mercredi 22 juin 2011

Photo de groupe au bord du fleuve, d'Emmanuel Dongala

"A ma mère".

Par cette dédicace, Emmanuel Dongala rend hommage à sa mère, bien sûr, qui l'a nourri de tout son amour, lui a procuré toute la tendresse qui a fait de lui l'être sensible qu'il est devenu, mais c'est aussi une manière de s'incliner devant toutes les mères du monde, prêtes à tous les sacrifices pour le bien-être de leur progéniture. Photo de groupe au bord du fleuve est un roman dédié aux femmes en général, celles qui se battent au quotidien pour une meilleure qualité de vie, celles qui refusent de se plier davantage au bon vouloir de l'homme, père, époux ou chef hiérarchique, celles qui, à un moment donné de leur existence, disent "stop" aux décisions égoïstes des hommes.

N'ayant pas d'autre alternative pour gagner leur pain, des femmes se retrouvent "casseuses de pierre". Leur lieu de travail : le bord du fleuve. Celui-ci regorge de gros blocs de pierre qui, concassés, constituent le gravier indispensable aux travaux de maçonnerie. Lorsqu'un grand chantier national comme la construction d'un aéroport est lancé, ce matériau est encore plus sollicité, surtout lorsque, pour faire bonne figure auprès des observateurs internationaux, le Président de la république veut le voir avancer au plus vite. Cette situation crée des spéculations, les revendeurs font monter les enchères et tirent un énorme bénéfice de la vente des sacs de gravier qu'ils ont achetés aux femmes à un prix modique.

Même si, pour la plupart, elles n'ont pas un niveau scolaire poussé, n'ont parfois même pas été à l'école du tout, ces femmes ne sont pas dénuées d'intelligence. Elles prennent conscience d'être exploitées, d'être sous-payées pour un travail aussi pénible. Sous l'instigation de Méréana, dite Méré, l'héroïne, et puisque les revendeurs font de gros bénéfices, elles décident elles aussi d'augmenter le prix du sac de gravier : vingt mille francs CFA au lieu des dix mille habituels, quitte à couper la poire en deux et à descendre à quinze mille.

Elles réussissent à faire entendre leurs revendications au plus haut niveau, notamment parce qu'elles ont su former un bloc, à l'exemple des pierres qu'elles cassent chaque jour, un bloc que ni les clients ni les autorités locales ne réussiront à ébranler. C'est un très bel exemple d'unité, qui donne toute la mesure de cette maxime qui dit : "l'union fait la force". Il faut préciser que ces femmes viennent de différentes régions du pays, ne pratiquent donc pas la même langue maternelle, mais elles sont toutes dans le besoin. C'est donc tout naturellement qu'elles se serrent les coudes, tout en reconnaissant et en utilisant les compétences de chacune, en dehors de celui d'être capables de casser des pierres. Cette faculté à faire abstraction de leurs âges respectifs, de leurs origines, de leur passé différent pour s'offrir un avenir meilleur est leur arme la plus redoutable.

La situation initiale du roman se trouve donc complètement bouleversée. Auparavant, la vie de chaque casseuse de pierre pouvait se décrire comme ceci : "Tu te réveilles le matin et tu sais d'avance que c'est un jour déjà levé qui se lève. Que cette journée qui commence sera la soeur jumelle de celle d'hier, d'avant-hier et d'avant-avant-hier." Désormais chaque jour qui se lève est porteur de promesses, d'espoir. Ce roman, écrit à la deuxième personne, invite à se mettre en mouvement.

Emmanuel Dongala y aborde plusieurs sujets : le machisme, la spoliation de la veuve et de l'orphelin, les abus sexuels de toutes sortes, l'énorme fossé entre la misère du peuple et le luxe insolent de la classe politique, alors même que le pays (clairement identifié comme étant le Congo-Brazzaville mais derrière lequel on peut reconnaître bien d'autres pays africains) regorge de ressources qui auraient dû garantir à chacun de ses fils et filles un niveau de vie décent. Il y a aussi la corruption, le poids des superstitions, la prolifération des petits métiers là où l'Etat ne recrute pas ou plus, le sida, le couple, la jalousie, surtout la jalousie entre rivales. Il ne s'agit pas dans ce roman de diaboliser les hommes et de présenter la femme comme un agneau sans tâche. Le sort effrayant de cette dernière, en Afrique comme ailleurs dans le monde, est souvent imputable à la société toute entière, et pas seulement à l'homme. Et ce sont parfois les femmes qui se montrent plus impitoyables envers leurs congénères que peut les hommes. Ce sur quoi a voulu insister l'auteur, c'est la force de la volonté, la puissance de la solidarité...

Photo de groupe au bord du fleuve, une fresque émouvante de la société congolaise contemporaine.

Edtions Actes Sud, avril 2010, 336 pages, 22.80 €.

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