dimanche 29 août 2010

Homme invisible, pour qui chantes-tu ? de Ralph Ellison

Homme Invisible, pour qui chantes-tu ? (titre original : Invisible man) est l'oeuvre d'une vie, l'oeuvre maîtresse de Ralph Ellison, dans laquelle il a voulu tout mettre, tout dire. Il a voulu déverser dans ce roman tout ce qui l'habitait, tout ce qui enflait et macérait en lui depuis longtemps : la colère, la révolte, la tristesse, l'espoir, la faiblesse, la force, l'angoisse, le doute... Evidemment, le résultat est dense : 616 pages et aucune de trop. Quel est le sentiment qui domine ? Difficile de le dire car chaque sentiment en appelle un autre, qui lui est contraire. La tristesse transparaît derrière le rire, la faiblesse pointe au bout de la force de caractère, la combativité cède le pas à un grand abandon, le pessimisme peine à obstruer tous les orifices par lesquels le cri de l'espoir risque de se faire entendre. Le roman décrit une situation complexe, la condition des Noirs aux Etats-Unis, au milieu du XXe siècle ; d'une manière générale la condition de l'homme dans la société, une société au sein de laquelle il doit trouver sa place. Le rapport à l'autre est complexe dans un monde où l'individu se définit d'abord par sa couleur, où l'Histoire pèse de tout son poids.

Je ne peux m'empêcher de comparer les unes aux autres les oeuvres des grands auteurs américains que j'ai lues récemment : Alors que, d'une manière ramassée, claire et nette, Baldwin définit la question des rapports des hommes entre eux d'une manière retentissante et intemporelle, Morrison fait un état des lieux, mais de l'intérieur, en se concentrant sur les personnages, sur quelques destinées. A travers leurs émois, leurs questionnements, leur quête identitaire, c'est la quête de tout un peuple qui transparaît. Chez Ellison, l'écriture est plus ouvertement politique, elle est tournée vers l'extérieur. Le point de départ est bien sûr le narrateur, en proie lui aussi à une recherche du moi, mais il se cherche dans l'action, l'action politique plus précisément, c'est cette dimension politique qui donne au roman toute sa saveur.


Ainsi, passé le premier tiers du roman, le rythme de lecture s'accélère, ralentit, reprend une vitesse vertigineuse au gré des espérances et des désillusions du héros-narrateur qui sait faire haleter le lecteur. Plus on avance dans la lecture et plus on est impatient de savoir comment ça se termine. Mais, comme lorsque j'ai lu Le Chant de Salomon, je me suis fait violence pour me soumettre au rythme imposé par la narration, sans essayer de la devancer pour savoir à l'avance à quoi m'en tenir. C'est peut-être là un des signes des romans d'exception : ils vous font battre la chamade.


Bon, faut tout de même que je vous dise un mot de l'histoire. Eh bien au commencement était les dernières paroles du grand-père sur son lit de mort :


"Fils, quand je serai parti, je compte sur toi pour continuer le combat. Je ne t'en ai jamais parlé, mais notre vie, à nous, est une guerre, et du jour où j'ai rendu mon fusil, à la Reconstitution, je suis devenu un traître pour la vie, un espion dans le pays de l'ennemi. Tâche de vivre dans la gueule du loup. Je veux que tu les noies sous les oui, que tu les sapes avec tes sourires, que tu les fasses crever à force d'être d'accord avec eux, que tu les laisses te bouffer jusqu'à ce qu'ils te vomissent ou qu'ils éclatent (...) Apprends ça aux jeunots, dit-il dans un murmure plein de fureur. Puis il mourut" (p. 48)


Ces paroles ainsi que l'image du grand-père hanteront le narrteur qui essaiera toujours de comprendre le sens profond des dernières volontés du vieux, il voudra se posittioner par rapport à elles. Les pronoms "les" et "ils" désignent bien entendu les Blancs. Le héros nous apparaît dans un premier temps quelque peu servile, avec une volonté farouche de plaire aux Blancs, pour pouvoir se faire une place. Il est ambitieux, il veut réussir, il a aussi le verbe facile. C'est ce qui lui vaudra une bourse pour l'université. Mais des circonstances malheureuses (ou heureuses ?) lui font quitter l'Université. Officiellement, le directeur de l'Etablissement lui demande de se rendre à New York, trouver du travail et se faire quelques économies pour pouvoir réintégrer le rang des étudiants l'année suivante. Mais les choses ne se déroulent pas du tout de cette manière. Arrivé à New-York, au coeur de Harlem il se révèle comme orateur, comme quelqu'un qui sait enflammer les coeurs, la foule, et même le lecteur est séduit.


On le suit à travers ses expériences, ses rencontres, sa mutation psychologique. Les événements s'enchaînent et font tomber le héros dans un trou, profond et noir, mais c'est un gouffre symbolique. Ralph Ellison invite chacun de nous à aller au fin fond du gouffre noir de sa conscience, d'y hiberner aussi longtemps qu'il le faut pour en ressortir renouvelé, ou du moins plus averti, plus apaisé aussi.


"L'hibernation est terminée. Je dois me desquamer de l'ancienne peau et remonter respirer à la surface. Il y a une puanteur qui, sentie d'aussi loin sous terre, pourrait tout aussi bien être l'odeur de la mort ou du printemps. Mais je ne veux pas vous tromper, il y a, bel et bien, une mort dans l'odeur du printemps et dans ton odeur, mon frère, comme dans la mienne. " 'p. 613-614)


L'écriture demeure l'une des meilleures thérapies que je connaisse, l'un des meilleurs moyens de faire des blessures des cicatrices. Et ce n'est pas Ellison qui va me contredire :


"Le fait même d'essayer de tout raconter m'a embrouillé et a détruit une partie de la colère et une partie de l'amertume. C'est pourquoi à présent je dénonce et je défends, ou je me sens prêt à défendre. Je condamne et je revendique, je dis non et je dis oui, oui et non. Je dénonce, parce que, tout en étant concerné et en partie responsable, j'ai été blessé au point d'endurer des souffrances abyssales, au point de devenir invisible. Et je défends, parce qu'en dépit de tout, je constate et j'aime. Afin de communiquer une partie, je dois aimer, c'est inéluctable. Je ne suis pas en train de vous vendre un pseudo-pardon, je suis un homme désespéré - mais vous perdrez trop de votre vie, et de sa signification, si vous ne la considérez pas sous l'angle de l'amour aussi bien que de la haine. Aussi, je la considère de façon divisée. Aussi, je dénonce et je défends, je hais et j'aime." (p. 613)



Ralph Ellison, Homme invisible, pour qui chantes-tu ? Editions Grasset. Première publication en 1952, 616 pages.
La critique de ce roman, par Saint-Ralph.

8 commentaires:

kinzy a dit…

L'homme est invisible dans sa volonté de paraître et combien exposé au gré de nos sentiments.
Rien n'est noir ou blanc tout est blanc et noir.
Rien n'est figé tout est moment, mouvement et contraste en perpétuel changement.
Nous pouvons être ce que nous n'étions pas hier , l'autre dans son interminable "combat".
Merci ma sœur pour cette découverte.

Liss a dit…

Ma chère Kinzy,

c'est comme si tu avais lu le livre. "Rien n'est noir ou blanc tout est blanc et noir", je suis entièrement d'accord avec toi, or certains protagonistes du roman voudraient que les mondes soient bien séparés, les Blancs, les Noirs, comme si un mélange des deux ne pourrait jamais être qu'une imposture, un leurre...

St-ralph a dit…

Je retiens que tu as constaté aussi que Ralph Ellison "sait faire haleter" le lecteur, le rendre "impatient de savoir comment ça se termine". Et comme tu conclus toi-même, c'est là l'un des signes des romans d'exception". Pour ma part, j'ai rarement lu un roman aussi volumineux avec autant d'envie de savoir comment va finir le héros. Je n'ai pas été, un seul moment, gagné par la lassitude ! "616 pages et aucune de trop". Nous sommes d'accord. Ecrire un roman aussi politique sans tomber dans la déclamation des théories pompeuses, c'est absolument une prouesse. J'ai aussi beaucoup apprécié les choix divergents des noirs pour mener le combat politique qui s'imposait à eux. Des divergences qui souvent appelaient la violence... entre eux.

Bonne rentrée et bon courage ! Quant à moi, j'ai repris depuis le lundi 30 août. Bon courage aussi pour les livres à lire qui s'amasseront sur les étagères de ta bibliothèque.

Liss a dit…

cher St-Ralph,

Je me suis interdit de relire ton papier avant de publier le mien, et lorsque je l'ai fait et que, là, je suis allée revoir ta critique, j'ai constaté, avec plaisir, des points communs comme celui que tu évoques. Je te remercie vivement de m'avoir mis l'eau à la bouche. Tu penses bien que je pensais à toi tout au long de ma lecture, en plus avec cette similitude de prénom, c'était immanquable. A propos, j'aimerais bien savoir comment tu en es arrivé à lire ce roman, j'aime bien qu'on me conte l'histoire de la rencontre avec un livre.

Mais le passage qui m'a le plus fait penser à toi, c'est à la page 470, Ralph l'a écrit tout spécialement pour St-Ralph.

Bon courage à toi aussi, moi ma rentrée c'était aujourd'hui. Bonnes corrections de copies, et bonnes lectures !

GANGOUEUS a dit…

:O)

kinzy a dit…

Hi liss
Non désolée, je ne l'ai pas lu,mais C'est un thème des plus récurant de la littérature noire américaine.
et tu m'a donné envie de le découvrir.

Séparez tout le monde ?
On a vu le résultat!
Va falloir penser autre chose(-)

St-Ralph a dit…

Quel beau sujet que celui de la rencontre avec un livre ! On n'y pense pas toujours ; mais quand on fait machine arrière, on se rend compte que le moment du choix d'un livre est toujours une vraie rencontre. On s'en souvient comme telle ! Je peux donc te dire que c'est une amie à qui j'avais fait savoir que j'aimerais découvrir davantage la littérature noire américaine qui m'a conseillé "Homme invisible, pour qui chantes-tu ?". Elle m'a parlé de ce livre comme d'un classique incontournable. Cette amie est libraire et ses avis me sont fort utiles.

Je suppose que tu imagines aisément que je me suis précipité sur "L'homme invisible" pour lire le contenu de la page 470 ! Une page relative à l'Histoire ! Des interrogations et une réflexion très intéressantes. Merci d'avoir pensé à moi.

Un dernier mot : je n'ai pas encore mis la main sur "La prochaine fois, le feu" de J. Balwin. N'est-il plus disponible ? Je viens de relancer ma commande. J'espère que je finirai par l'avoir.

Liss a dit…

Tu as une libraire bien précieuse, et qui ne s'est pas retrouvée derrière les comptoirs d'une librairie par hasard, elle a un vrai amour pour le livre.
Quant à Baldwin, il n'est pas possible que le livre ne soit plus disponible, c'est également un classique, en tout cas il faut absoulement que tu le lises, je t'encourage donc à poursuivre tes relances, tu ne seras pas déçu.