquoi cette année en particulier, alors que j'ai depuis toujours eu le désir d'observer de près la pensée de cet auteur ? C'est que cette année marque le cinquantenaire de sa disparition et de la parution des Damnés de la terre, qui peut être vu comme un testament. En effet, non seulement c'est son dernier livre mais surtout il fut écrit alors que l'auteur savait qu'il ne lui restait que très peu de temps à vivre. C'est en décembre 1960 que Fanon apprend qu'il est atteint de leucémie. Malgré l'interdiction qui pèse sur l'essai à sa parution, fin novembre 1961, il est lu et trouve des échos dans la presse. Certains parviendront à Fanon sur son lit d'hôpital, avant qu'il ne ferme définitivement les yeux, le 8 décembre 2011. Son livre, lui, demeure, pour ouvrir les yeux de l'humanité.


50 ans après la mort de Frantz Fanon, force est de constater que la lecture de ses livres, des Damnés de la terre en particulier, est utile, indispensable même pour qui veut comprendre le destin des pays sous-développés, connaître le cheminement qu'ils doivent prendre pour parvenir à la sphère du développement, de la prospérité, de la croissance économique. Franchement, quand on voit avec quelle rigueur et quelle lucidité Fanon analyse la situation politique des anciennes colonies, je me dis que tout chef d'Etat africain, ou plus largement de pays sous-développé, devrait avoir lu Les Damnés de la terre et pourquoi pas en faire son livre de chevet !

Rigueur et clarté résident en premier lieu dans la composition du livre, organisé en chapitres avec des rappels et/ou résumés constants de ce qui a été énoncé précédemment. Frantz Fanon s'est vraiment soucié, dans la rédaction de son livre, de ce que le lecteur ne perde pas le nord, accède bien à la substance de son propos. Autant le langage est soutenu, avec parfois des passages d'une beauté toute littéraire, autant le message est accessible à tous. Et dire qu'il l'a écrit seulement durant sa dernière année d'existence ! C'était vraiment un esprit supérieur. Mais il faut reconnaître, avec Nicolas Boileau, que "ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément". Le propos de Fanon dans les Damnés de la terre est d'une singulière clarté.

De quoi est-il donc question ? De l'observation du processus qui conduit à la décolonisation : le désir légitime des colonies d'accéder à l'indépendance ; le refus des colonialistes d'abandonner des territoires dont ils tirent des profits gigantesques, leur travail de sape intérieure lorsque s'organisent les luttes de libération nationale ; les difficultés auxquelles doivent faire face les jeunes nations lorsque l'indépendance est enfin acquise, arrachée ; les erreurs qu'elles ne doivent pas commettre si elles espèrent réussir leur construction, comme de penser par exemple qu'elles peuvent rattraper l'Europe, ou réaliser en peu de temps ce que cette dernière a bâti durant des siècles. Il faut savoir que les conditions ne sont pas les mêmes :

"Les Etats européens ont fait leur unité nationale à un moment où les bourgeoisies nationales avaient concentré dans leurs mains la plupart des richesses. [...] La bourgeoisie représentait la classe la plus dynamique, la plus prospère. Son accession au pouvoir lui permettait de se lancer dans des opérations décisives : industrialisation, développement des communications et bientôt recherches des débouchés "outre-mer" [...] Tandis que le monde sous-développé est un "monde de misère et inhumain. Mais aussi un monde sans médecins, sans ingénieurs, sans administrateurs. Face à ce monde, les nations européennes se vautrent dans l'opulence la plus ostentatoire."
Cette opulence est jugée "scandaleuse" par Fanon car ces nations la doivent à ceux-là qui sont mis au défi de s'en sortir sans elles. Il ne faut pas perdre de vue que "le bien-être et le progrès de l'Europe ont été bâtis avec la sueur et les cadavres des nègres, des Arabes, des Indiens et des Jaunes."
(extraits pages 93-94) 
Frantz Fanon examine les causes qui conduisent les jeunes Etats à essuyer des échecs, la principale d'entre elles étant de calquer son organisation sur le modèle européen. Il analyse finement la structure politique, économique de ces nouvelles nations mais aussi des phénomènes socio-culturels comme la danse, qui trouve une savante explication dans ce livre ! Il parle aussi des arts, de la Littérature, il met par exemple en lumière l'impact du mouvement de la Négritude tout en montrant ses limites, il établit le lien entre la culture et les luttes de libération de nationale.

D'une manière générale, Fanon fait l'état des lieux des pays sous-développés au moment où elles accèdent à la souveraineté. Son discours s'appuie sur des exemples concrets, précis, tirés de l'histoire de pays aussi différents que l'Algérie, le Congo, la Guinée, la Côte d'Ivoire, le Kenya ou Madagascar par exemple.

Le moins qu'on puisse dire en lisant ce livre c'est que les observations de l'auteur résultent d'une analyse lucide, dépassionnée des rapports entre colonisés et colonialistes, Frantz Fanon connaît parfaitement la situation politique des différents pays dont il parle, il n'ignore pas leurs littératures et les tentatives de celles-ci à acquérir un statut similaire à celles européennes.

L'auteur se propose dans ce livre de soutenir les aspirations à la dignité des jeunes nations mais aussi de leur montrer les pistes qu'il faudrait emprunter pour qu'elles se réalisent pleinement. Tout son propos tend à la réhabilitation de l'Homme, c'est lui en fin de compte qui doit se réaliser pleinement. Il dénonce les "crimes de l'Europe" que sont "la haine raciale, l'esclavage, l'exploitation" et met en garde contre la tentation du mimétisme, mais ne pousse nullement à la haine. Au contraire c'est un discours pétri d'humanité, chargé de l'appel à la communication et à la réconciliation entre les hommes qu'il livre ici : "Nous voulons marcher tout le temps, la nuit et le jour, en compagnie de l'homme, de tous les hommes." (page 304)


Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, première édition François Maspero 1961, Editions La Découverte 2002, 320 pages.

mercredi 7 décembre 2011

Black Bazar, d'Alain Mabanckou

"Dis-moi comment tu noues ta cravate, je te dirai qui tu es", telle est la devise du narrateur de Black Bazar, qui se définit comme un "ambianceur". C'est un adepte de la Sape, mais il a également une autre passion : la "face B" des femmes, autrement dit leur postérieur. Ce dernier suscite son plus vif intérêt. Il en a même fait une science. Selon lui, l'observation attentive d'un postérieur de femme est capable de révéler le caractère ou la personnalité de l'intéressée. C'est ainsi que ses amis le surnomment "Fessologue". Il est originaire du Congo Brazzaville et a habité longtemps avec d'autres compatriotes dans un petit studio, en région parisienne, avant d'emménager avec celle qu'il appellera "Couleur d'origine", à cause de sa peau particulièrement foncée. Cette union avec une originaire du Congo provoque le mécontentement de ses copains, Yves L'Ivoirien en particulier, qui considère que c'est un devoir pour les Noirs d'avoir des relations avec des Blanches, une manière de prendre une revanche sur les blessures coloniales du passé :

"Fessologue, réveille-toi ! On est en France ici et il faut marquer de vrais buts parce qu'un but marqué à l'étranger ça compte toujours deux points, mon gars. Or toi, tu as choisi le chemin de facilité en allant vers une compatriote. Est-ce que c'est comme ça que tu vas obliger les gens de ce pays à nous indemniser pour tout ce qu'ils nous ont fait subir pendant la colonisation, hein ? Ils nous ont pris nos matières premières, nous aussi on doit leur piquer leurs richesses à eux, je veux dire leurs femmes ! Laisse tomber cette cramée au cul encombrant et attrape-toi une belle blonde aux yeux bleus ou verts, y en a en pagaille dans les rues de Paris et dans les provinces de France. En plus tu ne seras jamais emmerdé avec les Blanches alors que nos soeurs-là c'est des capricieuses de première classe."
(p. 71)



Les choses se gâtent avec la naissance d'une petite fille : est-elle vraiment son enfant ou celui d'un autre qu'on fait passer pour le sien ? Le torchon brûle au sein du couple, surtout lorsque notre Fessologue fait comprendre à sa compagne qu'il tient plus à ses fringues qu'à elle. 

On ne peut pas ne pas comparer Black Bazar et Verre cassé lorsqu'on les a lus tous deux. L'un nous fait penser à l'autre et vice versa. Il y a d'emblée les références littéraires noyées dans le texte, caractéristique principale de Verre cassé, auxquelles s'ajoutent dans Black Bazar des références cinématographiques et aussi musicales. Il y a également une similitude dans l'issue malheureuse que connaissent les personnages principaux dans leur couple et qui est à mettre sur le compte de la femme, coupable de trahison, de coups bas. Et puis les deux romans se présentent comme le journal du narrateur. Les héros flirtent en effet avec l'écriture.

Je n'indique-là que les point communs les plus forts. Black Bazar prolonge donc le plaisir qu'on aura eu à lire Verre Cassé puisqu'il reprend des recettes qui ont fait le succès de ce dernier, mais je dirais qu'il ne l'égale pas. En fait on ne lit Black Bazar que pour mieux apprécier Verre cassé, que j'avais lu à l'époque sans relever la moindre remarque négative du point de vue de la construction. Tandis que le dernier tiers de Black Bazar m'a paru moins uni, je veux dire que le passage d'un sujet à l'autre se fait d'une manière qui semble moins naturelle. D'une manière générale, Black Bazar n'a pas la même densité que Verre cassé, le rire qu'il provoque aisément et qui est une manière de désamorcer le désespoir reste malgré tout très ludique. Tandis que Verre cassé éveille des émotions plus profondes. Enfin, je n'ai pas relu ce roman depuis, mais c'est l'impression qui m'est restée.

J'avais déjà lu ici et là des avis sur l'un et l'autre, je vous conseille en particulier cette critique comparative des deux romans de mon ami St-Ralph, dont l'une des qualités est de dire tout haut ce qu'il pense (même si cela peut heurter les autres), que ce soit en littérature ou en politique. C'est une critique intéressante à lire. Vous pouvez la lire ici.

Ce que j'ai le plus apprécié dans ce roman, ce sont les clins d'oeil aux écrivains, une manière de leur rendre hommage. Même si le narrateur, que l'on identifie à l'auteur, déclare être "très prudent avec les contemporains", ne lisant "que les morts" parce que les vivants l' "énervent", l' "agacent" (p. 151), il y en a tout de même qu'il apprécie ouvertement. Dès les premières pages du roman, le Fessologue parle de l'amitié qui le lie à Louis-Philippe, écrivain haïtien qui, dans le roman, guide ses premiers pas dans l'écriture. On a alors envie d'ajouter "Dalembert". Ces soupçons sont confirmés plus loin, lorsqu'il est fait mention du titre Le crayon du bon Dieu n'a pas de gomme. Mais ce n'est pas tout, lorsque Mabanckou fait un clin d'oeil à des amis, il faut s'attendre à un nom en particulier. Je trouvais même bizarre qu'il ne l'ait pas encore mentionné alors que Louis-Philippe Dalembert parcourt le roman de bout en bout, c'était mal connaître Mabanckou. Le coquin, je ne m'attendais pas à ce qu'il leur réserve une scène de ménage en bonne et due forme :

"Une demi-heure plus tard la brune était toujours là à raconter que son oncle de quatre-vingt-dix-huit ans et demi avait été en Haïti [...], que son livre préféré à lui c'était Pays sans chapeau de Dany Laferrière parce que dedans il y a l'âme d'Haïti, il y a des proverbes à gauche et à droite, il y a des gens dans la rue qui sont en fait des zombies et tout le reste. [...] Louis-Philippe ne voulait surtout pas que la brune croie qu'il était gêné parce qu'elle vantait les mérites d'un autre Haïtien alors que lui il était là pour signer ses livres à lui.
Il a eu un sourire jaune et a dit :
- Dany Laferrière est un grand ami ! Je vous conseille aussi de lire un de ses livres que j'aime bien, Le Goût des jeunes filles...
[...] La brune est sortie de la librairie en grommelant, mais avec un livre de Dany Laferrière et pas un seul de Louis-Philippe."
(page 154)


Alain Mabanckou, Black Bazar, Editions du Seuil, 2009, 250 pages.

lundi 28 novembre 2011

De Sacha à Macha, de Rachel Hausfater et Yaël Hassan

Après avoir passé la semaine dernière à faire l'apologie de l'épistolaire sur facebook, disant notamment que les courriels, les SMS et autres chats n'égaleront jamais en émotion, en beauté et en pureté la bonne vieille lettre papier, cela peut sembler un peu curieux que je vienne vous parler du bien que m'a fait la lecture d'un roman entièrement constitué d'échanges... électroniques.


Vous auriez espéré que je vous parle des Liaisons dangereuses de Laclos ? Une autre fois, peut-être. Pour l'instant je suis bien ancrée au XXIe siècle. En effet, on ne peut se voiler la face : les courriers que les amis, les connaissances s'envoient aujourd'hui se font presque exclusivement par le biais d'Internet. La poste ne sert plus que pour des envois de nature administrative, ou pour des cartes postales, lorsqu'on est loin des siens, mais là également le virtuel a pris le pas sur le réel, de nombreux sites proposant des cartes postales électroniques. Mon ami Cunctator a fait (ci-dessous) une mise au point intéressante sur les divers moyens de communiquer aujourd'hui, je n'y reviens donc pas.

Je dis simplement que Internet a des aspects pratiques non négligeables : la rapidité, le fait de ne pas avoir besoin de se déplacer, de faire la queue pour acheter un timbre etc... Cependant le courriel perd-il totalement en émotion, en chaleur ? En lisant ce court roman écrit à quatre mains, on retrouve le plaisir de la correspondance, sa vivacité, mais aussi le voile et le dévoilement qui caractérisent la communication par l'écrit.




Sacha est un adolescent plutôt solitaire. Il est en classe de troisième et vit avec son père. Il décide d'envoyer des mails à des destinaires inconnus, des filles au prénom à consonnance russe. Il a ses raisons. Il essaie des pseudo comme "Natacha", puis "Anouchka", avec le message suivant : "Il y a quelqu'un ?" Mais les mails lui reviennent : les adresses sont invalides. Il essaie avec Macha. Là, contre toute attente, il obtient une réponse : 
"Bien sûr qu'il y a quelqu'un, puisque je suis là, moi ! Quelqu'un ou plutôt quelqu'une. Ou même ni quelqu'un ni quelqu'une mais moi, Macha..."

C'est ainsi que commence la relation épistolaire entre ces deux adolescents, car la jeune fille, Macha, est à peu près du même âge que Sacha, elle est en quatrième. Les deux correspondants, ainsi que le lecteur, apprennent des éléments l'un sur l'autre mail après mail. Ils s'accordent pour ne pas se livrer en "en vrac", préférant se deviner, approcher la vérité à tâtons :

"Je suis d'accord pour avancer à tout petits pas, à tout petits mots. ça ferait trop peur, sinon. Et puis quand on dit tout, on ne dit souvent rien. Parce qu'il y a des choses qu'on ne peut pas dire d'un coup, et ce sont justement celles-là qui sont importantes. Et vraiment vraies."
(page 20)
C'est ce que déclare Sacha à Macha. Et celle-ci comprendra, au fil des jours et des échanges, qu'il y a un sujet que celui se refuse à aborder. Elle comprendra qu'un drame a dû se produire qui explique le comportement de son correspondant.

Humour, profondeur, humanité, sincérité... Rachel Hausfater-Douieb et Yaël Hassan ont toutes deux mis dans leur livre les ingrédients qui feront que vous trouverez celui-ci captivant, même si vous n'êtes plus ado.

Rachel Hausfater-Douieb et Yaël Hassan, De Sacha à Macha, Flammarion jeunesse, 160 pages, première édition : 2001.

samedi 26 novembre 2011

Une belle réflexion de Cunctator sur l'épistolaire

Pour la correspondance épistolaire
Etouffée, ringardisée, méprisée depuis l’essor des nouveaux moyens de communication, cette forme d’échange jadis nécessaire et noble, qui ne résiste encore que dans sa forme administrative (la plus sèche, la plus rugueuse et la moins brillante de ses formes), ne mérite pas le sort qu’on lui fait aujourd’hui, traitée comme une relique d’une époque dont les progrès impressionnants que constituent l’internet, les sms, les tweets, les chats nous donnent l’impression qu’elle avait cours plusieurs millénaires avant notre ère. On ne la voit plus employée que par ces personnes-musées qui pour aucun progrès n’abandonneraient cette forme si belle de communication et d’expression.
Pour être plus efficaces en ce qu’ils garantissent la rapidité, la spontanéité et même la simultanéité des échanges, les nouvelles formes de correspondances, parce qu’elles ne favorisent pas la libre disposition de notre temps, ne permettent pas de poser son esprit, de choisir les moyens, les figures et les images que l’on souhaite communiquer. Le téléphone, les sms et les chats sont le domaine de la spontanéité, ils ne se prêtent pas aux évocations subtiles qu’au premier abord on dirait inutiles, mais qui pourtant font la beauté de l’échange épistolaire. En effet une lettre permet de raconter et de se raconter, car écrire c’est toujours faire passer un peu de soi. A travers le stylo ou le crayon, la pensée que nous sommes allés puiser au fond de notre notre être se coule dans la geste scripturale qui seule transforme la lettre en une sorte d’œuvre du fait de l’originalité qu’elle lui confère. En parlant de sa journée on pourra évoquer l’actualité, le temps qu’il fait au moment où l’on écrit, le lieu où l’on se trouve, les bruits qu’on entend, bref, les impressions que fait sur nous notre environnement. Pour ceux qui apprécient la retraite que propose un banc dans un bois tapissé de feuilles d’automnes, traversé par un ruisseau rocailleux et si clair qu’on peut y voir les poissons se conter fleurette, une lettre écrite depuis cet endroit qui invite au lyrisme sera fortement marquée par l’épanchement de l’âme de l’émetteur. On pourra même évoquer des souvenirs, partagés ou pas, que ravivent la vue de tel ou tel chose. Cette communication n’est pas simple émission et réception avec un interlocuteur, mais elle est aussi introduction de l’autre dans notre intérieur. Intérieur qui sera traduit par des phrases que seul sait constituer le style, c'est-à-dire la personnalité propre de l’émetteur. C’est pour cela qu’il n’y a pas deux lettres d’auteurs différents qui se ressemblent.

Les lettres ont encore ceci de bénéfique qu’elles facilitent l’épanchement. L’âme, il est vrai, entend plus facilement le langage de la musique que la parole et se livre plus facilement au moyen de l’écrit que par le discours. Une conversation, aussi élevée soit-elle, ne prend jamais le tour qu’aurait pu lui donner l’écrit, ainsi la correspondance mémorable de ceux à qui leur génie particulier octroyait le don d’écrire. On met tellement de soi dans une correspondance épistolaire que cette dernière devient une trace que nous laissons. La correspondance des grands hommes et femmes n’est-elle pas un outil d’analyse précieux de leurs personnes, de leurs actions et de leurs œuvres ? En écrivant à un ami on lui parle de ses idéaux sociaux, politiques, philosophiques. On lui parle de ses goûts, de la vision que l’on a de tout ce à quoi nous touchons. La correspondance épistolaire favorise donc l’intimité, c’est pourquoi quelques personnes seulement ont le privilège d’échanger des lettres avec une autre. Elle est en effet le privilège des esprits amis ; elle est un moyen d’entrer dans leur profondeur sans passer par le pont de la fréquentation réelle.



Royaume du temps apprivoisé, les lettres permettent de se mettre à l’ouvrage et d’arrêter quand on ne sait plus quoi dire pour revenir une fois l’inspiration de retour, tandis que le téléphone, les sms et tous ce qui leurs ressemblent, marqués par la rapidité, la brièveté, l’économie, nous font l’impression d’un temps fugace et non maitrisé : on passe vite, on évite les détails et surtout on adopte un langage synthétique et elliptique. Que des informations diluées au maximum, la tendance étance au light et au fast. Il est compréhensible qu’à une époque où la priorité est donnée à la course au temps que d’ailleurs on utilise mal, que peu nombreux soient ceux qui veulent se prêter à un exercice qu’on ne réussit pas sans patience. Coucher des mots, eux-mêmes ne se donnant pas sans effort à la pensée, les choisir les assembler selon l’effet que l’on veut produire ne convient pas aux amoureux des résultats immédiats.


Outre le fait que la lettre permet d’user de son temps à loisir afin d’affiner l’ouvrage et de le rendre plus beau, comme pour une œuvre d’art, bien que dans une moindre mesure, écrire une lettre c’est aussi un acte solennel. Les lettres fussent-elles d’enfants, de méchants scriptes ou de personnes peu éduquées sont rarement lues sans cette sorte de cérémonial auquel s’adonne la personne qui la reçoit. Souvenez vous des lettres de vos parents lorsque vous en étiez éloignés, des lettres de votre amour ; de quelles précautions vous entouriez vous avant de les lire ? Comme tout art, l’art épistolaire amplifie ce que nous négligeons peut-être au quotidien. Les émotions transmises, parce qu’on peut les entendre raisonner et parce qu’elles nous parviennent à un moment particulier, ce moment ainsi que la phrase chargée de ces émotions que nous percevons à la lecture, nous ne les oublierons jamais, ils sont grossis et acquièrent une solennité et une gravité autres. Il suffit que nous soyons traversés par je ne sais quelle humeur pour rouvrir cette lettre chérie, relire et relire le passage qui nous a marqué.

Cunctator.

Vous pouvez également lire l'article de Cunctator ici.

samedi 12 novembre 2011

Trois femmes puissantes, de Marie Ndiaye

Alors que les prix littéraires pour l'année 2011 viennent d'être décernés, promesses de lectures qui devraient ravir le lecteur, j'en suis encore, moi, à tenir les promesses que je m'étais faites il y a un bon bout de temps. Parmi elles, celle de revenir vers Marie Ndiaye, en lisant notamment Trois femmes puissantes, couronné par le prix Goncourt, en 2009. J'espérais que ce serait l'occasion de tisser un lien réel avec cette auteure, car nos relations avaient commencé par un désagréable malentendu.

En effet, il y a une bonne dizaine d'années, sachant que le nom de Marie Ndiaye se distinguait dans le paysage littéraire français, je m'étais approchée d'elle en empruntant, au hasard, un de ses livres à la bibliothèque. Je ne saurais dire lequel, le titre s'étant complètement effacé de ma mémoire. Ne m'est resté que le sentiment d'une déception, liée sans doute au fait que je m'attendais à quelque chose... qui ne s'est pas révélé à moi. Je me suis comme retrouvée en pays inconnu, alors que le propre d'un livre qu'on va aimer, auquel on s'attache, est de procurer une sensation de familiarité, de reconnaissance, indépendamment du fait que les lieux, les situations évoqués vous soient familiers ou non. Il y a une certaine complicité qui se noue dès le départ.

Malheureusement, dans ce livre, Marie Ndiaye est demeurée très loin de la rive où nous devions nous rejoindre, ou bien est-ce plutôt moi qui ne me suis pas suffisamment avancée. C'est bien probable puisque je n'ai pas terminé le livre, le rapportant à la bibliothèque en même temps que mon esprit gommait ce nom de mes priorités de lecture. Le prix Goncourt a fait naître un regain d'intérêt, d'autant plus que des amis blogueurs, notamment Gangoueus et Anne, ont consacré aux Trois femmes puissantes un article qui m'incitait vivement à le lire. Et j'ai été comblée.




Ce qui frappe avant tout dans ce roman, c'est bel et bien la "puissance". Puissance de la narration d'abord, et en cela Marie Ndiaye m'est apparue comme une "femme puissante", orchestrant les trois récits qui composent son roman de telle manière que chacun d'eux se distingue par sa singularité, en même temps que se dégage de tous une atmosphère similaire : une tranquille assurance au milieu d'un environnement qui pourrait paraître désarçonnant pour les personnages féminins ; une douce inquiétude pour les personnages masculins, alors même qu'ils apparissaient de l'extérieur comme étant en position de force. C'est la misère, ou plutôt la désolation derrière la force apparente et, inversement, la force sous des dehors fragiles.

Les trajectoires, les intrigues sont différentes dans les récits mais des liens ténus et en même temps ostensibles jettent des ponts entre eux.

Tout d'abord il y a le pont entre l'Afrique et l'Europe. Dans le premier récit, une jeune femme métisse, Norah, répond à l'appel pressant de son père à aller lui rendre visite chez lui, au Sénégal. Avant de quitter la France où il avait avait séjourné, se liant à une française et obtenant d'elle trois enfants, dont Norah, il réussit à emmener avec lui le seul fils qu'il aura jamais, l'enlevant à sa mère. Dans le second, c'est un Français qui cette fois pense enlever sa femme africaine, à la misère de sa condition, une misère qui semble pourtant bien préférable à celle qu'il lui impose en France. Dans le dernier, la ferme volonté de gagner l'Europe où l'on espère une vie meilleure occasionne beaucoup de malheurs, même si quelques uns, comme Lamine, parviennent à donner corps à ce rêve, mais à quel prix ? 

Il y a aussi la place de l'enfant au sein du couple, enfant dont on peut se servir pour assouvir ses desseins ou qui échappe souvent aux préoccupations strictement liées au bien-être de l'enfant. Dans le dernier texte, c'est plutôt l'absence d'enfant qui constitue le point de départ de l'enfermement du personnage dans un univers qui la protège de la violence de la réalité.

Le couple suscite des interrogations dans ces récits. Dans chacune des relations conjugales, même celle qui n'aura pas connu de dégradation, les conjoints semblent appartenir chacun à un monde bien distinct de celui de l'autre, même s'ils partagent la même maison...

Le lien le plus caractéristique est cependant, à mon sens, celui lié à la présence animale dans ces trois récits.  La comparaison animale est même au coeur de la narration, mais elle revêt une dimension plus profonde, elle touche à une sorte de mysticisme, si bien que, derrière la langue toute classique de Marie Ndiaye, à l'intérieur de son texte tout ce qu'il y a de plus français, se révèle une essence purement africaine. Mais c'est une essence qui se devine plus qu'elle ne crève aux yeux du lecteur : le père de Norah regagnant son perchoir, un grand flamboyant, tous les soirs, comme le ferait un oiseau nocturne, et rejoint à la fin du récit par sa fille ; la buse suivant Rudy Descas comme si c'était Fanta, sa femme, elle-même ; c'est aussi par une sorte d'incarnation animalière que se termine le dernier récit.

Bref, c'est un roman construit sous le signe de l'ambivalence, une ambivalence que Rudy Descas incarne peut-être le mieux, lui qui renferme beaucoup d'amour, de tendresse à l'intérieur, mais qui se conduit comme une brute avec tout le monde, surtout avec ceux-là même à qui il souhaiterait témoigner son amour.

La différence d'angle de narration participe également de la richesse et de la diversité du roman : alors que le récit épouse le point de vue du personnage féminin dans le premier et le dernier chapitres, c'est à travers le regard de Rudy, époux de Fanta, que l'on perçoit les choses dans le deuxième. Un dernier paragraphe cependant place le lecteur du côté du personnage masculin dans les chapitres I et III.

Bref c'est un roman dense, dont la dimension psychologique saisit d'emblée le lecteur et l'entraîne dans les sinuosités de l'âme humaine. Le roman pourrait être résumé par l'allusion anaphorique qui parcourt le second récit et qui, finalement, pourrait s'appliquer à l'ensemble des personnages :

"Comment s'extraire de ce rêve infini, impitoyable, qui n'était autre que la vie même ?" (p. 162)

A cette question, les personnages féminins, dans le roman,  manifestent plus de ressource intérieure que leurs homologues masculins, d'où leur "puissance". C'est aussi une question qui est adressée au lecteur.


mardi 1 novembre 2011

Le Sceau de l'Ange, de Willy Mouele

Peut-on avoir échappé plusieurs fois à la mort et ne pas penser qu'un "ange" veille sur nous ? Peut-on avoir emprunté le tunnel des horreurs, en être sorti, et se taire ? A ces questions, Willy Mouele, que l'on appelle aussi Zekid, répond : "Non !" C'est un "non" bien catégorique, un "non" impérieux qu'il voudrait faire entendre à tous, d'où la publication du Sceau de l'Ange, aux Editions The Book Edition.  Ce "non" a une double signification : il exprime également la volonté de l'auteur de ne plus voir son pays sombrer dans la guerre.




Le texte se présente comme une autobiographie. Willy Mouele y retrace son parcours, celui qui l'a conduit à quitter Brazzaville par tous les moyens, puisque la menace de la mort l'a recouverte d'un manteau rouge sang. Brazzaville, qualifiée autrefois de "la verte", prend en 1997 et en 1998, le visage d'un masque mortuaire grimaçant pour peu qu'on appartienne à telle ou telle autre région du Congo. Au départ, il s'agit simplement de changer de quartier, mais très vite on se rend compte qu'il faut partir vraiment. Un long voyage commence alors, qui va conduire le narrateur à travers différentes villes du Congo parmi lesquelles Dolisie et Pointe-Noire. Puis il gagne d'autres cieux, accompagné de celle qui prend de plus en plus de place dans sa vie : Darline. C'est d'abord la Côte d'Ivoire qui l'accueille, mais il ne s'arrête pas là. Il parcourt d'autres pays d'Afrique avant d'atterir en France. 

Durant ce périple, les épreuves sont nombreuses, les dangers, surtout celui de la mort, embusqués sournoisement. Mais Willy semble marqué d'un "sceau" : soit un ami le secourt au moment où il s'y attend le moins, soit il pressent à travers des rêves, que l'on pourrait qualifier de "prémonitoires", ce qu'il faut faire. Ces amis providentiels étaient souvent des amis appartenant à la région ou à la tribu adverse. Les tribus ne sont devenues adverses que par la volonté des politiques, mais on peut voir à travers ce livre que les amitiés forgées dans le domaine artistique ont parfois résisté aux épreuves de la guerre. Willy était à la tête d'un mouvement rassemblant de jeunes artistes et à ce titre il était connu et même populaire parmi eux, d'autant plus qu'il avait aidé un certain nombre à sa manière. C'est ainsi que certains le lui rendront bien, comme ce jeune homme, dont il ne se rappelle même plus le nom, ni le visage d'ailleurs, qui, en sa qualité de chef "ninja", l'aidera à passer des barrages où il était certain qu'il y aurait laissé sa vie. Curieusement, c'est lorsqu'il arrive sur le territoire "nibolek", autrement dit là où il est censé se sentir en sécurité, que les choses se gâtent, le sort se rie souvent de nous !

Le Sceau de l'Ange, c'est donc le témoignage de Willy Mouele sur la guerre civile au Congo-Brazzaville, laquelle a poussé de nombreux jeunes gens comme lui à s'installer ailleurs. C'est un texte qui est rythmé par une expression commune : "un ange passa", mais à laquelle l'auteur donne une coloration particulière, en fonction du contexte, et j'ai trouvé cela amusant.  Tenez, par exemple les plus cocasses :

Arrivé en Côte d'Ivoire, la réceptionniste de l'hôtel où Willy descend avec sa compagne n'hésite pas à lui demander la nature de ses relations avec celle-ci, "Sinon, je suis là, hein ! Si vous avez besoin de moi quoi !" déclare-t-elle. Et le récit de se poursuivre ainsi : "Un ange passa, une capote anglaise sur son auréolé" (p. 159). Plus loin, il est encore tenté, mais cette fois d'une manière vraiment provocatrice, par Kody, la meilleure amie sa compagne, Darline, qui se trouve au Sénégal pour quelques temps. Kody s'offre dans son plus simple appareil : "Sans prendre la peine de se couvrir, Kody ferma les yeux, me laissant seul avec ma conscience. Un ange passa, l'air de rien, absorbé qu'il était par la lecture du Kâma Sûtra." (p. 243) 

Cet "ange qui passe" fait, d'une manière ludique, le lien avec le titre.

Si vous voulez avoir un bel aperçu de la vie, de l'entourage de l'auteur, dessinateur de talent, créateur de BD, alors lisez Le Sceau de l'Ange. L'auteur crache là sa vérité, même si on aurait souhaité qu'elle se présente sous une meilleur forme, mais quand la priorité est de "dire", cela se fait souvent au détriment de la forme.

Un extrait :

"J'ignore totalement de quoi sera fait demain, c'est vrai. Mais ici j'ai retrouvé, en quelques secondes à peine, cette chose fondamentale que j'avais perdue dans mon pays et qui s'appelle l'Espoir.
Là-bas, l'avenir me semblait gris, obscur. Ici, fort de cette assurance que permet parfois l'inconscience, tous les rêves me sont permis. Nous sommes à Abidjan, et toute la ville semble s'être jointe à la voix du chauffeur de taxi pour nous souhaiter Akwaba... La bienvenue !" 

(Le Sceau de l'Ange, p. 151)

Willy Mouele, Le Sceau de l'Ange, The Book Edition, Collection Plume au bout des doigts.

lundi 5 septembre 2011

Une "Histoire pressée" pour fêter la rentrée

     Papa, il est prof de français… Oh, pardon : mon père enseigne la langue et la littérature françaises. C’est pas marrant tous les jours ! Je veux dire : parfois, la profession de mon père est pour moi cause de certains désagréments.
     L’autre jour, par exemple. En sciant du bois, je me suis coupé le pouce. Profond ! J’ai couru trouver papa qui lisait dans le salon.
- Papa, papa ! Va vite chercher un pansement, je pisse le sang ! ai-je hurlé en tendant mon doigt blessé.
- Je te prie de bien vouloir t’exprimer correctement, a répondu mon père sans même lever le nez de son livre.
- Très cher père, ai-je corrigé, je me suis entaillé le pouce et le sang s’écoule abondamment de la plaie.
- Voilà un exposé des faits clair et précis, a déclaré papa.
- Mais grouille-toi, ça fait vachement mal ! ai-je lâché, n’y tenant plus.
- Luc, je ne comprends pas ce langage, a répliqué papa, insensible.
- La douleur est intolérable, ai-je traduit, je te serais donc extrêmement reconnaissant de bien m’accorder sans délai les soins nécessaires.
- Ah, voilà qui est mieux, a commenté papa, satisfait. Examinons d’un peu plus près cette égratignure.
     Il a baissé son livre et m’a perçu, grimaçant de douleur et serrant mon pouce sanguinolent.
- Mais t’es cinglé, ou quoi ? a-t-il hurlé, furieux. Veux-tu f… le camp, tu pisses le sang ! Tu as dégueulassé la moquette ! File à la salle de bains et dém…-toi ! Je ne veux pas voir cette boucherie !
- J’ai failli répondre : « Très cher papa, votre façon de parler m’est complètement étrangère. Je vous saurais donc gré de bien vouloir vous exprimer en français. » Mais j’ai préféré ne rien dire.
     De toutes façons, j’avais parfaitement compris. Je suis doué pour les langues, moi.

 
Bernard Friot, « Façons de parler », in Nouvelles Histoires pressées, Editions Milan, première édition 1992.

samedi 27 août 2011

Témoignages sur Philippe Makita

J'avais réussi, à la disparition de Philippe Makita, à recueillir le témoignage de quelques hommes de lettres : Matondo Kubu Ture, Apollinaire Singou Basseha, Jean-Blaise Bilombo Samba et Noël Kodia, qui acceptèrent volontiers de s'exprimer, rendant ainsi un bel hommage à celui qui fut leur ami.


MATONDO KUBU TURE (sociologue et écrivain) :
« Philippe Makita : un écrivain secret »

Ce titre, Philippe ne l’aurait pas aimé. Il aurait critiqué avec bonhomie : il n’était pas un polémiqueur né. Il aurait fait remarquer, en kituba, avec l’accent de Dolisie : « Toi aussi, c’est quelle marque ça, où tu vas toujours chercher tes histoires-là ! »

Si l’expression « écrivain secret » est trop forte, je suis prêt à la remplacer par « écrivain qui travaillait tranquillement et calmement ». Encore que… j’utilise le verbe « travailler » en insistant sur l’idée de s’appliquer intensément à une tâche, tout en prenant le temps de ne laisser transpirer aucune information susceptible d’avertir la galerie… Tiens Philippe est actuellement en train de finir son deuxième roman !

Il donnait toujours l’impression qu’il avait l’éternité devant lui, tout le temps de mûrir les fruits de son écriture. S’il était un affairiste invétéré, comme on en voit sur la place, aujourd’hui , Philippe serait l’écrivain congolais le plus publié. En une année, en 2003, il a publié, tour à tour, une anthologie, un recueil de poèmes, un roman, au grand mutisme des médias.

Il fit paraître son premier recueil de poèmes Les Sandales retournées en 1978, aux Éditions Saint-Germain-des-Prés. Il a fallu attendre près d’un quart de siècle, pour retrouver son nom dans les librairies. En 2003, justement il nous gratifia de la Nouvelle Anthologie de la littérature congolaise en collaboration avec Jean-Baptiste Tati Loutard.

Ses tiroirs sont encore remplis de nouvelles, de romans de pièces de théâtre auxquels il travaillait quotidiennement. Quand je le traitais de maniaco-perfectionniste, il répondait avec son éternel sourire : « Nous ne sommes pas des gens du show-business ; une écriture authentique doit arriver au point où elle respire à jamais la paix et le silence » (je fais l’effort de restituer fidèlement ses mots à lui).

Je ne sais pas s’il faisait lire ses manuscrits à son entourage, peut-être à Sylvain Bemba, à Letembet-Ambily, peut-être à Tati Loutard ou à Maxime N’debeka, à ceux de notre génération, j’en doute. Pourtant c’est souvent avec les gens de sa génération qu’il discutait littérature, la poésie en premier lieu. Il se sentait toujours enfant des poètes, une filiation qu’il n’abandonnait jamais, même quand il écrivait des textes que le monde appelle roman ou nouvelle, tel que Le Pacte des contes (2003)

Il avait un secret : la patience de croire à la beauté, comme un apaisement universel que l’on ne peut obtenir qu’au bout d’une longue corvée intelligente.

« Noue à ton front l’anneau de mon intelligence
Et tends-moi tes sandales
Précède-là à l’Orient et reviens sur tes pas
Alors, la lune se réveillera dans tes bras »
(Les Sandales retournées, 1978)

Écrivain doublé d’un critique littéraire, il adorait parler des œuvres des autres. Il connaissait tout ce que les Congolais et les Congolaises faisaient paraître, gardant la plupart de ses propres écrits dans la tranquillité des tiroirs. Si un jour, tous ses livres étaient publiés, je serai le premier à m’écrier : « Quelle chance d’avoir connu cet écrivain-là ! »


Apollinaire SINGOU-BASSEHA (écrivain et éditeur) :
« Philippe Makita : une mission inachevée »

Il m’est très difficile de témoigner pour un ami avec qui j’ai une longue amitié, un parcours d’écrivain irréprochable, un frère de plume qui, toute sa vie, n’a cessé de se battre pour le rayonnement de la littérature congolaise, un frère « qui bat sur terre le tam-tam fécond/de la force et de la dignité » pour reprendre quelques mots de son recueil Les Sandales retournées. Nul n’ignore qu’en Afrique, le tam-tam annonce toujours une nouvelle. Bonne ou mauvaise.

Lorsque le 27 août 2006, j’apprends la nouvelle de la disparition de Philippe, je suis resté estomaqué : quelques jours auparavant, nous avions mangé ensemble avec Alain Mabanckou, venu à Brazzaville prendre part à la première édition des « Rencontres du livre vivant ». Je me suis dit : « Pourquoi cette fatalité ? Et pourquoi un à un nous, écrivains, quittons cette terre à la pointe des pieds ? En commençant par Tchicaya U Tam’Si, Sony Labou Tansi, Sylvain Bemba, Amélia Nene, Alice Valette, Didier Kounkou-Lareis, Bernard Zoniaba, Serge Bourra dit Ma Kandet, Antoine Letembet-Ambily… »

Par son activité littéraire, Philippe Makita avait, sans conteste, un avenir prometteur. Il publie en 1978 Les Sandales retournées (Éditions Saint-Germain-des-Prés), en 1982, une étude critique intitulée « L’Étrange destin de Wangrin d’Amadou Hampaté Bâ ». Il participe à L’Anthologie des littératures francophones d’Afrique centrale. En 2003, il publie Femme, mon paysage aux Éditions Acoria et un roman Le Pacte des contes aux Éditions La Bruyère. Philippe Makita s’était promis de publier, tous les deux ans, un nouveau livre. Il est dommage que cet « amoureux des belles lettres », cet « individu pluriel » qui constituait « une force et une dignité » de notre horizon littéraire n’ait pas achevé sa mission.

Sa rencontre avec Jean-Baptiste Tati Loutard aura symbolisé un pont jeté entre deux générations, la réactivation d’un enthousiasme, le rappel de la responsabilité pour notre génération de prendre en charge le destin de notre littérature. La preuve ? Leur Nouvelle anthologie de la littérature congolaise, un travail minutieux entrepris par des regards complices et croisés. À ce propos, je me souviens de la réponse de Philippe au cours d’un entretien qu’il m’a accordé le 22 septembre 2003 lors de la présentation de cet ouvrage : « Une anthologie est une œuvre sélective. Ça veut dire qu’il faut absolument faire un choix, il faut faire des sacrifices. Ça n’a pas été facile ».

La disparition de Philippe Makita laisse un grand vide dans les lettres congolaises. Philippe avait encore beaucoup de choses à dire et à faire.

Adieu Philippe, mon ami, mon frère de plume !



Noël KODIA (universitaire, écrivain et critique littéraire) :
« MAKITA, un grand poète »

Philippe Makita a été mon collègue à l'Université de brazzaville. C'est là qu’il m'avait parlé de la publication de son premier recueil de poèmes composé de textes écrits presque au lycée. Nous discutions beaucoup de littérature, surtout du théâtre scolaire. Dans les années 70, il écrivit "Les talons de la souffrance" que présenta la troupe théâtrale du Lycée du Drapeau rouge (actuellement lycée Chaminade), où il enseignait le français, pendant que de mon côté j'écrivis "Les conjurés ou la voix de Lumumba", une pièce de théâtre qui retrace le destin du héros congolais avant sa mort.

Nous nous sommes séparés en 1983 quand je vins en France pour mon troisième cycle. De retour au pays, je le retrouvai comme chercheur à l'INRAP où il occupait la fonction de chef des programmes tout en donnant des cours de littérature à l'Université, parce que titulaire d'une Maîtrise de littérature africaine. Nous avons milité à l'UNEAC* jusqu'à mon départ pour la France.

Makita pour moi est un grand poète de la nouvelle génération, qui s'est donné au roman avec "Le Pacte des contes", un récit qui sort de l'ordinaire et qui trace un autre chemin que jusque-là le roman congolais n'avait jamais emprunté. Après Sony Labou Tansi et Henri Lopes, il est le seul à avoir eu le courage de mettre en cause le romanesque linéaire dans lequel se sont embarqués la majorité de ses confrères. Avec Le Pacte des contes s'est ouverte une autre page du roman congolais qui malheureusement se voit vite fermée par la disparition de son auteur.

*UNEAC : Union nationale des écrivains et artistes congolais.


Jean-Blaise BILOMBO SAMBA (poète) :
« Car les sandales se sont retournées pour longtemps. »

La première somme de poésie de Philippe Makita avait pour titre Sandales retournées ; elle avait été saluée comme un nouveau ton, juste et ouvert dans sa proximité avec autrui. Une voix nouvelle se posait là, urgente et sensible, donc digne.

C’est à mon retour de Dakar, en 1990, que ma compagne, Marie-Léontine Tsibinda, m’a présenté Philippe : il était déjà membre de l’équipe d’expertise de l’Inrap. Bien sûr, il avait déjà publié les Sandales retournées dont Edouard Maunick avait fait un compte-rendu élogieux dans mille soleils à Rfi. De ces deux opportunités, démarre ma relation amicale avec Philippe. Nous mettions à profit toutes les opportunités de rencontre pour parler de notre poésie, le destin de notre parole que nous souhaitions lumineuse. Il parlait d’écrire le Livre solaire, une manière poétique de poursuite d’une espérance infinie inversement proportionnelle de la noirceur de la vie nationale.

En novembre 2003, nous avions, Philippe, Matondo Kubu Ture et moi-même partagé le si peu ordinaire désir d’une « rentrée littéraire » autour de la figure de Tati Loutard. Nous portions alors le rêve ouvert et redoutable de tenter de faire exister à nouveau Brazzaville comme un Orient culturel incontournable, créatif et libre. Nous avions préparé cet événement à son domicile avenue des Trois Martyrs, où sa compagne, grande prêtresse, pourvoyait en arachides, tubercules et autres ignames de Djambala, cette religion de nouveaux allumés littéraires en quêtede sacrements inédits. Philippe avait pu obtenir l’aval de Tati. La Nouvelle anthologie de la littérature Congolaise venait de paraître. Nous étions frappés par la disponibilité du monde à notre endroit : un vendredi et un samedi de novembre 2003, la littérature congolaise s’intégrait dans une espérance oubliée depuis Sony Labou Tansi et Sylvain Bemba.

Toujours en 2003, lorsque, je lui ai confié mon idée de constituer un Bureau (une bibliothèque ?) de liaison des poètes dans notre capitale, il s’est emballé et m’a encouragé de toutes ses forces. Il a été l’un des tous premiers à signer sa fiche d’adhésion. Mais comme toujours, je vais très peu au bout des choses et il n’a cessé me chahuter pour cela.

Habitant une discrétion essentielle, Philippe Makita m’a toujours paru un être secret. Eminemment secret. C’est ainsi qu’installé dans l’attente du Livre solaire dont il m’avait tant parlé, j’ai vu arriver, coup sur coup comme des météores, Femme, mon paysage (poésie, 2003) et Le Pacte des contes (roman, 2004). Sûr qu’il a toujours écrit à la frontière du silence, cherchant à atteindre quelque chose qui le dépasse et nous dépasse, quelque chose qui le rende davantage disponible au monde et à l’autre, mieux à la transcendance même. Sinon comment aurait-il jamais eu l’amour d’initier et la patience de faire aboutir la Nouvelle anthologie de la littérature congolaise ? Dans sa discrétion élective, Philippe a élaboré une nouvelle éthique de la relation littéraire fondée sur un rapport intranquille mais digne et respectueux de l’intimité de l’autre dans sa parole et sa confrontation au Comment vivre cher à Tchicaya.

Insoumis mais serein, tel était Philippe. Pas engagé comme moi, mais habité par la teneur de sa responsabilité civique, celle qui imbibe toute son œuvre. C’est en cela que Femme, mon paysage m’apparaît comme un coup de tonnerre dans un ciel tranquille.

Un jour de l’année 2005, discutant avec lui de ma fascination pour le mythe d’Orphée et me plaignant de l’absence de documentation, quelle ne fût ma surprise de le voir revenir de France, à quelques mois de là, le livre d’Edouard Schuré Les Grands Initiés sous les bras. Il n’avait pas oublié ma quête. Or lui, bien avant moi, interrogeait déjà notre sphère de dialogue avec la nature, le cosmos et l’immanence. C’est bien ce que dit Sylvain Bemba qui, parlant de Philippe, convoque Claudel pour qui « …chaque chose ne subsiste pas pour elle seule, mais dans un rapport infini avec toutes les autres… »

Sylvain avait ouvert le domaine de notre rêve en nous dédiant à tous les deux son troisième roman Le Dernier des cargonautes. Cette élection non sollicitée, nous avait, Philippe et moi, installé dans une manière de binaire qui appelait à rechercher en permanence le troisième terme, celui d’une autonomie fraternelle : l’écriture et le sacré, ebale ya bo moyi, un chemin d’eau et de vie pour pagayer vers le grand large tout simplement…

Nous avions encore tant de choses à faire ! Maintenant que les sandales se sont retournées pour longtemps, Philippe nous manque déjà : sa vigilance, son empathie, sa conceptualité littéraire arrimée à la raison citoyenne. Cependant, sa figure et ses mots porteront toujours la contagion d’un univers à explorer afin de nous connaître davantage et nous rendre compatible avec la paix, la beauté et la joie, somme toute, la démocratie d’être.


Témoignages recueillis avec le concours d’André-Patient BOKIBA, Professeur de Lettres à l’Université de Brazzaville.

Le Pacte des Contes, de Philippe Makita

Voici cinq ans, jour pour jour, que Philippe MAKITA nous a quittés. A sa disparition, en 2006, je publiai sur mon ancien blog l'article ci-dessous.



Ceux qui l’ont côtoyé, approché, parlent d’un homme sympathique, un homme qui savait irradier les cœurs de la chaleur de l’amitié. Ceux qui l’ont connu à travers ses œuvres retiennent l’engagement d’un universitaire pour que rayonnent les lettres congolaises. Philippe MAKITA a signé avec Jean-Baptiste Tati-Loutard la Nouvelle Anthologie de la Littérature Congolaise, publiée en 2003, année du cinquantenaire de la naissance de la littérature congolaise. La première œuvre congolaise, le roman Cœur d’Aryenne de Jean MALONGA, avait en effet été publiée en 1953. Philippe MAKITA est l’auteur de divers travaux critiques, que l’on peut retrouver dans des ouvrages collectifs comme l’ Anthologie des Littératures francophones d’Afrique centrale parue chez Nathan en 1995. Il était par ailleurs chef de service des programmes à l’Institut National de Recherche et d’Action Pédagogique (INRAP).



 
Philippe MAKITA n’était pas seulement universitaire, il était aussi écrivain. Il a flirté très tôt avec la poésie, au point d’avoir avec elle une véritable histoire d’amour. Son premier recueil de poésie, Sandales retournées, a été écrit au cours de ses années lycée. Un second recueil est paru récemment chez Acoria. Les rapports privilégiés de l’auteur avec la poésie se manifestent également dans son roman, Le Pacte des contes. Celui-ci est en effet traversé de part en part d’un souffle poétique qui en rafraîchit la lecture, et qui invite à vouloir découvrir l’auteur dans ses recueils.

Depuis le 27 août 2006, Philippe MAKITA n’est plus des nôtres, pourtant il sera toujours avec nous, et ce chaque fois qu’on ira fouiner dans les pages de ses œuvres, pour qu’elles nous livrent leurs trésors. N’est-ce pas le souhait qu’il exprime – être toujours vivant – à la page 76 de son roman ?

 
« On croit qu’avoir beaucoup de voitures, de maîtresses, de maisons (…) et de l’argent suffit à être inscrit sur titre dans le Livre de la postérité. Erreur. Dès que l’Acte de décès est établi, la décoration à titre posthume posée sur le cercueil, le quarante cinquième jour de deuil arrosé de bière, c’est fini. Disparu. Oublié. Un grand auteur, lui, survit à l’oubli familial, national pour entrer dans la mémoire internationale, et avec lui certains personnages de ses livres : Rabelais et Gargantua par exemple »

A travers ces lignes, on entend comme une petite voix qui dit : « Ne m’oubliez pas ! »


LE PACTE DES CONTES

Dans ce texte, Philippe MAKITA ne ménage pas son lecteur, il sollicite toujours de sa part une attention soutenue. En effet le lecteur distrait pourrait s’égarer entre le réel et le virtuel, entre le récit du narrateur et celui du personnage. Le pacte des contes est en fait un roman qui en contient d’autres. Et puis surtout on assiste à quelque chose de fabuleux : les personnages, des êtres fictifs, virtuels, entrent dans la vie réelle, prennent corps, sous l’œil médusé de leur créateur.

C’est l’effet fantastique inverse de celui réalisé par Gudule dans La Bibliothécaire, un roman jeunesse que les adultes apprécieront bien plus à cause des références littéraires pas toujours à la portée de jeunes lecteurs. Les héros de ce roman font l’extraordinaire expérience d’entrer dans les livres, de vivre véritablement les aventures racontées dans ces livres, de faire la connaissance physique des personnages. Ils enjambent ainsi les limites temporelles, car nos jeunes héros rencontrent par exemple l’intrépide Gavroche des Misérables de Victor Hugo, ils tremblent de sa témérité, espèrent qu’il ne va pas se faire tuer sous les balles ….

On retrouve d’ailleurs Gavroche dans Le Pacte des contes, où cette fois ce sont les personnages qui quittent leur monde de papier pour connaître la vraie vie. Ainsi Faris, personnage du roman que Palingus est en train d’écrire, devient un vrai humain, avec l’avantage sur les autres humains de lire dans les pensées de son créateur Palingus. Mais n’oublions pas que nous sommes toujours dans la fiction, car Palingus est lui-même le personnage principal du roman non encore publié, La rade des voluptés, que ses concepteurs Iyédi et Ngabouyédi ont soumis à leurs lecteurs, afin qu’ils puissent faire leurs suggestions quant à la trame de l’histoire.

Faris se rebaptise « Lyman » pour sa vie de personnaute. On dit bien internaute pour désigner toutes celles et tous ceux qui naviguent dans le monde virtuel qu’est l’Internet ? Eh bien Philippe MAKITA a trouvé le concept de personnaute pour qualifier les êtres virtuels qui viennent ‘‘en personne’’ dans notre monde physique.

En bref, le pacte des contes est un roman où l’auteur a voulu donner le meilleur de lui-même : il parle de son plaisir d’écrire, réfléchit sur la condition de l’écrivain, exprime surtout son amour de la littérature ; c’est à mon sens ce qui lui donne le plus de charme, car un livre doit entre autres nous faire aimer les livres, il doit nous donner envie de lire, il doit être en quelque sorte une célébration de la littérature. C’est ce que sont, sans aucun doute, Le pacte des contes de Philippe MAKITA, La Bibliothécaire de Gudule, Verre cassé d’Alain MABANCKOU... Bien entendu ce ne sont là que quelques échantillons des livres de la bibliothèque mondiale qui fêtent la littérature.

Le Pacte des contes est aussi, pour tout congolais – loin du pays en particulier – un moyen de retrouver son Congo natal, car l’auteur non seulement évoque certains endroits mais insère aussi des expressions lingala ou kituba.

Philippe Makita, Le Pacte des contes, Editions La Bruyère, 2004, 142 pages.

lundi 22 août 2011

Sourires de loup, de Zadie Smith

Il y a de ces livres qui vous mettent en difficulté, mais alors en grosse difficulté : par quel bout commencer à rendre compte de sa lecture ? Il y a tellement de choses à dire, le livre est tellement dense, comporte tant de dimensions que vous vous demandez si vous saurez jamais donner au lecteur une petite idée des étendues dans lesquelles celui-ci vous entraîne. Sourires de loup, de Zadie Smith, fait partie de ceux-là. C'est l'exploration de la vie contemporaine dans toute sa complexité.


 
Le roman se présente comme le récit de la vie de deux familles, il faudrait dire plutôt la vie de deux hommes, dans un premier temps. Deux amis : Alfred Archibald Jones, dit Archie, et Samad Miah Iqbal. D'origine et de culture différentes - le premier est Anglais, le second du Bangladesh - ils ne se seraient pas liés d'amitié sans le concours de circonstances déterminantes.

Tout commence à la guerre, la deuxième, où tous deux sont mobilisés, mais dans une unité particulière, vu leur condition physique respective. Ils ne sont pas au front, mais dans un rôle qui pourrait être assimilé à de la surveillance, disons un rôle qui n'est pas susceptible de leur octroyer des lauriers. Pourtant chacun de nous aimerait que, d'une manière ou d'une autre, un peu de gloire reluise sur son identité. Le moindre fait héroïque d'un ancêtre va être l'occasion de se revendiquer d'une lignée glorieuse, ou bien on se jette dans une situation qui nous permettra plus tard d'attester de notre valeur, même si nous ne sommes, au fond, que des gens les plus ordinaires du monde.

En effet l'ennui, la banalité, le vide ont de quoi désespérer un homme au point de le conduire au bord du suicide. Archie y échappe de peu. Lui et Samad n'ont pas des vies extraordinaires, mais ils vont tenter de lui donner de l'éclat, Samad en particulier, même si l'entourage n'est pas dupe. C'est ce qui caractérise l'homme : rendre sa vie intéressante, appeler à soi l'admiration, le respect de l'autre, lui montrer qu'on est une "valeur". A une époque où l'essence de ce mot change selon les pays, selon les individus, cette entreprise est souvent bien difficile. 

Nous ne suivons pas seulement Archie et Samad au fil de leur amitié, de leurs vies conjugales, on remonte également à leurs origines avant de s'apesantir sur leurs enfants. Archie, marié à Clara, une jamaïcaine, aura avec elle une fille : Irie. De son côté, Samad aura avec Alsana, de même origine que lui, des jumeaux : Magid et Millat. Que transmettre à ces enfants nés en Occident mais dont les parents viennent d'ailleurs ? Quelle est leur identité ? Sont-ils fils de l'Occident ou fils du "pays" ?

Le récit met en scène plusieurs générations, chacune tentant de trouver le point d'ancrage qui lui permettra de ne pas sombrer. Mais la plus exposée est sans aucun doute la toute dernière génération car elle doit faire face à une question délicate : celle de l'identité. Les cartes sont bien brouillées lorsqu'on est né et qu'on a grandi dans un pays autre que celui d'où viennent nos parents, surtout lorsque ces derniers sont de race différente. La société s'applique à brouiller ces cartes, alors que les choses ne se présentent pas d'une manière aussi compliquée pour les jeunes concernés. Ceux-ci reconnaissent d'abord leur appartenance à un pays, si c'en est un : celui de l'adolescence, avec son lot de soucis et d'émois.  

Les thèmes dans ce roman sont aussi divers que le conflit de génération, le couple, la tentation, l'honneur, la gloire, la religion, la parentalité, la guerre, l'amitié, l'homosexualité, le monde du travail, la jeunesse, le racisme, la science, l'extrémisme. Cependant s'il fallait en nommer un qui fasse figure de fil d'Ariane, je dirais l'immigration, dans son acception la plus globale, autrement dit le fait que le monde est aujourdhui un village qui voit sa population changer, muer au rythme des flux migratoires, ce qui ne va pas sans déclencher des guerres  : guerre des valeurs, guerre des religions, guerre que livre la mondialisation à tous ceux qui se retranchent derrière leurs origines, leur culture. Toutes ces "guerres" jettent les jeunes générations dans un tourbillon dans lequel ils ont du mal à trouver ou à se faire une identité, car ballotés de part et d'autre.

Beaucoup d'humour, de dérision aussi, mais ce qui est admirable, c'est que le lecteur est placé devant le point de vue de chacun, les personnages ne sont pas tournés en ridicule, même lorsqu'ils se trouvent dans une posture qui n'est pas à leur avantage : le lecteur éprouve pour tous une irrésistible sympathie. La dérision se trouve plutôt dans la manière de raconter. Et Zadie Smith narre avec une puissance étonnante eu égard à son âge (Elle est née en 1975 et le roman parut en 2000 ) Elle a mis une telle distance entre elle et ses personnages, chose qu'on ne réussit si bien qu'avec l'expérience. Je veux dire que le narrateur omniscient à travers lequel on observe les personnages a une belle longuer d'avance sur eux, ce qui ne l'empêche pas de se mettre à leur niveau. Il y a comme une grandeur et en même temps une humilité de la part de l'auteur qui lui fait épouser les petitesses de ses personnages, afin de mieux s'en démarquer, mais tout cela se fait d'une manière subtile, insensible.

Et les personnages ! Pas aussi simples qu'il n'y paraît. Des femmes de caractère en apparence, très sensibles en réalité. Des hommes faibles, voire sans personnalité, comme Archie qui se remet entièrement sur le pile ou face d'une pièce de monnaie pour savoir quelle décision prendre, et ce même dans les choses les plus graves. Mais il paraît, de loin, plus résistant intérieurement que son ami Samad, doté à première vue d'une plus grande virilité.

Le roman n'est jamais aussi passionnant que lorsqu'il s'intéresse à la jeune génération : Irie, les jumeaux Millat et Magig, Joshua, car une troisième famille intègre l'histoire, les Chalfen, dont Joshua est le fils aîné. le chef de famille, Marcus Chalfen, d'origine juive, est un homme de science qui se préoccupe de révolutionner la médecine par les manipulations génétiques.

La fin du roman intervient comme un couperet, le lecteur est brusquement mis dehors, alors qu'il y avait encore de la matière. C'est curieux de dire cela d'un roman qui fait tout de même 735 pages, mais le fait est qu'on attend une suite. Cependant l'auteure se joue de votre attente et elle se débarasse de nous comme ceci :

"raconter ces histoires à dormir debout et d'autres du même acabit contribuerait immanquablement à accélérer la diffusion du mythe, du dangereux mensonge, selon lequel le passé est toujours imparfait et le futur parfait. Et comme le sait perinemment Archie, ce n'est pas vrai. ça ne l'a jamais été."

Mais je comprends qu'il fallait bien mettre un point final. Un point qui, dans Sourires de loup ressemble plutôt à trois points de suspension.

Zadie Smith, Sourires de Loup, Gallimard 2001, 738 pages ; Titre original "White Teeth", 2000.

Voici ce qu'on apprend en page liminaire : "A peine commencé, ce livre fit l'objet d'enchères à la foire de Francfort, sur la foi de cent pages alors qu'il en compte cinq cents ! Il a reçu de nombreux prix dont le prix Guardian et Whitbread du premier roman."

Zadie Smith est née en 1975 d'un père anglais et d'une mère jamaïcaine.

jeudi 4 août 2011

Rêve de foot, de Paul Bakolo Ngoi

Si vous avez des enfants qui ne jurent que sur le ballon rond… mais qui se récrient chaque fois que vous leur proposez une lecture, Rêve de foot sera peut-être le moyen de concilier agréablement les deux choses : c’est le foot au cœur de la lecture.




L’histoire commence à Kinshasa avec, au centre, les faseurs, les enfants de la rue. Bilia, le héros, est un adolescent de 13 ans. Il n’est pas sans toit, mais sous un ciel où la vie se conjugue chaque jour sur le mode de la précarité et un père qui a sombré dans l’alcool après le décès de sa femme, ses frères et lui n’ont pas beaucoup d’options. Un jour, poussé par la faim, Bilia, dont le nom veut dire justement « nourriture » en lingala, dérobe quelques bananes. Il se retrouve à la prison pour mineurs de Kitambo, où les conditions sont très dures sous la férule du caporal Katanga. Celui-ci espère ainsi leur faire passer l’envie de recommencer, même si c’est souvent le contraire qui se produit : des jeunes qui s’endurcissent et désirent désormais faire payer à la société le fait de les avoir conduits, à cause d’une vie ingrate, entre les murs d’une prison, sentiment que le héros des Misérables, Jean Valjean, incarne à merveille au début de son parcours. Bilia n’est pas un délinquant, malheureusement il se retrouve derrière les barreaux.

"La prison pour mineurs de Kitambo est un passage obligé pour de nombreux gamins des quartiers populaires. La vie n’offre pas d’alternative et jouer au gardien et au voleur est un rite, une sorte d’apprentissage pour trouver sa place dans le monde des grands. L’art de la débrouille, c’est le pain quotidien ; il vous permet de gagner votre pain. Si les choses tournent bien pour vous, vous vivez comme un pacha. Si les choses tournent mal, vous finissez à Kitambo." (Rêve de foot, p. 10)

Puis une idée est lancée en prison : organiser un match de foot entre les jeunes détenus et les enfants du quartier. Pour les jeunes prisonniers, c’est une belle occasion de quitter leur geôle, ne fut-ce que pour quelques heures, et de penser à autre chose qu’à leur triste condition. Pour Bilia, ce match fera prendre à sa vie une nouvelle dimension. En effet un spectateur, suivra la partie avec beaucoup d’attention. Intéressé par le jeu de Bilia, il décide de tout faire pour l’emmener avec lui, en Italie, afin de le voir évoluer en club.

Même s’il y gagne énormément, Riccardo, journaliste et écrivain, essaie de faire de telle sorte que le jeune Bilia et les siens y trouvent également leur compte. Il n’est pas seulement l’agent de Bilia, il devient aussi son ami, son aîné, son ‘‘parent’’, celui qui sera toujours là pour le soutenir en toutes circonstances. Bien évidemment, cela ne se passe pas toujours ainsi. L’on décrie aujourd’hui ces européens véreux qui font miroiter monts et merveilles à de jeunes génies du foot, lesquels se retrouvent complètement perdus, largués lorsqu’ils arrivent en occident. Le rêve prend des allures de cauchemar. Dans le roman de Paul Bakolo Ngoi, le rêve se mue en réalité.

"Durant ses voyages en terre africaine, Riccardo s’est souvent occupé de ballon. Il en a fait le sujet d’un reportage en trois épisodes qu’il a vendu à un quotidien national, y gagnant pas mal en argent et en renom. Il connaît assez bien les mécanismes qui conduisent de nombreux managers sans scrupules à chercher dans les villes et les villages africains de jeunes talents à valoriser dans les équipes européennes. Et il sait que ces mécanismes ne sont pas toujours corrects. Des règles seraient nécessaires en ce qui concerne l’engagement des mineurs, leur transfert à l’étranger. Mais en Afrique, on ferme les yeux sur de nombreuses règles. Et il existe une véritable traite des très jeunes footballeurs." (p. 50)

Les difficultés du jeune africain arrivant pour la première fois en Europe, dans un pays dont il doit apprendre la langue, qui doit gérer l'école et le foot et faire des prouesses parce qu’on a misé sur lui, qui doit lutter avec la nostalgie du pays natal, l’éloignement de la famille et des amis, ne sont pas occultées, mais Bilia réussit à s’en sortir parce qu’il a des points d’attache, notamment affectifs. Il se liera d’amitié avec des garçons de son âge, italiens comme africains.

Les jeunes passionnés de foot (et aussi les autres), quelle que soit leur origine, liront ce roman avec beaucoup de plaisir, mais je crois qu’il retiendra particulièrement l’intérêt de jeunes d’origine africaine qui n’ont pas souvent l’occasion de lire des œuvres pour la jeunesse dont le héros est noir.

C’est au hasard de mes commandes sur Internet que je suis tombée sur ce titre. Je l’ai ajouté à mes emplettes, dans l’intention de l’offrir à mon fils qui, pour une fois, n’a pas discuté : « ça parle de foot ? ça se passe au Congo Kinshasa ? » C'était deux arguments forts. Et quand le livre est arrivé : « En plus il n’y a pas beaucoup de pages ! », sous-entendu il aura vite terminé. En effet le livre ne fait que 144 pages et se présente sous un format agréable à lire, avec beaucoup d’illustrations.


Paul Bakolo Ngoi, Rêve de foot, Editions Gallimard jeunesse, 2004 (2003 pour l’édition originale, sous le titre Colpo di Testa), 144 pages, 5.10 €.


L’Auteur : Paul Bakolo Ngoi est né à Mbandaka (République démocratique du Congo) en 1962. Il a quitté son pays pour s’installer à Pavie, en Italie, où il a fait des études de sciences politiques. Il a déjà écrit plusieurs romans et contes qui ont été primés en Italie. Il espère que ses histoires permettront aux lecteurs d’approcher et de mieux comprendre la culture africaine.

mercredi 3 août 2011

Sois nègre et tais-toi, de Jean-Baptiste Onana

Cet article a été publié il y a quelques années sur  grioo.com

La question de l’immigration est une question permanente en France. Question majeure pendant les élections, elle fait régulièrement la "une" de l’actualité à la faveur d’un fait divers, d’une crise : expulsions, incendies meurtriers d’immeubles parisiens, crises de banlieue, discrimination quotidienne à l’embauche, pour le logement... les exemples sont nombreux.



Mais, en parlant de discrimination, Jean-Baptiste ONANA constate une chose : tous les immigrés ou, de façon plus générale, toutes celles et ceux qui ne sont pas de "souche française" ne sont pas traités en France de la même manière : il y a comme une hiérarchie parmi eux qui place le Noir au plus bas de l’échelle ; ce dernier souffre plus cruellement que d’autres du racisme, du fait de sa "visibilité". "A l’échelle du monde, c’est certainement la créature la plus discriminée et la plus honnie de l’espèce humaine." (1)

Voici donc un livre dédié en général « à tous ceux qui subissent la discrimination et sont couverts d’opprobre au quotidien parce qu’ils sont différents". (2)

Il convient de saluer ce livre de Jean-Baptiste ONANA, qui se distingue par deux qualités essentielles. Tout d’abord Sois Nègre et tais-toi ! résulte d’un travail considérable de recherche, de documentation, d’observation. L’auteur n’avance pas un propos sans l’étayer par des exemples précis, par des arguments : actualité, ouvrages, discours d’hommes politiques, témoignages...consolident son analyse qui épouse au plus près le vécu des Noirs en France.

Ensuite cet essai est écrit dans un style qui le rend accessible à tous, la lecture en est véritablement aisée. Alors que dans ce genre particulier qu’est l’essai, il est courant que le lecteur ne s’intéresse qu’à des chapitres en particulier, on se prend à lire Sois Nègre et tais-toi ! comme un roman, du début à la fin.

Que dit donc ONANA ? Rien que des vérités sur les comportements des Blancs (et des autres races) à l’égard des Noirs, ceux des Noirs sur le territoire européen : leurs causes, leurs conséquences. Il y a à la base la perception du "noir", communément négative : "Année noire, série noire, pensées noires, idées noires, liste noire, jour noir, travail au noir, humeur noire...La négativité de la couleur noire est une universalité fort bien partagée par le genre humain." (3)

Cette perception négative fait que le Noir est combattu, sinon rayé dans les médias, en politique, dans certaines filières universitaires, bref dans toutes les fonctions valorisantes, exception faite pour certaines catégories comme le sport de haut niveau où il s’avère que "la France a besoin de ses nègres pour gagner" (4). La France est de fait multiraciale, mais elle le dénie.

Mais pourquoi donc cette discrimination ? J.B. ONANA étudie un à un tous les cas avérés, tout en démontrant leur illégitimité, j’ai envie de dire aussi leur grossièreté : des chercheurs n’ont-ils pas dernièrement "découvert" que la polygamie serait la cause de la violence ?

"Et que dire de la pédophilie, triste avatar de la liberté sexuelle infinie prônée par les partisans du tout-sexe et du tout-genre-de-sexe qui gangrène la société française ? (...) A titre personnel, je suis contre la polygamie, mais aussi contre toutes les formes de sexualité déviantes. Mais à tout prendre, j’aime mieux avoir deux épouses adultes, légitimes et consentantes que forniquer avec des bambins de cinq ou huit ans. Qu’on ne s’y trompe pas : la République a plus à craindre de ses pédophiles en col blanc, qui essaiment dans les milieux socioprofessionnels prétendument respectables (...) que d’un ou deux bigames africains dans une tour HLM.
Est-ce pour parachever son œuvre civilisatrice en Afrique qu’elle s’est récemment mise à y exporter massivement son trop plein de prédateurs sexuels, que l’on voit déambuler aux abords des hôtels de classe internationale et des sites touristiques, le sexe à la main, le portefeuille dans l’autre ?" (5)

Voilà comment ONANA répond aux découvertes "ingénieuses", aux préjugés qui pèsent sur les Noirs. Le ton est volontiers ironique, jamais haineux, car ce n’est que pour une "une France plus tolérante et plus respectueuse de l’humain, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne" (dédicace) qu’il écrit ce livre.

Et les Noirs donc ? c’est avec sévérité qu’ONANA les interpelle et les secoue, pour qu’ils se décarcassent, qu’ils réagissent, qu’ils se prennent en mains. Cela ne saurait se faire en cherchant "à paraître ce que nous ne sommes pas". Il constate tristement que "jamais une race ne s’est autant reniée, abâtardie et prostituée culturellement que la nôtre." (6) Et il s’attaque à "ceux qui les véhiculent et les symbolisent le mieux : l’élite et l’intelligentsia noires." (7)

J’aurais voulu mettre tant d’extraits sous les yeux du lecteur pour qu’il juge de leur pertinence, je ne peux que vivement recommander de se procurer le livre. En vérité, toute personne qui voudrait être au fait de la question noire en France, de celle des immigrés en général, devrait absolument lire ce livre. On se souvient de Je suis noir et je n’aime pas le manioc, de Gaston Kelman, qui avait amorcé la question. Voici Sois nègre et Tais-toi dont la couverture, entièrement noire, annonce la couleur. Je recommande particulièrement les chapitres "La tolérance, une vertu française ?" ; "Singeries nègres et mystifications blanches" et "Les relations intercommunautaires" où l’on voit que, si l’on peut s’étonner de l’inimitié entre les euro-étrangers et les Noirs, entre les Africains et les Maghrébins (qui parfois partagent la même religion – mululmane – ), on trouve encore plus insolite la ‘"vieille rivalité afro-antillaise". Pourtant, au regard des autres communautés, cela ne fait aucune différence (un Noir est un Noir), même si l’Antillais s’échine à se distinguer de l’Africain. Mais y a-t-il vraiment une différence ?

"Le seul réel avantage des Antillais sur les Africains est leur citoyenneté française, qui leur ouvre les portes de la fonction publique. Encore, n’y occupent-ils généralement que des postes subalternes : à la Poste, dans les établissements hospitaliers, dans la police et l’armée. Alors, d’où vient cette promptitude à s’en prendre aux originaires d’Afrique plutôt qu’au commun des Français ? La vérité c’est que les ressortissants d’outre-mer sont directement confrontés à la concurrence des Négro-Africains pour les petits boulots. Il est d’ailleurs révélateur que d’une élection à l’autre, ils soient de plus en plus nombreux à voter Front National" (8)

Tous les Noirs, qu’ils viennent d’Afrique ou des DOM-TOM, devraient unir leurs forces s’ils veulent être entendus, s’ils veulent réagir efficacement contre les misères qui leur sont réservées. D’une façon générale, Jean-Baptiste ONANA déplore le fait que :

"les différentes communautés présentes sur le sol hexagonal s’ignorent royalement (...) Quand ils daignent se rencontrer, c’est généralement dans un cadre professionnel, confessionnel ou événementiel obligé et rarement dans celui d’une convivialité délibérément souhaitée. Ainsi, pour le commerçant chinois, turc ou pakistanais, un Africain méritera d’autant sa considération qu’il se révélera client ou acheteur. Le reste du temps, mieux vaudrait pour lui qu’il aille se faire voir ailleurs." (9)


Trois voix retentissent en écho dans cet ouvrage : celle de l’auteur de Peau noire, masques blancs ; celle du Général de Gaulle et enfin celle de toutes les personnes dont Jean-Baptiste ONANA a recueilli le témoignage dans le cadre de cet ouvrage, et dont la lecture est éminemment édifiante.


Jean-Baptiste ONANA, Sois Nègre et tais-toi ! Editions du Temps, 2007, 256 pages, 14,90 €.

L’auteur
Juriste de formation, Jean-Baptiste ONANA est Docteur en aménagement et enseignant universitaire en Géopolitique. Il a également été un membre actif de SOS Racisme.

L'entretien avec l'auteur publié sur afrik.com


Notes
1. Sois Nègre et tais-toi !, p. 57
2. Dédicace du livre
3. p. 52
4. p. 54
5. p. 73
6. p. 103
7. p. 104
8. p. 151
9. p. 118