samedi 17 octobre 2009

Crime et Châtiment, de Dostoïevsky

La liste des livres préférés des Français m'a fait penser à mes propres lectures préférées. Crime et Châtiment en fait partie. Cela m'a donné envie de remettre au chaud l'article que j'avais écrit aussitôt après sa lecture, il y a deux ans, et qui avait été publié sur Exigence Littérature [http://www.e-litterature.net/publier2/spip/spip.php?article481]. Je vous laisse découvrir.



Il est des auteurs ‘‘consacrés’’, des auteurs-piliers, des auteurs-phares, appelez-les comme vous voulez, que tout le monde est censé avoir lu, au risque de passer pour un inculte, un analphabète, un sauvage, un criminel même ! Oui, c’est un ‘‘crime’’ intellectuel de ne connaître un grand auteur que par son nom et par la place qu’il occupe au premier rang de la Littérature mondiale. Or il y a tellement de « grands », tous siècles et pays confondus, tellement de livres « à lire absolument », que même au bout de plusieurs années, il peut se trouver qu’on n'a toujours pas ouvert un Dostoïevski !

Et puis ces « grandes oeuvres » que l’on vante tant, vous craignez, en ouvrant leurs pages, de ne pas les trouver aussi ‘‘grandes’’ que le disent les critiques. Quels sentiments vous animent alors ! Soit c’est la honte de se dire que, si vous n’avez pas été frappé par la ‘‘grandeur’’ si évidente de telle œuvre aux yeux des spécialistes, c’est sans doute l’étroitesse de votre esprit qui est en cause. Et cela génère un tel malaise ! Soit vous vous dites, avec philosophie : « Nous n’avons pas les mêmes goûts ! L’œuvre en question n’est pas mauvaise, elle est même intéressante sous certains aspects, mais de là à la considérer comme une ‘‘grande œuvre’’, un ‘‘pur joyau’’, moi je n’accorderais pas ma voix en cas de vote ». Combien de prix littéraires n’ont pas été boudés par certains, acclamés par d’autres !

Pour moi, il n’y a pas de ‘‘sous certains aspects’’ qui tienne lorsqu’on parle de joyau littéraire. Le livre vous séduit, tout simplement. Ce qui vous séduit ? Mais tout, voyons ! c’est-à-dire le fond, la forme, l’odeur, la musique… si tant est que chaque livre a sa propre odeur, sa propre musique qui vous charme d’une façon irrésistible, vous repousse ou vous ennuie. Sera considéré comme ‘‘majeur’’ le livre qui vous aspire au fil de la lecture, qui vous attire jusqu’à ce que vous ne fassiez qu’un avec lui. Il vous fait laisser tomber toutes vos autres lectures en cours pour que vous le terminiez en premier ; vous laissez même tomber vos propres urgences parce qu’il devient l’urgence N°1. Ainsi on repousse au maximum le moment d’aller libérer la vessie, on saute les repas, on évite de répondre au téléphone, on évite la société car la seule société en compagnie de laquelle on veut se trouver, c’est celle de ses personnages ! Bref il est le maître et vous êtes l’esclave, mais un esclave tellement heureux !

Quel bonheur de lire Crime et Châtiment ! Comment ai-je pu rester longtemps loin d’une beauté pareille ? Beauté de l’amour qui sauve, l’amour qui rachète, l’amour qui régénère. Tout le roman, pour moi, se trouve résumé dans cette réflexion de Raskolnikov, le personnage principal : « Oh, si j’étais seul et si personne ne m’aimait, moi-même je n’aurais jamais aimé personne ! Il n’y aurait pas eu tout ça ! »1
‘‘Tout ça’’, c’est la décision de tuer Aliona Ivanovna, une vieille usurière « nuisible », qui « bouffe la vie des autres » et les conséquences de cet acte. En effet, quand bien même ‘‘la vieille’’ n’est qu’un « pou », son meurtre ne constitue pas moins un crime qui ôte à Raskolnikov la paix du corps et de l’esprit. Il doit jongler avec les enquêteurs, avec les proches pour ne pas être démasqué. L’enquête est menée à la manière de la série américaine Columbo : le meurtrier est connu dès le départ, mais de quelle finesse l’enquêteur va-t-il faire preuve pour ‘‘coincer’’ le criminel ?

De fait, Raskolnikov n’est pas un criminel dans l’âme, c’est même un jeune homme extrêmement généreux, mais il est outré de l’injuste répartition des maux et des biens aux humains : d’une part une méchante immensément riche qui ne saurait même donner le moindre sou à sa propre sœur ; d’autre part une famille dans une révoltante misère, qui ne survit que par le sacrifice de la fille aînée, Sonia : elle s’est livrée à la prostitution, malgré sa foi et la pureté de son âme. Raskolnikov lui-même fait l’objet d’une certaine injustice de la vie : étudiant brillant, il doit cependant quitter l’université, faute de moyens, plutôt que de laisser sa mère et sa sœur se priver et se sacrifier davantage afin qu’il termine ses études et se fasse une situation.

J’ai pensé à tant d’étrangers qui se saignent dans leur pays d’adoption, qui acceptent tous les emplois dignes ou indignes qui leur passent sous la main, pourvu qu’ils aient, à la fin du mois, de quoi faire un mandat à la famille, sans quoi elle serait dans une situation désespérée. Bref dans Crime et Châtiment, la souffrance est la face visible de l’amour. Si, comme Lazare dont il est plusieurs fois question dans le roman, Raskolnikov ‘‘ressuscite’’, s’il entrevoit la possibilité d’une seconde chance, d’un nouveau départ, c’est grâce à l’abondance de l’amour de Sonia. C’est elle par ailleurs qui le convainc de se livrer à la police.

Sonia est une sorte de Christ (que ceux qu’un tel rapprochement peut choquer me pardonnent), qui accepte de porter le poids des autres afin que ceux-ci soient allégés. Raskolnikov aussi, à sa manière, a voulu se charger d’une ‘‘corvée’’ que d’autres ne voulaient ou ne pouvaient pas accomplir. Bien plus c’est comme s’il avait été choisi pour le faire. Il est comme mû par une force mystérieuse. Cette idée de tuer ‘‘la vieille’’, elle avait poussé « à coups de bec, à l’intérieur du crâne, comme un poussin qui voudrait naître »2 l
Le texte de Dostoïevski vous saisit à pleines émotions. Que ressent-on alors lorsqu’on le lit nature, dans le texte original ? Dommage que je ne sache pas le Russe, pour faire la comparaison. En tout cas la traduction d’André MARKOWICZ me suffit pour apprécier cette source au bord de laquelle je me suis longtemps tenue sans oser y porter mes lèvres.


Notes
1. Crime et Châtiment, Ed. Actes Sud-Babel, Volume 2, p. 425.
2. Volume 1, p. 118.

8 commentaires:

AnnDeKerbu a dit…

Jim Harrison qui est un auteur que j'apprécie fait dire à une de ses héroïnes au sujet de sa lecture des "Frères Karamazov" de Dostoïevski: "Je ne peux pas dire que je me sois déjà remise de cette expérience ni que je la surmonterai jamais... dit-elle."
Et lui-même dit: "C'est quand nous sommes jeunes et vulnérables que nous sommes le plus influençables. A l'époque, je lisais Dostoïevski, ainsi que les poètes symbolistes français, et je ne m'en suis toujours pas remis"
J'ai lu de Dostoïevsky, "Le joueur" et c'était assez traumatisant. Vous parlez, vous, du "bonheur" de lire "Crime et Châtiment". Je peux donc m'y risquer sans risque? J'ai dans ma bibliothèque "les frères Karamozov". Vous l'avez lu?

Liss a dit…

Non je n'ai pas encore lu d'autres Dostoïevsky, Crime et Châtiment constitue mon unique expérience, et je vous assure que je me suis trouvée devant la force et la pureté de l'Amour avec un grand A, à côté du crime bien sûr... Mais il semble, d'après ce que vous dites, que les autres oeuvres de cet auteur soient autrement plus saisissants. Vous suscitez ma curiosité, et ma crainte aussi du coup !
De toutes façons il est hors de question que je n'en reste qu'à Crime et Châtiment, il me faut découvrir un autre, essayer Le joueur par exemple pour voir quel effet ça me fera ? Mais quand, that is the question...

Caroline.K a dit…

C'est en lisant l'article que je me suis aperçue que je connaissais cette histoire, en fait j'ai d'abord vu le film il y'a quelques années dans un cycle ciné club et il m'a profondément ennuyé. J'avais l'impression de voir une thèse, je sais pas mieux dire. Par contre, j'ai assisté à une lecture, là aussi c'était par cycle, c'était fait par des amateurs et j'ai trouvé çà plus intéressant. Par contre, je n'ai jamais ressenti d'empathie pour R..., j'ai été en désaccord avec beaucoup de personnes ce soir là, après lecture, il y'avait discussion et c'est vrai que je trouvais qu'on l'excusait un peu facilement. Enfin...
C'est un peu loin tout çà.
Bon dimanche
Caroline

Liss a dit…

Bonsoir Caro,

Il m'est arrivé moi aussi de me dire qu'un film n'était pas à la hauteur du livre dont il était tiré.Et le plus souvent j'ai toujours préféré le livre à sa version cinématographique, même si celle-ci était bien faite.
Pour Raskolnikov, je comprends ce que tu veux dire, et il ne s'agit pas, je suis d'accord, de l'excuser. Mais comme c'est le héros, en tant que lecteur, on essaie de le comprendre, surtout quand on voit que, au fond, il n'est pas mauvais ; on est prêt à lui pardonner, puisqu'il s'amende...
Au plaisir !

Caroline.K a dit…

Oui, enfin pourquoi Liss, que dire des héros, enfin des protagonistes principaux à travers lesquels on suit une histoire et qui ressemblerait par exemple au Humbert humbert de Lolita?
Caro

Obambé a dit…

Bonjour tout le monde,

Mon problème, avec les classiques de la littérature européenne, c’est que j’ai la flemme de prendre en mains puis de lire certains de leurs livres, surtout ceux dont on parle le plus. Why ? Simplement parce qu’on m’en a tellement parlé en long et en large que j’ai l’impression en les lisant de savoir exactement ce qui va arriver pages après pages, ponts après points, crimes après crimes, sentiments après sentiments (lol !)
J’ai ce livre au fond d’un carton. On a beau me dire que c’est un chef d’œuvre (je crois ce qui me le disent, quels raisons auront-ils de me mentir ?), mais comment le lire quand l’histoire est connue d’avance de bout en bout ?

« Et puis ces « grandes oeuvres » que l’on vante tant, vous craignez, en ouvrant leurs pages, de ne pas les trouver aussi ‘‘grandes’’ que le disent les critiques. » Hum !!! Comme je dis souvent, ces critiques, qu’ils achètent d’abord les livres qu’ils critiquent, et on en reparle. Cela me rappelle la fin de la lecture du best-seller de l’Américain Philip Roth (un pléonasme, je sais), La tâche (Gallimard, 2002). Ce livre m’a laissé sur ma faim. On dira peut-être que je n’ai pas été pénétré par la profondeur de l’histoire (très particulière au demeurant). Certes. C’est possible. Mais je ne suis pas tombé sur cette « grande œuvre » en effet tant vantée par les exégètes du domaine. Fait rarissime, j’ai même plutôt préféré le film où Anthony Hopkins et Nicole Kidman jouent remarquablement l’adaptation du livre sous le titre La couleur du mensonge (2003).
Non, décidément, les critiques professionnels et moi, ce sera souvent des lignes parallèles… .

O.G.

Liss a dit…

Cher Obambe,

Je comprends ce que tu veux dire. C'est vrai qu'on a moins d'impatience à découvrir une oeuvre dont on connaît l'histoire qu'une autre moins connue, mais on a beau lire un un tas de résumés, voir des adaptations cinématographiques, quand on prend enfin le livre entre ses mains, ça n'a rien à voir, c'est autre chose, vous accédez enfin à la connaissance intime du texte, et moi j'ai besoin de voir l'auteur à l'oeuvre dans son texte pour me faire une idée personnelle de son phrasé. Et puis, ne sont-ce pas ces compte-rendus de lecture, ces résumés trouvés dans des magazines par exemple qui nous donnent envie de lire un livre, c'est un peu le but des blogs et des émissions littéraires... Mais je respecte ton point de vue.
J'espère que tu avais lu la réponse de K.A. sur ton intervention...
Au plaisir !

Obambé a dit…

Salut Liss,

Bien entendu, je partage ton avis à pas loin de 99,99%. Mais il y a ce petit 0,01% justement qui me dérange quand 5, 50, 500 personnes m’ont déjà raconté un roman (attention, rien à voir avec les essais ! j’y tiens). C’est très différent des blogs (comme le tien ou celui de Gangoueus par exemple) où, non seulement, vous ne dites pas, vous ne dévoilez jamais la fin du livre, alors que d’autres vous racontent qui fait quoi, quand, comment, chapitres après chapitres. Ça enlève du goût, de la saveur et du coup, l’envie est moins présente.

Oui, j’avais lu la réponse de ce très cher Ignak et d’autres par la même occasion m’ont rassuré (dont http://revedafrique.over-blog.fr/ aussi). son blog est trop riche pour disparaître comme ça, « kdo », si je puis dire.

@+, O.G.