mercredi 28 janvier 2009

Dix Petits Nègres, Agatha Christie

Il fait bon relire ses classiques, surtout lorsque, pour quelque raison que ce soit, vous êtes cloîtré chez vous : pas envie de mettre le nez dehors ? pas d’endroit où aller ? mauvais temps ? personne pour vous tenir compagnie ? Eh bien ! laissez donc Agatha Christie vous tenir compagnie. Laissez-vous emporter dans son monde de douces terreurs et de fortes émotions.

Avec les Dix petits Nègres, la tension liée au suspense, que l’auteur maintient jusqu’au bout, est poussée à l’extrême. Avec ce chef-d’œuvre du roman policier, publié en 1940, vous n’aurez jamais autant envie de tricher en allant directement parcourir les dernières pages du livre pour connaître le fin mot de l’histoire, avant de revenir sur vos pas. Mais pourquoi se priver du plaisir de vivre, minute après minute, seconde après seconde les frayeurs connues par les hôtes de l’île du Nègre ?

Agatha Christie pose dans ce roman la question de la justice des hommes, une justice imparfaite, avec des failles irréparables : comment, lorsqu’on manque de preuves, prouver la culpabilité d’un criminel ? Il y a ainsi beaucoup de ‘‘criminels’’ en liberté, des criminels qui bien souvent n’en ont absolument pas l’allure. En effet, le crime, ce n’est pas toujours l’acte monstrueux qu’on pense, il peut émaner de la simple négligence ou de la non assistance à personne en danger. La limite qui sépare l’honnête homme du criminel est si ténue que le sujet lui-même peut parfois se demander de quel côté il se trouve. Bref derrière un homme ou une femme qui jouit des honneurs de la société peut se cacher un criminel que la Justice n’a pu identifier. Et quelqu’un se charge de régler leur compte à ces échappés de la Justice, selon un scénario des plus fascinants.

Dix personnes sont invitées sur une île appelée l’île du nègre, en Angleterre, sur laquelle a été bâtie une charmante demeure ultra moderne. Arrivés sur les lieux, ils ne rencontrent point leur hôte, un certain Monsieur U. N. Owen, mais comptent tout de même bien profiter de leur séjour dans cet endroit dont la presse a beaucoup parlé. Chacun des invités découvre dans sa chambre une chanson de nourrice accrochée au mur, la chanson des dix petits nègres dans laquelle, à chaque strophe, disparaît un des dix, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus aucun. Sur la table de la salle à manger sont également disposées, sur un plateau, dix petites statuettes représentant des nègres. Puisqu’on se trouve sur « l’île du Nègre », n’est-ce pas là une idée originale ?

Cependant, dès le soir de leur arrivée meurt subitement un des dix invités, dans des circonstances identiques à celles qui provoquent la mort du premier nègre dans la chanson de nourrice. Et sur le plateau ne restent que neuf statuettes. Il ne faut pas longtemps pour que les invités comprennent qu’ils sont les « petits nègres » destinés à mourir un à un, d’autant plus qu’ils ont entendu, après le dîner, l’énoncé de leurs crimes respectifs, comme s’ils étaient au tribunal. Bien qu’ils découvrent peu après un gramophone dissimulé dans une pièce attenante au salon, l’effroi qu’ils éprouvent demeure saisissant : leur condamnation à la mort est sans équivoque.

Il s’agit désormais pour eux de savoir qui est ce Monsieur U. N. Owen, où il se cache et comment il fait pour parvenir à les faire mourir un à un, conformément à la chanson. Après avoir fouillé l’île de fond en comble, ils ont la certitude qu’ils sont les seuls habitants de l’île : Monsieur Owen serait donc l’un d’eux. Alors qui ? Tout se déchaîne : instinct de conservation, suspicions mutuelles, peur provoquée non seulement par la menace de la mort qui pèse sur eux mais aussi par l’isolement de l’île et les conditions atmosphériques qui transforment cet endroit paradisiaque en un enfer psychologique qui ébranle même les plus aguerris d’entre eux. Il y a aussi le remords dû au crime commis par le passé, qui les torture et les dispose à recevoir le coup de grâce de ‘‘Monsieur Owen’’. Alors qui est Monsieur Owen ?

lundi 19 janvier 2009

Le Coeur des enfants léopards, Wilfried NSONDE

Les multiples passages sur les plateaux télé d’Abdl-Malik, artiste d’origine congolaise, et son interprétation d’un des titres de son dernier album, celui ponctué par « c’est du lourd », me donnent envie de remettre à table ma lecture du roman Le Cœur des enfants léopards, lecture qui avait été publiée fin 2007 sur grioo.com. Comprendre et accepter le fait que la France est multiraciale et multiculturelle ; que sa beauté, sa richesse sont intimement liées à la mixité, c’est ça "du lourd", pour Abdl-Malik comme pour Wilfried N’Sonde. C'est peut-être aussi l'événement que le monde va suivre demain qui me donne cette envie : yes, we can a lot, with everyone... L'Amérique se lève, forte de la volonté de chacun de ses fils. La France doit aussi se sentir forte de la diversité de ses enfants.


« Des questions, toujours des questions. Il ne s’arrêtera donc jamais ! J’ai énormément du mal à comprendre où je suis. » Ce sont là les premières lignes du roman de Wilfried N’SONDE, Le Cœur des enfants léopards, publié en 2007 chez Actes Sud, et qui avait obtenu le Prix des Cinq Continents de la Francophonie de cette même année. Le héros du roman est en état d’arrestation, il doit répondre aux questions du capitaine, qui attend des aveux, quitte à user de violence envers lui. Qui est donc ce jeune homme et qu’a-t-il fait ?

Le lecteur apprend à le connaître au gré des soubresauts de sa mémoire qui restitue des pans de sa vie. Né en Afrique, il n’y est resté que quelques années. Sa scolarité, sa vie s’est construite en France, dans une cité, en région parisienne. Comment vit-on dans une cité ? Cette dernière ne prend-elle pas ses fils et ses filles en otage ? N’apparaît-elle pas comme une ombre qui obscurcit considérablement leurs chances de se forger un destin à la hauteur de leurs rêves ? Les jeunes de cité, de diverses origines, se rendent très tôt compte du sort qui les attend. Ils sont perçus comme une menace et parqués dans cette cage dans laquelle on veut les enfermer : l’immigration.

Pourtant, malgré leur différence de peau ou leurs cheveux frisés, en eux-mêmes ils ne se sentent pas différents de leurs camarades blancs. Ils ne pensent pas être des étrangers loin de chez eux. Leur ‘‘chez eux’’, c’est la cité, c’est le RER, les bars cafés, c’est la France. Pour les autres cependant, ils ne sont pas à leur place. « Tu viens d’où ? Tu connais ta culture ? »1 « T’es qui toi ? »2 « T’es quoi en fait, français ou africain ? »3
Comment donc être ? Comment se tenir ? Comment se comporter ? D’ailleurs qui est-il, ce jeune Noir de banlieue ? En effet les uns disent qu’il se prend pour un Blanc et les autres pensent qu’il devrait retourner sur son bananier en Afrique. Le jeune de banlieue est soumis à une quête d’identité qui peut aller jusqu’à la crise, comme c’est le cas pour Drissa, l’ami du héros, noir comme lui.

En fait, la prison où se trouve le héros symbolise l’enfermement des Noirs et autres immigrés dans un tiroir, leur réduction à une étiquette : Noir égal délinquance, égal « problèmes à l’éducation nationale, violence et échec scolaire. »4
De même les questions qui sont évoquées au tout début du roman, et qui font référence à l’interrogatoire serré du personnage principal par la police, préfigurent le « virus des questions »5 qui, comme un monstre, menace l’équilibre psychologique des jeunes habitants des cités. Il faut alors résister à cette Charybde, cette Scylla, apprendre à les ignorer ou à mettre une distance entre elles et vous, autrement elles dévorent votre tranquillité, votre insouciance, votre vie… Elles envahissent votre être, elles vous poursuivent partout. Comment échapper aux stigmates de la cité ? Comment garder l’équilibre ?

Le héros avait jusque-là l’amour de Mireille. Il a aussi les « esprits » des ancêtres dont le totem est le léopard : communiquer avec eux est une façon pour lui de donner vie et corps à une famille, à des parents pour qui il compte, parce que le peuple français auquel il croyait appartenir le repousse.
Mireille qui, de race blanche pourtant, se sent aussi à l’étroit dans cette cité, avait les livres :

"Elle me parle rarement d’elle et de sa famille, seulement de cette cascade de vers, de strophes, des kilos de prose qu’elle veut absolument partager avec moi, assis sur un banc ou parfois à même le sol, main dans la main. Quand les mots étaient trop beaux, le sens infiniment profond, nous nous embrassions, du magma dans la bouche."6

Aussi, lorsque Mireille met un terme à leur relation amoureuse, c’est pour le héros un séisme qui l’entraîne dans les profondeurs de l’abîme. L’énigme du début de l’histoire est peu à peu dévoilée : le héros a commis un meurtre. Un narrateur extérieur intervient même subrepticement pour apporter plus de lumière au lecteur. Autrement, c’est la voix intérieure du personnage principal qui retentit tout au long du roman, c’est à travers elle que l’on perçoit les pensées, les paroles, les actes des différents personnages, et sans qu’il n’y ait de signes de ponctuation particuliers pour souligner le changement d’interlocuteurs.

La voix du héros-narrateur est une voix qui rend hommage à la femme, mère ou maîtresse ; à l’amour. L’amour qui épanouit et qui fait tant mal trouve dans ce roman un poème incomparable.

Wilfried N’SONDE, Le Cœur des enfants Léopards, Actes Sud, 2007. 140 pages. 15 €.


Notes :

1. p. 29
2. p. 123
3. p. 130
4. p. 49
5. p. 123
6. p. 97-98

jeudi 8 janvier 2009

Le Roi de Kahel, de Tierno Monénembo

Les prix littéraires, on en dira ce qu’on voudra, mais ils ont indéniablement le pouvoir de nous pousser, de nous jeter de force sous la tente d’un auteur, à nos risques et périls bien sûr : qu’on soit ébloui par le décor intérieur, simplement surpris ou qu’on se sente carrément trahi, les impressions varient d’un individu à l’autre. Des romans primés et encensés par la critique qui nous laissent pourtant indifférents, je crois que chacun de nous peut en citer au moins un.
Avec Le roi de Kahel de Tierno Monénembo, Prix Renaudot 2008, j’acclame le choix du Jury. Voilà un roman passionnant et qui nous fait découvrir un écrivain de talent.

Nous sommes aux premiers temps de découverte de l’Afrique par les Occidentaux, alors que ceux-ci sont encore aux négociations avec les autochtones, recherchant la faveur, l’accord des dignitaires pour l’occupation du sol, le commerce etc. La colonisation se profile à l’horizon. Français et Anglais rivalisent d’habileté pour s’octroyer tel ou tel autre territoire. Au milieu de ce beau monde, un homme se lève et tente d’aller conquérir seul un territoire : le Fouta-Djalon, car il rêve de s’y tailler un royaume à la mesure des rêves de gloire qui l’habitent depuis toujours, il veut être le ‘‘roi de Kahel’’.
Plus qu’un rêve, c’est un appel qui déclenche chez lui l’aventure, l’appel de l’Afrique, une Afrique qu’il entrevoit comme étant le « centre du monde » des temps futurs :

« Alors, depuis ses palais de Kahel, lentement, de la même manière que la lèpre gagne le corps, sa puissance et sa gloire s’étendraient, paillote par paillote, tribu par tribu, savane par savane, forêt par forêt, sur le continent tout entier. D’abord les Peuls, puis les Bambaras, les Songhaïs, les Mossis, les Haoussas, les Béribéris, les Bantous, tous les Nègres de la terre avec ou sans balafres, avec ou sans turban, avec ou sans os au travers du nez. Arrachés à leur jungle et à leurs ténébreuses pensées, ces sauvages auraient suffisamment goûté à l’algèbre et aux mets délicats, à l’architecture et aux théories de Platon, avant que sous la poussée inéluctable de l’évolution les climats ne se dérèglent, que les glaciers de la Laponie n’envahissent le Languedoc et que les pauvres petits Blancs affolés ne courent se réchauffer près de l’Equateur. L’Afrique serait alors le centre du monde, le cœur de la civilisation, la nouvelle Thèbes, la nouvelle Athènes, la nouvelle Rome et la nouvelle Florence tout à la fois. Et ce serait ce nouvel âge de l’humanité qu’il avait pressenti bien avant les autres et dont les bases auraient été jetées par son génie à lui. » (p. 67)

Ce visionnaire, c’est Aimé Olivier de Sanderval. Ce n’est pas un personnage fictif. cet homme qui voulut conquérir l’Afrique de l’Ouest pour son propre compte a réellement existé. L’auteur a eu recours aux archives familiales et départementales pour écrire son livre. Roman historique donc, « biographie romancée » selon la quatrième de couverture, le défi pour l’auteur était de pouvoir se mettre dans la peau des personnages, côté africain aussi bien qu’européen, et savoir restituer avec justesse les mentalités, les enjeux, éviter les lieux communs... en somme être capable de muer pour représenter concomitamment deux cultures, deux visions de la vie et de l’avenir aussi différentes. Je crois que le pari est réussi.
Le récit se saisit du lecteur dès les premières pages et ne le relâche qu’à la fin. C’est une captivité d’autant plus agréable qu’elle est agrémentée d’humour, relevée d’une pincée d’ironie, le tout servi dans une langue de qualité. Tierno Monénembo se révèle à nous dans ce roman comme un maître de l’écriture.

Le Roi de Kahel, un roman à lire !