lundi 25 janvier 2010

Fête de la diversité, fête de l'amitié, fête de la vie

Je viens de passer un excellent week-end à Nice. J'y étais invitée pour participer aux rencontres culturelles organisées par l'Association Congolaise de la Côte d'Azur. Je n'y ai pas vendu beaucoup de livres, mais j'y ai fait des rencontres inoubliables.

Les rencontres ont commencé vendredi soir avec la prestation de Youss Banda, accompagné de Fortuné Nkounkou, co-fondateur des "Tambours de Brazza", et de Soliac Bantsimba. Tous, des looks d'artistes, les coupes de cheveux surtout. Des looks sur lesquels on peut facilement se faire des préjugés si on les rencontre en dehors de la scène, dans la vie quotidienne. L'allure de Soliac par exemple ne laisse pas deviner un garçon intelligent, ancien étudiant en droit si je ne me trompe. Je n'ai pas eu la chance de les voir sur scène (j'étais encore dans le train en provenance de Paris), mais j'ai eu le privilège de passer de longs moments en leur compagnie.

Youss encadré par Fortuné et Soliac

Après le spectacle, que les niçois ont raté (public pas nombreux, faute de médiatisation ?), nous nous sommes en effet retrouvés "en famille" chez Lina Badila, notre hôtesse, autour d'un bon bouillon de poisson salé aux crevettes séchées, accompagné de semoule s'il vous plaît, à défaut de manioc (le congolais et le manioc, une longue histoire!). Longue causerie, jusqu'au petit matin, vers 5 heures du matin. Je ne peux pas ne pas dire un mot sur Youss Banda, chanteur qui a beaucoup voyagé (comme ses compagnons d'ailleurs). C'est un homme direct, qui parle de tout avec la même aisance, la même franchise, la même légèreté, depuis la crainte, non pas de mourir (on n'y peut rien, elle nous prendra tous, lui surtout se sent quelque peu menacé à cause de sa dénonciation du pouvoir dans ses chansons) mais de mourir à l'étranger (lourde charge pour les siens au pays) ; depuis des sujets graves donc comme la mort ou la solitude qui se cache parfois derrière les apparences d'artiste connu, jusqu'à des sujets plutôt légers, voire coquins, comme les gémissements de plaisir que les femmes de chez nous devraient exprimer en langue de chez nous pour flatter l'oreille de l'amant... La conversation de Youss Banda est à elle seule un spectacle : langage fleuri ; beaucoup d'humour, de bonhomie ; de l'ironie parfois. Très taquin, très lucide. G.B., Albert et Liss

Le samedi 23, la soirée a commencé avec la lecture de quelques extraits de Détonations et Folie par son auteure, qui était accompagnée en musique par deux guitaristes de talent : Albert Kisukidi, du Congo Kinshasa, et Gustave Bimbou, du Congo Brazzaville. Leurs mélodies ont diffusé dans la salle une atmosphère toute faite de recueillement, de douce amertume. Dans un tel contexte, l'amertume du thème du livre et la douceur que peut représenter l'espoir et l'envie d'aller de l'avant ne pouvaient que naturellement prendre vie dans la voix de l'auteure.
Angéla et son groupe
Après la folie au bout des Détonations, l'attachement à la tradition et la célébration de la vie avec Angéla May et son groupe, de Madagascar. Tous plutôt jeunes dans l'ensemble, la chanteuse surtout, mais quelle maturité ! quelle profondeur dans l'expression de leur talent ! A chaque intermède, une parole édifiante d'Angéla : "Nous sommes tous porteurs d'avenir, a-t-elle dit par exemple, mais nous portons également le passé." cette interaction entre les époques s'est traduite agréablement dans leurs morceaux, avec des accents modernes et une joie communicative qui, elle, est intemporelle. Je les ai trouvés en harmonie avec leurs ancêtres, avec le public, avec le monde qui les entoure.
Les jeunes Comoriens

Le concert s'est achevé avec le groupe musical des jeunes Comoriens de Nice. Parmi ces jeunes originaires des Comores, on pouvait remarquer un très agile et joyeux jeune homme ayant déjà accumulé un certain nombre de décennies. Un septuagénaire ? Je n'ai pas réussi à lui arracher le nombre de ses années, mais qu'importe ! puisqu'éclatait la jeunesse et la vigueur dans ses pas de danse, dans son âme aussi. La particularité de ce groupe, c'était une joie débordante, la joie de chanter et de danser, la joie d'être ensemble, ils semblaient dire à tous : "soyons joyeux !"

Momar, conteur originaire du Sénégal et G.B.

Dimanche matin, 6h30. Retour brutal à la réalité quotidienne : "En raison d'un acte de vandalisme, le TGV en direction de Paris Lyon subit un retard de..." De fait, nous sommes partis avec deux heures et demie de retard. Heureusement que j'avais Daniel Pennac avec moi. Qu'est-ce que je me suis marrée en lisant les pages de Chagrin d'école ! En outre, quand je levais le nez, la belle vue de la mer baignée du soleil naissant sur la côte d'azur achevait d'étouffer dans ma gorge tous les jurons que pouvait suciter ce retard inopportun.

dimanche 17 janvier 2010

Fragment d'une douleur au coeur de Brazzaville, de Noël Kodia-Ramata

Peut-on avoir vécu une page sombre de l’histoire de son pays et ne pas en témoigner, surtout lorsqu’on est un forgeron des mots ? Lorsqu’on a choisi les mots pour dire les maux, ou plutôt lorsque les mots nous ont choisi, on ne peut pas ne pas se laisser habiter par eux. Les mots deviennent alors tout à la fois moyen d’expression, bouclier de protection contre les attaques de la désespérance, arme d’élection pour « écraser les dos d’âne de notre destin voué au festin de l’animalité » (dédicace, p. 9), antidote contre le venin de l’oubli.

Noël Kodia, spécialiste de la littérature congolaise, avait déjà tenté de dire les horreurs de la guerre civile, celle du Congo-Brazzaville en particulier, à travers un roman, Les Enfants de la Guerre, Editions Menaibuc, 2005. Mais je trouve cette version poétique autrement plus poignante, plus attrayante également du point de vue littéraire. Fragment d’une douleur au cœur de Brazzaville, est conçu comme Le Cahier d’un retour au pays natal, d’Aimé Césaire : il ne s’agit pas d’un ensemble de plusieurs textes poétique, avec ou sans titre, mais d’un seul et long texte, dans lequel le poète dit la douleur qui comprime son cœur, douleur qui a ensanglanté Brazzaville, un matin de juin 1997.

Fragment d’une douleur au cœur de Brazzaville raconte donc la guerre de 1997, depuis son déclenchement, le 5 juin, jusqu’à ce moment où « couve encore en nous le feu des incertitudes » (p. 44). Le récit commence bien évidemment par la nécessité de partir. Partir, non seulement pour quitter les quartiers troubles et se réfugier dans l’arrière-pays, mais aussi partir du Congo, ce pays qui a ainsi jeté un nombre important de ses enfants sur le chemin de l’exil :

Je pars... Je pars au loin
Accroché à l’aile du vent
Le Congo me regarde de ses guerres.
(p. 13)

Durant tout le trajet les menant de Brazzaville vers les villages, des scènes se sont logées dans le regard des fugitifs qui gardent à vie ces images :

Un cadavre dort paisiblement au son des kalachnikovs
Dans toute sa viande de femme au triangle velu
Qui se remarque au cœur de son entrejambe
Elle appartient au royaume Batéké
Elle a un visage beauté guitare
Elle dort, la vulve touffue ouverte au vent
La mort l’a surprise au bout d’un viol
(p. 20)

Cette « beauté guitare » n’est pas toujours perçue comme telle, elle fait même l’objet, dans le dernier roman de Sami Tchak, de remarques ironiques : « Tu as été griffé par un lion ? », demande-t-on au narrateur, écrivain et porteur de scarifications comme l’auteur lui-même. (Filles de Mexico, p. 30)
Beauté et laideur se mêlent dans ce recueil. Beauté de la vie, beauté d’un pays, de ses habitants. Laideur de cette horreur qui s’abat sur Brazzaville et que le poète exprime en employant volontiers des images liées à l’anatomie et à ses fonctions :

Le ventre de Brazza a éclaté comme un grand pet :
Du sang partout, la peur me dévore
Du caca partout, des odeurs dures et coupantes
Aux portes des narines dépourvues de rideau
Et les enfants de chanter :
« Na nénéné nkuchi nkuchi ? »
(p. 15) [Qui a pété ?]

Métaphores liées à l’anatomie, mais aussi empruntées à la relation sexuelle, car cette guerre que les politiques ont imposé à la population est semblable à un viol :

Nous avons sodomisé la paix
Avec nos verges pointues mises en érection
Par la Conférence nationale aux pieds tordus
(p. 14)

Ce long poème de Noël Kodia est admirable par sa construction en échos : à la « danse infernale des armes en rut » (p. 14), le poète oppose la « danse des oiseaux du matin » (p. 26) ; aux « graines de la haine » (p. 27), aux « enfants soldats aux sourires de chanvre » (p. 15), il répond par « le sourire-lumière du vieux Mandela ». (p. 30)

On trouve également dans ce texte l’écho d’autres textes littéraires :

Dans un ruisseau alentour dort tranquille
Un enfant soldat vacciné par deux plombs
Il dort souriant comme l’a surpris la mort
Il dort dans sa tenue vert olive
(p. 15)

Le lecteur se souviendra, à la lecture de ces vers, du « Dormeur du val », poème de Rimbaud. Il y a d’autres clins d’œil littéraires dans ce Fragment d’une douleur au cœur de Brazzaville. Lorsque, par exemple, dans les villages, les femmes « se préparent pour aller gouverner la rosée » (p. 27), comment ne pas penser au roman Gouverneurs de la rosée, de Jacques Roumain ? Ou encore à l’évocation des armes qui doivent se taire, « comme se taisaient les chiens d’Aimé Césaire » (p. 22), on ne peut qu’avoir une pensée pour la pièce Et les Chiens se taisaient, du poète martiniquais.

Ce récit poétique de la guerre au Congo-Brazzaville est entrecoupé de réflexions sur le destin de l’Afrique. Faut-il voir dans les malheurs qui s’abattent sur elle :
« Un coup de pied de Dieu Tout Puissant
Dans l’énorme cul de l’Afrique malade »
? (p. 29)


Pour Noël Kodia, il ne faut pas céder au pessimisme. Son poème est ponctué de bout en bout d’un vers : « Demain, un autre jour ! » Il ne faut pas se laisser entraîner dans « le ndombolo de la peur » (p. 38), il faut au contraire danser « la rumba fantastique des années d’avant Juin 1997 » (p. 46), les natifs du pays doivent surtout retenir que « Ni beaux ni laids nous sommes tous Congolais » (p. 40)


Noël Kodia-Ramata, Fragment d’une douleur au cœur de Brazzaville, L’Harmattan, décembre 2009, 48 pages, 8 €.

jeudi 14 janvier 2010

Une préfiguration de la fin du monde ?

Il y a des jours où on se dit forcément : qui suis-je, moi qui ait encore un toit au-dessus de ma tête ? Suis-je meilleure que ceux-là qui périssent sous les décombres, qui attendent un hypothétique secours, couchés dans des gravats ? Que pouvons-nous dire, nous autres qui avons couché dans la chaleur et la douceur de notre lit, face à la catastrophe survenue en Haïti ?
***
On mesure combien notre vie est peu de chose ! Eteinte du jour au lendemain comme on éteint d'un léger souffle la flamme d'une bougie. La nature s'amuse à rire de la prévoyance, de l'intelligence, de l'insouciance, de l'incroyance de l'homme. J'ai entendu ce soir aux informations que le "mauvais choix" des Haïtiens en matière de construction aggraverait la situation ! Vraiment ? Pourquoi l'homme aime-t-il toujours mettre une dose de logique, une goutte de science, un filet de maîtrise technologique dans ce qui échappe à toute logique, à toute maîtrise humaines ? Ne suffit-il pas à Dieu de souffler légèrement au-dessus de nos têtes pour que la panique et le malheur soient notre partage ?
***
Ce qui frappe, ce qui fait mal, c'est la soudaineté de la catastrophe qui écrase toute tentative pour y échapper. Ceux qui ont survécu ou ont échappé de justesse à la tragédie n'ont que le mot "chance" pour expliquer le fait d'être encore en vie. Combien de catastrophes ont ainsi écrasé l'humanité, en prenant le soin de laisser quelques témoignages ou quelques vestiges dans la mémoire d l'homme ?
***
En 79 après Jésus-Christ disparaissait Pompéi, ainsi que deux autres villes romaines, sous la lave du Vésuve. Pierres, Lave, cendre, boue, de plusieurs mètres d'épaisseur constituèrent le cercueil dans lequel elles furent ensevelies, jusque vers le XVIIe-XVIIIe siècle, date de leur redécouverte. On peut visiter aujourd'hui cette cité figée par la cendre, avec les corps des habitants, dans la position où ils furent surpris...
***
Dans le quotidien Métro de ce jeudi 14 janvier, on pouvait aussi lire, après les pages consacrées au Désastre en Haïti, une interview du "roi du polar" américain James Ellroy. En voici un extrait :
Vous considérez-vous comme un génie ?
Oui. Je suis un génie car j'ai écrit des livres que personne n'aura l'intelligence ou le talent d'écrire. Mes ouvrages sont d'une complexité inégalable.
Y-a-t-il une phrase que vous puissiez dire en français ?
Non... Ah, si : "Après Ellroy, le déluge !".
www. metrofrance.com

mercredi 13 janvier 2010

Eldorado, de Laurent Gaudé

Voici un roman qui vous invite au voyage. Voyage entre l’Afrique et l’Europe. C’est un voyage qui fait mal. C’est notre corde sensible qui aura mal de voir des vies lacérées par le tragique.

De quoi donc parle Eldorado ? De l’immigration clandestine.

Un nombre toujours croissant de migrants essaie chaque jour de pénétrer dans la citadelle Europe, l’Eldorado, dont les portes sont jalousement gardées par des hommes chargés d’intercepter et de refouler ces intrus, ces indésirables. Mais ces intrus, qui sont-ils ? Ce sont des hommes et des femmes, avec chacun leur histoire, leurs rêves, ce sont des êtres humains ! Laurent Gaudé essaie de donner un visage à ces milliers de clandestins, il essaie de traduire la souffrance qui leur fait quitter leur famille, leur pays, leur vie, pour cet ailleurs censé changer leur destin.

Et ces gardiens de l’Europe, qui sont-ils ? Ce ne sont pas moins des hommes, avec des cœurs qui n’ont pas perdu la faculté de reconnaître la souffrance, la douleur, la misère. Simplement, d’un côté comme de l’autre, chacun fait ce qu’il a à faire.

L’histoire bouleversante du commandant Salvatore Piracci montre combien une vie tranquille et cadrée peut insidieusement s’user au spectacle permanent de vies et d’espoirs qui se brisent devant soi. Salvatore Piracci finit par haïr sa profession. Il représente l’autorité, mais le confort que peut représenter cette position lui semble vain soudain, sa vie lui semble vide depuis sa rencontre avec ‘‘la femme du Vittoria’’. Cette femme, il l’avait sauvée, avec d’autres rescapés du bateau clandestin Le Vittoria, d’un péril certain en mer. Les douleurs physiques et morales connues par cette femme lui sont contées. D’autres douleurs sont contées au lecteur, celles de Soleiman, Boubakar…

En comparaison, le commandant Piracci peut se considérer comme ayant une belle vie, pourtant il se rend compte qu’il ne vaut pas un seul de ces clandestins qui bravent l’œil impitoyable de la mort pour un destin meilleur. Ceux-là sont riches d’espoir, riches d’une volonté inébranlable. Ils partent toujours à l’assaut des frontières de l’Europe, malgré les échecs innombrables. Salvatore Piracci jettera ses vingt ans de carrière à l’eau pour épouser la condition des immigrants.

Ce sont donc, dans Eldorado, deux écrans qui sont placés sous les yeux du lecteur. Deux volontés contradictoires. Deux trajectoires croisées. D’ailleurs les destins se croiseront l’espace de quelques minutes.

Le texte est poignant, profond, poétique. On s’y laisse engloutir avec plaisir.
Retrouvez cette de lecture sur Exigence littérature :

dimanche 10 janvier 2010

Filles de Mexico, de Sami Tchak

Les Filles de Mexico avaient débarqué chez moi peu de temps seulement après ma lecture de Hermina. En fait, c’est elles que j’avais invitées. Mais en attendant leur arrivée, il fallut bien que je me mette du Sami Tchak sous la dent. La bibliothèque avait alors apaisé ma faim avec Hermina. Cela fait donc plusieurs mois que les Filles de Mexico patientaient dans un coin de mon bureau. J’ai entendu leurs trépignements d’impatience. Je suis allée vers elles et elles m’ont emmenée à la recherche du sens. Sens de la vie. Sens d’un itinéraire littéraire. Sens de ma quête dans l’œuvre de Sami Tchak. C’est le troisième roman de l’auteur togolais que je lis et, pour moi, Filles de Mexico est ce que Le Temps Retrouvé est à La Recherche du Temps perdu. Aboutissement.
Filles de Mexico, univers féminin ? Pas seulement. Tous les âges de la vie se croisent et se font face dans ce roman : l’enfance, la jeunesse, la vieillesse. A Mexico. A Bogota. Comme partout dans le monde. Tous les mondes sont d’ailleurs évoqués : monde africain, monde européen... ou plutôt monde noir, monde blanc, monde sud-américain, monde métis... Quel rôle joue la peau dans le destin de chacun ? « La Race » - c’est même le titre d’un chapitre – a une place prépondérante dans ce dernier roman de Sami Tchak.

Au-delà de la race, c’est une interrogation sur la vie que nous offre l’auteur. Qu’est-ce, la vie ? Une « fête des masques » ? (p. 53) ; une « comédie » ? (pp. 166, 168...) ; un « enfer » ? (p. 168)
Pour ceux qui naissent du mauvais côté de la vie, du mauvais côté de la peau, la vie a tous les délices des enfers. Mais ceux qui ne sont nullement dans le besoin, comme Deliz, intellectuelle colombienne, comme Hector Zarate, gérant d’un bar ; ceux qui ont encore la jeunesse en partage, sont-ils à l’abri du souci ? D’un côté comme de l’autre, nous sommes tous dans le même panier : désarmés contre la toute puissance du temps. Faut-il craindre la vieillesse ? Faut-il craindre la mort ? Elle nous guette partout, prête à se saisir de nous, quand bon lui semble, et souvent au moment où on s’y attend le moins.


En fait, qu’est-ce qui sauve la vie de son absurdité ? Qu’est-ce qui fait qu’elle vaut la peine d’être vécue ? La rencontre, sans doute, déclare Djibril Nawo, dit Djibo, le personnage principal. Ecrivain, il a été invité à présenter une série de conférences à l’Université de Mexico. Mais il a aussi envie de rencontrer les habitants de cette ville, de tisser des liens avec des individus :
"J’aime les aventures parce qu’elles aident à aller au-delà des murs, des apparences, elles aident à faire des rencontres." (p.18)
Oui, mais la rencontre, a-t-elle véritablement lieu ? car « il n’y a jamais de rencontre entre deux personnes, il n’y a rencontre qu’entre quelques-unes de leurs facettes. » (p. 135)
Djibo a envie de connaître la ville qui l’accueille, pas seulement à travers ses habitants, mais aussi à travers ses quartiers, même ceux réputés dangereux.

"Ici, ce n’était pas le quartier dangereux que je voyais, mais un lien d’affluence, un lieu populaire, un lieu comme tant d’autres qu’il m’a déjà été donné de visiter ailleurs dans le monde. Ces lieux qui sont comme les ventres des océans. Entrer dedans en explorateur, prendre tout son temps, avoir la patience nécessaire pour décoder les énigmes des dangers et des beautés. Mais même les dangers sont beaux. [...] Entrer dedans comme un petit poisson, se glisser dans la vastitude du grand bleu où on peut finir dans une gueule, dans un museau, dans une panse. Entrer dedans, se mêler à la grande danse, à la grande fête des masques." (p. 52-53)

Sans les avoir lus tous, j’ai l’impression que toutes les œuvres de l’auteur se font écho dans ce roman : « fête des masques » (p. 53), fragilité des destins des « chiots errants » (p. 59), ces enfants livrés à la rue, prostitution...

Question d’identité, question de vie ou de mort, question de survie, Filles de Mexico est un roman de questionnements, un roman où tout est ambivalent. Surtout les relations. Même les relations entre père et fille. Le complexe d’Œdipe est souvent présent dans les romans de l'auteur.

Entrer dans l’univers romanesque de Sami Tchak, c’est monter dans une embarcation qui vous emporte sur la mer des incertitudes, voguant entre rêve et réalité, entre fiction littéraire et réalité, entre désirs et fantasmes...


Sami Tchak, Filles de Mexico, Mercure de France, 2008.

samedi 9 janvier 2010

Pourquoi ?

Difficile d’échapper à l’actualité. Hier, aux premières annonces de la triste nouvelle venant d’Afrique – encore une ! –, plus précisément d’Angola, pas loin du Congo Brazzaville, concernant l’équipe nationale du Togo, mes oreilles ont entendu sans vraiment entendre, sans vouloir entendre, surtout qu’on ne parlait encore que de blessés, je ne voulais pas affronter cette aberration qui risquait de m’entraîner dans un questionnement sans fin. Mais depuis que l’on parle de morts, en outre avec un passionné de foot à la maison, comment échapper à cette nouvelle ? Il a eu l’occasion d’entendre parler du foot d’Afrique, mais dans quel contexte ! Je parle bien sûr de mon fils.
- Mais pourquoi ils vont jouer la coupe là-bas alors qu’ils savent qu’il y a la guerre ? Pourquoi ils ne jouent pas au Congo ? Il faut qu’ils arrêtent ça, hein ! Pourquoi ils ne jouent pas au Congo ?
Les « pourquoi ? » des enfants, il y en a de plus en plus auxquels je ne réponds pas.

vendredi 8 janvier 2010

Internet, cette peste !

La France est toute de blanc vêtue depuis quelques jours. Les températures sont descendues en dessous de -10. Conséquences : Trafic fortement perturbé. Pas d’alimentation électrique pour les trains. Ce matin, je suis bien partie de chez moi, comme de nombreux Franciliens. J’ai pris le RER C, comme de nombreux Franciliens. Mais... : « Suite à une chute de catainer en gare de Choisy-le-roi, le trafic sur la ligne C du RER est fortement perturbée. » De fait, nous sommes restés longtemps bloqués à la gare de Brétigny, le train ne pouvant aller plus loin, et surchargé avec ça de travailleurs pestant contre l’impossibilité de pouvoir se rendre à leur travail.
J’ai appelé au collège pour informer que nous étions retenus, pour une durée indéterminée, à la gare de Brétigny, que nous allions sûrement arriver jusqu’à Juvisy, mais on ne savait quand. Je serais sans aucun doute très en retard. Mme La Principale adjointe, qui avait déjà appris la très forte perturbation des transports, a bien compris dans quelle situation je me trouvais et m’a même autorisée, connaissant mon lieu d’habitation, à retourner chez moi si je le pouvais, car la situation n’était pas prête de s’améliorer, au collège il n’y avait pas de car scolaire non plus, ni de transports dans la ville. « Tant mieux ! », me suis-je écriée intérieurement. Si c’est pour terminer une semaine morose, autant commencer un week-end ensoleillé, euh... non pas ensoleillé, mais loin en tout cas des déceptions professionnelles. Il y a des jours comme ça où on n’est pas content d’aller au boulot. Je n’ai pas l’habitude de parler travail, mais là, vraiment, c’est plus fort que moi.

Figurez-vous que je me suis fait à moi-même le pari d’intéresser mes élèves à une matière qu’ils dédaignent ou qu’ils font semblant de dédaigner pour ne pas se donner la peine de réussir. Après les vacances de Toussaint, lorsque je leur ai annoncé : « Vous devrez vous procurer le livre....
- Encore un livre à lire ?
- Encore un livre à acheter ?
- On n’a déjà pas aimé le précédent !
Bon, d’accord... Voyant leur engouement, et ne voulant pas trop les rebuter, je me suis dit : on va y aller doucement, on va faire semblant de prendre en compte leurs mauvaises dispositions pour la lecture, on va leur donner un tout petit livre à lire, mais super intéressant, et ils verront que la lecture, c’est une aventure qui vous embarque dans de telles aventures que vous en redemandez encore et encore, vous montez dedans comme dans une fusée et vous allez à la découverte de l’espace littéraire, à la découverte du monde, de l’autre, de la vie, d’une agréable manière. Là seulement, quand ils auront mordu à l’hameçon, on leur proposera d’autres lectures, plus abondantes...
Nous étudions alors le genre fantastique. Je leur ai juste donné La vénus d’Ille, de Prosper Mérimée, à lire. Une courte nouvelle de rien du tout. Courte, mais tellement bien construite, avec une fin énigmatique sur laquelle on peut débattre longtemps sans avoir le fin mot de l’histoire.
Le jour du contrôle de lecture : « Madame, est-ce qu’on peut reporter le contrôle ? On n’a pas eu le temps de lire, on n’a pas terminé... » Pas le temps ? Un mois, que je leur avais donné, un mois ! pour lire quelques pages. Un mois ! Et on me répond qu’on n’a pas eu le temps. D’autres m’ont lancé à la figure : Madame, c’est pas qu’on ne lit pas ou qu’on n’aime pas lire, moi je lis beaucoup, je lis des gros pavés comme ça (elle me montre avec ses doigts le gros volume des livres qu’elle a l’habitude de lire et qu’elle avale en un rien de temps), mais là je n’accroche pas. Une autre me dit : « En fait dans le fantastique, moi je n’aime que les histoires de vampire, mais là... » En gros, La Vénus de Mérimée, bof !
Il y en a bien sûr qui ont bien aimé, mais ce que j’avais souhaité, moi, c’est approcher les 80 % d’appréciation positive sur ce chef-d’oeuvre de Mérimée. Or là, j’étais vraiment loin, loin...

Bon, plutôt que de céder au désespoir, je me suis dit : on va faire autrement. Allez, on va changer... Je ne vais pas leur imposer une lecture, je vais leur laisser le choix.
Retour des vacances de Noël. Cette fois on travaille sur le portrait. Il fallait d’abord me faire une idée de leur degré de familiarité avec les héros de la littérature : Qui connaît Jean Valjean, Cosette, Javert ? Qui a déjà entendu parler de Rastignac, de Vautrin ? (pas trop de réactions de connaisseurs) Et D’Artagnan ? (Là, beaucoup de « moi ! », « moi ! », « moi ! Madame») Et Cyrano ? (Celui qui a un grand nez ? Oui, Madame, on connaît. ) Et Phileas Fogg... ? Et Sherlock Holmes... ? Et le commissaire Maigret... ? Oui... ? Non... ? Bon, vous avez compris que ce sont tous des personnages célèbres de la littérature. Pour apprendre à les connaître, ou pour faire découvrir à vos camarades des personnages de romans que vous avez aimés, vous allez, en groupe ou individuellement, choisir un personnage dont vous parlerez en classe.

Je leur ai donné toutes les indications nécessaires. Il s’agissait pour eux de rédiger une sorte de fiche d’identité du personnage (nom, roman où il apparaît, nom de l’auteur, description physique et morale...) Ils devaient en plus faire un dessin du personnage tel qu’ils se le représentaient, avec, en dessous une phrase du roman, un passage qui illustre le personnage.
Je me suis dit : cette fois je vais m’éclater, ils vont s’éclater. Ils seront acteurs, ils vont ressusciter les Hugo, Balzac, Dumas, les Conan Doyle et autres à travers le roman de leur choix. Ou bien ils vont faire découvrir à la classe, me faire découvrir à moi aussi, d’autres personnages, plus récents, peut-être moins célèbres collectivement, mais qu’ils ont bien aimés. J’étais prête à la découverte. Je me faisais une fête de cette semaine. Pauvre conne que je suis !
Mardi. Ouverture du bal des exposés. « Je vais vous parler de... (un nom qui m’a paru bizarre tout de suite, je veux dire que je n’ai pas reconnu comme appartenant à la littérature, je lui ai donc demandé de préciser). Personnage du film...
- Non mais, j’avais dit « personnage de roman, d’un récit ! »
- Mais Madame...
- Est-ce que ton film est une adaptation d’un roman ?
- ...
Ça commence bien, ça commence bien, me suis-je dit. On leur demande de lire un livre, ils vous parlent de film.
Un autre groupe. Jeudi. Ils avaient choisi Phileas Fogg. Très bien, très bien, me suis-je dit. Tout n’est pas perdu. Exposé. Résumé du Tour du monde en 80 jours. Beau dessin de Phileas Fogg. Il était en effet bien fait, avec ses moustaches et ses favoris, sa canne et tout et tout. Mais il manquait quelque chose.
- Quelle phrase vous avez choisie, dans le roman, pour illustrer votre propos ?
- Comment ça, quelle phrase ?
- Vous avez bien choisi un passage de description dans le roman ?
- Ah non, Madame, comment on aurait pu, on ne va pas lire tout le livre quand même ?
- Tout le livre ? Je vous avais précisé que vous n’étiez pas obligé de lire tout le roman, vous pouviez vous contenter des premières pages car, en général, vous trouvez le portrait du héros dans les premières pages du roman...
- Vous en êtes sûre ? (elle me dit ça, l’impertinente) Et puis on n’a pas le livre, on n’allait tout de même pas l’acheter !
- Mais vous le trouvez partout, ce roman de Jules Verne, que ce soit au CDI ou dans votre bibliothèque municipale... Comment avez-vous fait alors, pour votre exposé, si vous n’avez pas lu le livre ?
- Mais on est allé sur Internet, Madame !

Internet. Bien sûr ! Et voilà. On ne lit plus. On va sur Internet. Quelle peste ! Je me console donc comme je peux. Sur Internet. Internet, quelle peste !

jeudi 7 janvier 2010

Un samedi festif

Dans un peu plus de deux semaines, deux manifestations culturelles auxquelles je vous invite à participer. Pour les Franciliens, le Menu 1 est pour vous, l'une des animatrices de la soirée est une amie à moi. Pour ceux qui se trouvent ou se trouveront ce week-end là du côté de la Côte d'Azur, dans les environs de Nice, ne manquez pas le Menu 2.


MENU 1 : ALBERT CAMUS et L'ALGERIE

Le samedi 23 janvier 2010 : 19h

Les Amitiés Littéraires
présentent à la salle des fêtes de Soisy-sur-Seine
Boulevard de la république

Albert Camus et l’Algérie

Albert Camus commença sa carrière d’écrivain à Alger où il publia, en 1939, une série d’articles dénonçant la famine en Kabylie et l’injustice du statut des indigènes. Très controversé dans son pays natal il trouva une place de journaliste dans Paris occupé où il prit part à la résistance comme rédacteur du périodique clandestin « Combat ».
Après la seconde guerre mondiale il devint célèbre et obtint le prix Nobel de Littérature.
Durant la guerre d’Algérie il défendit, avec constance, l’idée d’une fédération algérienne, dans l’égalité des droits entre tous ses habitants.
Les événements en ont décidé autrement mais évoquer la vie de ce grand auteur est une occasion de rappeler les liens qui se sont créés entre l’Algérie et la France, souvenirs communs ouvrant la voie à la paix des cœurs.
Narration par Gilbert Soussen. Chansons par Nouria, illustration chorégraphique par Nouria et Mylène.


Réservation indispensable.
Téléphoner à Gilbert Soussen au 01 69 06 32 20 pour retenir des places… puis lui envoyer votre chèque, à l’ordre des Amitiés Littéraires, au 19, rue de la Tête Noire 91 130 - Ris-Orangis.
Prix d’entrée : 18 euros. Repas compris. 15 euros pour les adhérents à l’association Les Amitiés Littéraires à jour de leur cotisation.



MENU 2 : L'Afrique affiche Richesse et Diversité Artistiques et Culturelles

L’association congolaise de la côte d’azur a souhaité organiser sur 2 jours une manifestation tendant à valoriser la culture et l'expression artistiques congolaises, tout en s’ouvrant sur la diversité et richesse contenues dans l’ Afrique. Pour cela, nous avons voulu rester ouverts à tous les modes d'expression qui s'exercent.
C'est pourquoi, cette manifestation associe des talents divers. Cependant, cette première expérience pour nous dans ce domaine nous a porté à réduire le champ d’investigation. C'est la raison pour laquelle participent à celle-ci, uniquement des auteurs, poètes, peintres, musiciens et chanteurs.
Bien sûr nous avons privilégié les artistes originaires du Congo Brazzaville, ainsi que du Congo Kinshassa, pour répondre notamment au premier objectif de l’association mais pas seulement, puisque d'autres artistes originaires d’Afrique participent à la manifestation.
Dans la mesure du possible nous souhaitions pouvoir toucher tous les publics ( jeunes, moins jeunes et personnes plus âgées. ) Nous avons voulu cette ouverture pour témoigner de cette richesse et de sa diversité. Et d’y inscrire l'inconvenance des frontières lorsqu'elles ne servent qu'à diviser les êtres, du fait que l'Art s'adresse au coeur des hommes et des femmes sans distinction aucune.

PROGRAMMATION

Vendredi 23 janvier 2010
De 10 h à 12 h puis de 14 H à 17 voir + pour ceux qui pourront partir + tard.
Exposition de livres et peinture en présence de leurs auteurs.

Peintre :
Loulette (Ile de la réunion)
Auteurs :
Aurore Costa (Congo Brazzaville)
Damia (Kabylie)

PAUSE de 12 H à 14 H

19 H 30 Ouverture du Spectacle
20 H Challal Mohand (Chanteur) Kabylie
21 H 30 A.Kisukidi & G.Bimbou (Récital)
22 H Youss Banda ( Groupe Musical ) Congo Brazzaville

Samedi 23 janvier 2010
De 10 h à 12 h puis de 14 H à 17 H voire + pour ceux qui pourront partir + tard.
Exposition de livres et de peinture en présence de leurs auteurs.

Auteurs :
Liss Kihindou (Congo Brazzaville)
Damia (Kabylie)
Peintre :
Maestro (Congo R.D.C.)

PAUSE de 12 H à 14 H

19 H 30 Ouverture du Spectacle
20 H Angela MAY ( Chanteuse ) Madagascar
accompagnée de groupe musical malgache dont Jean-Brice TOLY ( guitare )
22 H A.M.J.C.N. Association Musicale des Jeunes Comoriens de Nice
( Groupe Musical des Comores )

dimanche 3 janvier 2010

Tant que les arbres s'enracineront dans la terre, d'Alain Mabanckou

Faire à la poésie une belle place. Lui donner une bonne part. Arracher les toiles d’araignée qui dissimulent sa beauté. Cette idée s’est imposée avec plus de force depuis l’intervention de St-Ralph sur le billet « Reconnaissance ».

Je m’étais promis de combler un manque, ou plutôt de réparer quelque chose : l’absence d’article sur des auteurs que je connais pourtant bien puisque les ayant lu suffisamment pour prétendre bien les connaître. Malheureusement, ayant lu leurs œuvres bien avant d’avoir succombé au charme des blogs, il se trouve que certains noms n’ont pas encore trouvé de place dans les sentiers de cette vallée. Parmi ces noms, je citerai par exemple Florent Couao-Zotti, que j’appelle le poète de l’amour – Lisez donc Le Cantique des cannibales, Les Fantômes du Brésil, sans oublier Notre pain de chaque nuit – ; Fatou Diome, dont les romans vous donnent à boire indifféremment prose et poésie. Il y a aussi un auteur dont j’ai lu l’ensemble des romans ainsi qu’une partie des œuvres poétiques, j’ai nommé Alain Mabanckou. C’est un nom que plus personne n’ignore. Et plutôt que de présenter un de ses romans, je vais plutôt me tourner du côté de la poésie, puisqu’il a publié plusieurs recueils. Parmi ceux-ci, je vais vous parler de Tant que les arbres s’enracineront dans la terre, justement parce qu’il est précédé d’une Lettre ouverte à ceux qui tuent la poésie que je trouve intéressante.
Je vais ainsi faire d’une pierre deux coups : vous inviter à lire ou à relire Mabanckou dans sa version poétique, et vous appeler ainsi à accorder, en ce début d’année, une belle place à la poésie.


LETTRE OUVERTE A CEUX QUI TUENT LA POESIE

Dans sa Lettre ouverte à ceux qui tuent la poésie, Mabanckou fustige ceux qui prétendent que la poésie se meurt. Il est vrai, et Mabanckou le reconnaît, que la poésie en tant que telle n’a plus la même suprématie qu’à l’époque de Ronsard par exemple :

« Ecrire ou publier de la poésie semble de nos jours un acte de résistance, une manière de Mohicans. L’espace poétique s’est dégradé au fil du temps. Et alors, le poète, retranché dans son îlot, regarde ce monde qui lui tourne le dos et cherche à comprendre l’origine de cette désaffection. » (p. 9)

Mabanckou explore les causes de cette ‘‘désaffection’’ et pose la vraie question : qu’est-ce que la poésie ? Car si on la croit ‘‘agonisante’’, c’est peut-être qu’on ne sait pas la reconnaître, ou qu’on ne sait pas reconnaître son vrai visage. Elle s’invite pourtant dans tous les bals organisés en l’honneur de la littérature, mais elle y apparaît masquée. Dans l’admirable nouvelle Le Masque de la Mort Rouge d’Edgar Allan Poe, les invités au bal n’avaient pas reconnu cet hôte indésirable qui avait pris le masque de la Mort, ils ne comprirent que trop tard que ce masque n’en était pas un en réalité.

Mabanckou nous invite dans sa lettre à ne pas être aveugles, écoutez-le :

Non, la poésie n’est pas morte. Elle est assise quelque part, guettant avec regrets les passants indifférents. En réalité, il faut aller chercher la Poésie partout où elle s’est retirée. La poésie n’est plus l’apanage des plaquettes ou des recueils. Beaucoup de récits, de nouvelles, de romans perpétuent la tradition poétique. Je pense aux romans de certains écrivains de La nouvelle génération : le Camerounais Gaston-Paul Effa. Des pages d’une poésie indubitable.
(Je confirme, j’ai lu ses premiers romans, et Tout ce bleu, et quelle poésie !)

[...] Jean-Luc Raharimanana, écrivain malgache, est présenté « à tort » comme auteur de nouvelles. Ses écrits sont des pages de poésie dont la fulgurance lyrique déroute ceux qui attendent de lui une histoire simplement narrée [...]
Les romans de Louis-Philippe Dalembert, écrivain haïtien, remuent la terre d’enfance, la traversée des mers, l’exil dans un style soutenu et singulier. Même observation pour les textes en prose du Djiboutien Abdourahman Waberi qui avoue d’ailleurs :
En fait, je suis un trafiquant. Je fais de la poésie mais, comme ça ne se vend pas, je la maquille en roman...
(Je confirme : j’ai lu Balbala, et Aux Etast-Unis d’Afrique, vous ne pouvez pas lire Waberi en pensant à autre chose, il mobilise votre œil qu’il garde rivé sur sa parole, une parole allégorique, poétique)

[...] Pour tous ces poètes connus désormais comme prosateurs, la poésie devient une île secrète d’où sourdent avec exubérance les thématiques qu’ils prolongent par la suite dans leurs romans, récits ou nouvelles. Je serais tenté de dire : si vous voulez lire de la poésie, lisez certains romans... (p. 18-19)


TANT QUE LES ARBRES S’ENRACINERONT DANS LA TERRE

Pas de titre, assez courts dans l’ensemble, les textes poétiques qui composent ce recueil se dégustent du bout des lèvres. En fait on les grignote plutôt qu’on ne les dévore, tant ils offrent des saveurs diverses et ne s’épuisent pas en une seule lecture : on vole de l’un à l’autre, on revient sur un texte, on repart sur l’autre, et indéfiniment, sans se lasser. Les thèmes sont ceux que l’on trouve dans ses romans : l’enfance, avec « la silhouette de ma mère » qui surplombe toute son œuvre ; la « migration » :

Je ne sais quel temps il fera
De l’autre côté de la migration
Mais le monde s’ouvre à moi
Riche de carrefours
(p. 26)

Mabanckou invective ceux qui prétendent connaître l’essence des choses mais l’ignorent complètement :

Voici venu le temps des rires hypocrites
Le temps de la médiocrité servie à toute les sauces
(p. 47)

Plus loin :

Les faux prophètes convoquent Diop / qui reste à lire
Les faux convoquent Fanon / qui reste à lire
Les faux prophètes convoquent Césaire / qui reste à lire
(p. 50)

Ici je n’ai pu m’empêcher de faire le lien avec les dernières pages de Tels des astres éteints, où Miano exprime son ras-le-bol à propos de ceux qui convoquent à tout bout de champ les « icônes du monde noir », mais qui ne les honore nullement par leurs actions (faute de réelle connaissance des écrits et des combats de ces défunts ?)

Mais ce que j’apprécie surtout c’est que Mabanckou abat les frontières :

Je déchire ici et maintenant
L’acte de naissance des frontières
Pour baptiser le nouvel espace à conquérir
(p. 23)

Ce n’est pas seulement les frontières entre les genres, comme il le dit dans sa lettre ouverte, mais aussi les frontières entre lesquelles un auteur ne saurait se laisser enfermer : gare à celui qui va lui donner « le tam-tam à battre », car

Je n’ai pour attaches
Que la somme des intersections
Les échos de Babel
(p. 24)

Allez, je vous dis : bonne dégustation !


Tant que les arbres s'enracineront dans la terre, précédé de Lettre ouverte à ceux qui tuent la poésie, Mémoire d'encrier, 2003.