samedi 6 juin 2009

Au Pays, de Tahar Ben Jelloun

Ben Jelloun, j'avais fait sa connaissance à travers Les Raisins de la Galère, un court roman qui m'avait convaincu de continuer la découverte de cet auteur, découverte de la littérature, côté Maghreb, version Ben Jelloun. Son dernier roman, Au pays, figurait sur le présentoire des nouveautés à la bibliothèque que je fréquente. J'y étais allée emprunter un titre de Stéphane Audeguy, émoustillée par l'article d'une autre lectrice. Est-ce parce que je pense beaucoup ''au pays'' moi aussi que j'ai commencé par Ben Jelloun ?

En tout cas c'est un roman que j'ai avalé, que j'ai bu goulûment. On lit Au pays d'une traite ; comment interrompre l'introspection de Mohamed, le personnage principal ? Comment l'abandonner avant de savoir si ses voeux sont comblés ? Mohamed vous prend en otage, vous entraîne dans ses pensées, espérant peut-être que vous allez le comprendre et intercéder pour lui auprès de ses enfants. Je n'ai pu m'empêcher de penser au Père Goriot, ce héros de Balzac abandonné, négligé par ses enfants alors qu'il leur a tout donné, a tout sacrifié pour elles.

Mohamed est un immigré marocain qui habite en région parisienne, dans le 78. Il est père de 5 enfants. Toute sa vie professionnelle, il l'a passée à l'usine Renault. Sa vie professionnelle, c'était son équilibre, sa boussole, mais voilà que la boussoe se casse : il doit prendre sa retraite. La retraite, pour quoi faire ? Mohamed est désorienté, déstabilisé, angoissé, effrayé même, car arrêter de travailler, pour lui, c'est "apprendre à s'ennuyer gentiment"(1), c'est "le début de la mort"(2), la retraite, c'est "une invention diabolique"(3). Alors que nous serions nombreux à nous dire par exemple : chouette ! j'ai désormais plus de temps pour plus de lectures ! , Mohamed, lui, appréhende ce temps libre qui lui tombe entre les mains comme un colis encombrant. Normal, il ne sait ni lire ni écrire et a toujours eu besoin de quelqu'un pour toutes ses démarches administratives. Alors lire des romans, vous n'y pensez pas ! Ses loisirs à lui, outre le fait de passer du temps avec sa famille, c'était les vacances dans son village natal, au Maroc, rituel qu'il accomplissait chaque été.

Et ses enfants, maintenant qu'il a du temps libre à revendre, peu-il en profiter vraiment ? Pas du tout ! Ils ont grandi, ont quitté le toit paternel pour vivre leur vie parfois et même souvent en contradiction avec les convictions de leur père, musulman pratiquant mais pas fanatique du tout ! Au contraire, il lui arrive de décrier les dérives constatées dans sa religion.

Mohamed n'est pas un mauvais bougre, c'est même un bon père, très affectueux, même s'il n'extériorise pas ses sentiments - question de tradition - ; c'est un bon mari et un employé irréprochable. Son drame, c'est de voir que ses enfants ont pris des chemins complètement différents des siens, mais n'était-ce pas prévisible ? Outre le conflit de génération, il y a aussi la différence des valeurs : Mohamed est resté très traditionnel, malgré ses nombreuses années en France, il est demeuré un pur marocain de l'arrière pays et très pieux. Ses enfants, qui sont tous nés et ont grandi en France, sont de vrais Français, même si en France ils sont toujours regardés comme des immigrés, des arabes. Les vacances dans le pays d'origine de leurs parents ne leur ont pas donné lenvie d'y rester : ils ne conçoivent pas y passer leur vie. En fait c'est comme si ses enfants et lui appartenaient à deux mondes différents, ne parlaient pas le même langage : c'est l'incompréhension totale. Le seul avec qui il n'a pas besoin de s'expliquer, curieusement, c'est Nabile, son neveu, celui que la société considère comme un attardé. Nabile est atteint de mongolisme ou trisomie 21. Sa soeur le lui a confié pour qu'il connaisse en France un épanouissement auquel il n'aurait pu goûter s'il était resté au pays. Nabile est trisomique, mais tellement extraordinaire !

Pour donner un sens à sa nouvelle vie de jeune retraité, Mohamed a une idée qui lui semble lumineuse - mais qui aux yeux du lecteur paraît bien naïve et chimérique : aller construire une grande maison "au bled" pour pouvoir y accueillir tous ses enfants, il va les inviter tous à le rejoindre là-bas et ils pourront vivre une vraie vie de famille.

Invitation à penser ce que serait notre vie sans le travail, réflexion sur la modernité, sur l'immigration, sur la religion, sur les coutumes, plaidoyer pour les enfants ''différents''... de nombreux ingrédients rendent ce roman savoureux. Mais il est surtout, à mon sens, un drame familial, le drame d'un père qui voit ses enfants grandir et s'éloigner de lui.


Tahar Ben Jelloun, Au pays, Editions Gallimard, 2009.

(1) : p. 26
(2) et (3) : p. 30

10 commentaires:

GANGOUEUS a dit…

Bonjour Liss,

Kala!? Tu fais la critique d'un ouvrage dont j'ai l'ambition de faire la lecture depuis quelques mois. Et comme d'habitude, après t'avoir lu, mon désir est augmenté.

@ suivre!

Liss a dit…

Salut Gangoueus,

c'est vrai que kala, mais j'essaie d'émerger. Je te souhaite d'avance une agréable lecture, et je peux t'assurer qu'elle le sera.

Anonyme a dit…

Il faut savoir que le terme "mongolisme" était un mot utilisé avant que l'on découvre le syndrome de la trisomie 21. On trouvait que les traits du visage des personnes porteuses de trisomie 21 avaient des similitudes avec ceux des mongols de Mongolie.
Aujourd'hui, les termes "mongolisme", "gogols"... sont considérés comme péjoratifs pour les personnes porteuses de trisomie 21 mais également pour les Mongols de Mongolie.
Il faut donc dire : personnes porteuses de trisomie 21 ou, à la rigueur, personnes trisomiques.
Il serait temps, après plus de 50 ans de découverte de ce syndrome, de considérer ces personnes comme des êtres humains à part entière et de leur donner toute la considération qu'elles méritent.

Liss a dit…

Bonjour cher "Anonyme",

tout d'abord, il serait beaucoup plus pratique et agréable de signer votre commentaire, même d'un pseudo, cela permet à celle qui vous accueille dans cette vallée aussi bien qu'à tous ceux qui vous liront et voudront peut-être réagir d'avoir un "nom" auquel s'adresser, un interlocuteur...

En ce qui concerne le terme de "mongolisme", je vous remercie d'en faire l'historique, cependant je ne me rappelle plus aujourd'hui si c'est juste moi qui l'emploie ou si les deux termes sont présents dans le roman, je penche beaucoup plus pour la deuxième hypothèsen mais je ne pourrais le certifier à moins de reprendre le roman, mais point n'est besoin d'aller jusque là : j'ai toujours mon dictionnaire à portée de main lorsque je rédige mes articles et prend toujours le soin de vérifier le sens des mots avant de les employer. Cette évolution du mot "mongolisme" est peut-être toute récente, à l'époque je ne la connaissais pas, et le dictionnaire ne le signale pas comme un terme péjoratif. Bon, peut-être mon dico était-il trop vieux, mais j'ai acquis il y a quelques temps un dictionnaire édition 2011 et voici ce qui est indiqué à "mongolisme" : "Maladie congénitale due à la présence d'un chromosome supplémentaire sur la paire n°21 et caractérisée par un aspect physique particulier, des malformations, notamment cardiaques, et une débilité mentale."

Dire qu'une personne est atteinte de telle maladie ne signifie pas, à mon sens, lui enlever son humanité, reconnaître ou nommer la maladie dont souffrent certaines personnes, qu'on l'appelle trysomie 21 ou mongolisme, ne veut pas dire manquer de respect ou ne pas avoir d'égards pour ces personnes...

Ce serait bien de nous indiquer vos sources, si vous vous basez sur une enquête d'opinion etc. Merci d'éclairer notre lanterne. En tout cas, en ce qui me concerne, il n'a été employé sans aucune nuance péjorative.

Anonyme a dit…

Bonjour,

Le mot "mongolisme" est un terme que l'on n'utilise plus depuis les années 70. C'est une insulte car il réduit les personnes trisomiques à un faciès ! Une personne trisomique c'est beaucoup plus que des yeux "tirés" ! Dans votre dictionnaire, on dit "débilité mentale" ! Cela ne vous choque pas ? Sachez que l'on dit plutôt "retard mental ou intellectuel". Vous réitérez votre manque de considération envers les personnes handicapées mentales. Il n'y a peut-être pas de mauvaises pensées dans votre esprit mais vos mots laissent comprendre le contraire. Il est important de bien les choisir afin de n'insulter personne.
Pour ce qui est du livre de Tahar Benjelloun (qui a lui-même un fils trisomique) que je n'ai pas lu, cela m'étonnerait beaucoup qu'il utilise le mot "mongolisme" pour déterminer les personnes trisomiques ; peut-être le fait-il utiliser par un personnage ? A vérifier !

Oui il est vrai qu'on trouve encore la définition du mot mongolisme en rapport avec la trisomie 21 ; normal, c'était le seul terme scientifique qui existait avant que l'on ne découvre justement LA trisomie 21. Vous me répondrez c'est un synonyme, on peut donc l'utiliser ; et dans le dictionnaire, ce n'est pas écrit "péjoratif". Hé bien je vous donne un exemple qui vous aidera à mieux comprendre :
Lorsque je parle d'une personne qui a la peau noire, je ne vais pas la qualifier de noir parce que ce serait la réduire à sa couleur de peau, ce qui est raciste ! De plus, je ne vais surtout pas dire "nègre", c'est péjoratif et tout aussi raciste ! Et pourtant, mon dictionnaire donne la définition suivante : "nègre = personne de race noire" et ne dit pas que l'utilisation de ce terme est péjorative. C'est choquant, n'est-ce pas ? Rien que l'utilisation du terme "race" est raciste ! Et pourtant c'est un dictionnaire très quoté et pas très vieux !
Avant d'utiliser un mot, quand bien même il est adulé par l'académie française, je me demande quelle est l'origine de ce mot et à quoi il renvoie. Si ce mot est réducteur et raciste je ne l'utilise pas ! Je ne me contente pas du dictionnaire, je me sers aussi de ma réflexion et de mon sens critique et je fais preuve d'un minimum d'empathie.

Signé : anonyme, maman d'un garçon trisomique plein de talents

Liss a dit…

Une mauvaise manip m'oblige à reprendre la rédaction de ma réponse !!!
Je disais que j'étais sûre que vvous réagiriez sur le "débilité mentale" et j'ai failli ne pas mettre cette partie de la définition car je me demandais si vous saisiriez les nuances du mot.
Premièrement, le terme "débilité" ou "débile" est un terme scientifique (pour ne pas dire médical) pour désigner le manque de vigueur (y compris intellectuelle) ou la "faiblesse", y compris intellectuelle... Vous pouvez vérifier dans votre dictionnaire, contrairement à vous je considère que c'est LA référence, surtout le Robert qui vous donne l'origine et l'évolution du mot. Je poursuis dans un autre commentaire car tout à l'heure j'ai tout perdu car c'était trop long.

Liss a dit…

2e sens : lorsqu'on qualifie une personne "ordinaire" (autrement dit qui ne souffre pas de retard mental) de débile, là c'est péjoratif, c'est synonyme d' "idiot".

Vous donnez l'exemple de "Noir". Je suis au regret de vous dire que ce terme n'est pas péjoratif. Ma photo figure en page d'accueil de mon blog, et si vous dites de moi que je suis noire, je ne me sentirais ABSOLUMENT PAS choquée ou victime de propos racistes, ce n'est pas la même chose si vous dites "nègre" ou "négresse", ce terme-là est péjoratif, comme le dit le dictionnaire (eh oui, encore le dictionnaire), qui vous indique en plus que ce terme était autrefois utilisé pour désigner les esclaves des colonies.
Je comprends tout à fait votre volonté de minimiser les spécificités pour mettre en valeur L'HOMME, quelle que soit sa couleur, quel que soit son physique, sa religion etc., et c'est louable, c'est ce que devrait faire la société, mais cela ne veut pas dire qu'il faille avoir peur des mots. Si vous êtes citée comme témoin dans une affaire et qu'on vous demande de décrire le criminel (que vous avez vu), si par exemple on doit établir un portrait robot de celui-ci, vous n'omettrez pas de dire que le criminel en question est une personne noire, si c'est le cas, sous prétexte de ne pas vouloir être raciste ! Comprenez-vous ce que je veux dire ?
Or c'est justement parce que les gens sont frileux aujourd'hui que pour désigner les Noirs, on va dire les "Black", comme si le terme anglais était plus "propre" ou plus décent que le terme français. Moi, je suis noire, c'est un fait. "Nègre" par contre est péjoratif, et souvent on le fait précéder de "sale", pour exprimer toute la haine envers cette population...

Bon je m'arrête, je vous remercie d'avoir donné des éléments sur votre personne, vous êtes maman d'un enfant trisomique, je connais des mamans qui sont dans votre cas, des amies, j'imagine le combat quotidien qui doit être le vôtre pour changer le regard des gens, un regard qui quelquefois fait plus de mal que la maladie elle-même, mais croyez-moi, tout le monde n'est pas comme cela, et je puis vous assurer que les mots sont mon outil de communication et que je les emploie en connaissance de cause, et ma référence est et demeure le dictionnaire, il faut se méfier des "idées reçues" (comme le fait de considérer le mot "Noir" comme une insulte), mais encore une fois je vous comprends, c'est comme lorsqu'on dit un "Arabe", cela veut pourtant simplement dire personne du magreb et du Proche-Orient, mais dans l'esprit des gens aujourd'hui ça a beaucoup plus l'allure d'une insulte... tout dépend du contexte dans lequel on l'emploie !

Bon, ces questions sémantiques pourraient faire l'objet d'un beau débat, je vous remercie de vous être exprimée ici.

Liss a dit…

J'oubliai : vous dites qu'on n'utilise plus le mot "mongolisme" depuis les années 70, est-ce que vous pouvez me citez vos sources ?

Françoise a dit…

C'est l'usage d'un mot qui donne le caractère péjoratif, plus que le mot lui même.Le syndrome de Down est le premier nom donné à cette maladie, et l'usage courant accapare le terme de mongolisme, jusqu'à la découverte de l'anomalie chromosomique qui a déterminé le mot trisomie 21, dans les années 60.En tant que médecin donc, jamais je n'emploie ce terme de mongolisme, mais je pense que pour beaucoup de gens, c'est encore le seul qu'ils connaissent .Et dans la majorité des cas, ce n'est pas péjoratif dans la tête des gens qui l'utilisent....sauf bien sûr quand c'est utilisé pour blesser ou insulter, ce qui n'est bien sûr pas ton cas, Liss, toi qui utilise d'ailleurs les deux termes, pour bien signifier le caractère médical de l'affection.C'est l'usage qu'on fait d'un mot qui le rend blessant, "triso", "trisomique" pouvant être détourné aussi comme insulte dans des bouches méprisantes.

Liss a dit…

Merci, Françoise, pour l'éclairage que tu apportes. Je ferai attention, désormais, à privilégier le terme "trisomie" par rapport à "mongolisme", mais comme tu as su le dire, ce mot-là aussi peut être détourné, bref, si l'homme était moins méchant, moins bête, on n'aurait pas ce débat, mais la violence verbale à laquelle nous assistons au quotidien est telle que je comprends la méfiance des gens et leur prédisposition à être sur la défensive comme la maman qui est intervenue ici.