mercredi 28 décembre 2011

Les Damnés de la terre, de Frantz Fanon

L'année 2011 touche à son terme et j'avais résolu de lire avant qu'elle ne s'achève les oeuvres principales de Frantz Fanon, Peau noire masques blancs et Les Damnés de la terre. Pourquoi cette année en particulier, alors que j'ai depuis toujours eu le désir d'observer de près la pensée de cet auteur ? C'est que cette année marque le cinquantenaire de sa disparition et de la parution des Damnés de la terre, qui peut être vu comme un testament. En effet, non seulement c'est son dernier livre mais surtout il fut écrit alors que l'auteur savait qu'il ne lui restait que très peu de temps à vivre. C'est en décembre 1960 que Fanon apprend qu'il est atteint de leucémie. Malgré l'interdiction qui pèse sur l'essai à sa parution, fin novembre 1961, il est lu et trouve des échos dans la presse. Certains parviendront à Fanon sur son lit d'hôpital, avant qu'il ne ferme définitivement les yeux, le 8 décembre 2011. Son livre, lui, demeure, pour ouvrir les yeux de l'humanité.


50 ans après la mort de Frantz Fanon, force est de constater que la lecture de ses livres, des Damnés de la terre en particulier, est utile, indispensable même pour qui veut comprendre le destin des pays sous-développés, connaître le cheminement qu'ils doivent prendre pour parvenir à la sphère du développement, de la prospérité, de la croissance économique. Franchement, quand on voit avec quelle rigueur et quelle lucidité Fanon analyse la situation politique des anciennes colonies, je me dis que tout chef d'Etat africain, ou plus largement de pays sous-développé, devrait avoir lu Les Damnés de la terre et pourquoi pas en faire son livre de chevet !

Rigueur et clarté résident en premier lieu dans la composition du livre, organisé en chapitres avec des rappels et/ou résumés constants de ce qui a été énoncé précédemment. Frantz Fanon s'est vraiment soucié, dans la rédaction de son livre, de ce que le lecteur ne perde pas le nord, accède bien à la substance de son propos. Autant le langage est soutenu, avec parfois des passages d'une beauté toute littéraire, autant le message est accessible à tous. Et dire qu'il l'a écrit seulement durant sa dernière année d'existence ! C'était vraiment un esprit supérieur. Mais il faut reconnaître, avec Nicolas Boileau, que "ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément". Le propos de Fanon dans les Damnés de la terre est d'une singulière clarté.

De quoi est-il donc question ? De l'observation du processus qui conduit à la décolonisation : le désir légitime des colonies d'accéder à l'indépendance ; le refus des colonialistes d'abandonner des territoires dont ils tirent des profits gigantesques, leur travail de sape intérieure lorsque s'organisent les luttes de libération nationale ; les difficultés auxquelles doivent faire face les jeunes nations lorsque l'indépendance est enfin acquise, arrachée ; les erreurs qu'elles ne doivent pas commettre si elles espèrent réussir leur construction, comme de penser par exemple qu'elles peuvent rattraper l'Europe, ou réaliser en peu de temps ce que cette dernière a bâti durant des siècles. Il faut savoir que les conditions ne sont pas les mêmes :

"Les Etats européens ont fait leur unité nationale à un moment où les bourgeoisies nationales avaient concentré dans leurs mains la plupart des richesses. [...] La bourgeoisie représentait la classe la plus dynamique, la plus prospère. Son accession au pouvoir lui permettait de se lancer dans des opérations décisives : industrialisation, développement des communications et bientôt recherches des débouchés "outre-mer" [...] Tandis que le monde sous-développé est un "monde de misère et inhumain. Mais aussi un monde sans médecins, sans ingénieurs, sans administrateurs. Face à ce monde, les nations européennes se vautrent dans l'opulence la plus ostentatoire."
Cette opulence est jugée "scandaleuse" par Fanon car ces nations la doivent à ceux-là qui sont mis au défi de s'en sortir sans elles. Il ne faut pas perdre de vue que "le bien-être et le progrès de l'Europe ont été bâtis avec la sueur et les cadavres des nègres, des Arabes, des Indiens et des Jaunes."
(extraits pages 93-94) 
Frantz Fanon examine les causes qui conduisent les jeunes Etats à essuyer des échecs, la principale d'entre elles étant de calquer son organisation sur le modèle européen. Il analyse finement la structure politique, économique de ces nouvelles nations mais aussi des phénomènes socio-culturels comme la danse, qui trouve une savante explication dans ce livre ! Il parle aussi des arts, de la Littérature, il met par exemple en lumière l'impact du mouvement de la Négritude tout en montrant ses limites, il établit le lien entre la culture et les luttes de libération de nationale.

D'une manière générale, Fanon fait l'état des lieux des pays sous-développés au moment où elles accèdent à la souveraineté. Son discours s'appuie sur des exemples concrets, précis, tirés de l'histoire de pays aussi différents que l'Algérie, le Congo, la Guinée, la Côte d'Ivoire, le Kenya ou Madagascar par exemple.

Le moins qu'on puisse dire en lisant ce livre c'est que les observations de l'auteur résultent d'une analyse lucide, dépassionnée des rapports entre colonisés et colonialistes, Frantz Fanon connaît parfaitement la situation politique des différents pays dont il parle, il n'ignore pas leurs littératures et les tentatives de celles-ci à acquérir un statut similaire à celles européennes.

L'auteur se propose dans ce livre de soutenir les aspirations à la dignité des jeunes nations mais aussi de leur montrer les pistes qu'il faudrait emprunter pour qu'elles se réalisent pleinement. Tout son propos tend à la réhabilitation de l'Homme, c'est lui en fin de compte qui doit se réaliser pleinement. Il dénonce les "crimes de l'Europe" que sont "la haine raciale, l'esclavage, l'exploitation" et met en garde contre la tentation du mimétisme, mais ne pousse nullement à la haine. Au contraire c'est un discours pétri d'humanité, chargé de l'appel à la communication et à la réconciliation entre les hommes qu'il livre ici : "Nous voulons marcher tout le temps, la nuit et le jour, en compagnie de l'homme, de tous les hommes." (page 304)


Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, première édition François Maspero 1961, Editions La Découverte 2002, 320 pages.

13 commentaires:

Cunctator a dit…

Belle analyse liss, dommage que ça ne rime pas. ça l'aurait fait si tu t'appelais lise. Trêve de plaisanterie et sans flatterie, ta présentation est claire, bien emmenée et donne envie de lire ce livre dont tu as su ressortir l'importance."Vous voulez lire, allez chez Liss!"

Liss a dit…

Tu crois plaisanter, mais en réalité nombreux sont ceux qui, au début, se trompent et m'appellent "Lise" au lieu de "Liss".
Merci pour tes mots, je suis sûre que Les Damnés de la terre trouvera un jour sa place sur l'espace "Réflexions actuelles", car c'est un livre plus que jamais d'actualité !

Obambé a dit…

Liss et Cunctator,

Il m’est très difficile d’intervenir au sujet d’un livre que j’ai lu, relu, aimé et que j’adore. Un livre que je recommande vivement pour mieux comprendre l’époque de Frantz Fanon qui hélas ! est encore bien présente.
Que dire ?
Remercier Liss car ceci participe d’un travail que très peu d’Africains et/ou d’Afrodescendants font à mon humble avis pour retracer certains parcours des nôtres qui se sont illustrés par la plume, au profit du bien collectif. Je pense à un lecteur et commentateur très assidu de cet espace qui nous a rappelé à juste titre il y a peu que l’ambition, si elle n’est pas au service du collectif ne sert à rien (je raccourcis, je le concède).

Les ancêtres de Fanon ont été arrachés d’Afrique pour aller enrichir l’Europe via la Caraïbe. Cet homme a pris l’avion pour aller combattre une armée (allemande) qui ne lui avait rie fait. Aux côtés de ses frères d’armes, il s’est rendu compte que même s’ils combattaient pour le même drapeau, pour le même pays, lui et les gens de sa couleur de peau étaient discriminés. Ce même Fanon s’installe un jour en Algérie et prend des risques inouïs en combattant pour le FLN (Front de libération national). Je m’en tiens là.

Question : sachant que nous avons à peu-près une idée de la date à laquelle on va mourir, que décide-t-on de faire du temps qui nous reste ? Je conseille souvent cet excellent film canadien avec Stéphane Rousseau (rôle principal et fils du condamné) : Les invasions barbares

@+, O.G.

Cunctator a dit…

Que dire après un passage de O.G? Rien de plus, vieux sur ton commentaire. Seulement une ptite question sur ton activité. Tu es très efficace!C'est incroyable ton blog. Comment tu fais pour suivre. Si j'avais ta régularité, whoa!
Félicitations pour ton engagement et ta volonté de partager.

@suivre.

Liss a dit…

Obambe,

Fanon a plus d'un mérite, comme tu le soulignes si bien, mais ce qui m'interpelle davantage, c'est que tu conclus par les mots que j'avais souhaité exprimer aussi, je t'assure ! Ta question, je me la suis posée et je voulais la poser aux lecteurs, ici ou sur facebook, en disant : s'il ne nous restait qu'un an à vivre, qu'écririons-nous ? Que ferions-nous comme réalisation qui pourrait être utile à la société ? Quel témoignage laisserions-nous ?

@ Cunctator,

Obambe est en effet très efficace, c'est un 4x4 intellectuellement ou culturellement parlant, il est sur tous les fronts !

Liss a dit…

J'oubliai, Obambé :
merci de m'avoir encouragée à tenir ce challenge, sans cela je me serais peut-être laissée aller à la paresse, me réfugiant derrière le bouclier "pas le temps"...

Jackie Brown a dit…

J'ai toujours eu peur de lire Frantz Fanon, mais ce n'est pas l'envie qui me manque. Je vais peut-être tenter Les Damnés de la terre, puisque tu adresses justement un des problèmes que je pensais avoir avec ses livres. En lisant ton billet, je pensais à un commentaire d'une de mes amies brésiliennes qui écrivait hier sur Facebook que son pays avait dépassé le Royaume-Uni (et était devenu la 6ème puissance mondiale). Je me souviens encore de l'époque où le Brésil comptait parmi les pays sous-développement (on ne disait pas encore en voie de développement). Bien sûr, le Brésil est devenu indépendant il y a plus longtemps, mais tout est possible.

Liss a dit…

Chère Jacquie, je crois que tu pourrais commencer par celui-ci ou par Peau noire masques blancs, peu importe, Les Damnés montre comment les ex colonies devraient s'y prendre pour s'en sortir, Peau noire donne la mesure des conséquences qu'a engendré la colonisation sur l'esprit des Noirs, qui ont développé un complexe d'infériorité. Je me trompe ou bien tu es des Antilles ? Quoi qu'il en soit, plus ce genre d'ouvrage sera lu par des Afro-descendants, mieux nous saurons nous orienter vers la lumière.

St-Ralph a dit…

Tu m'as devancé, Liss ! Bravo donc pour ta contribution à la sauvegarde de la mémoire d'un des plus grands de la pensée nègre.

Beaucoup d'articles ont été consacrés à Frantz Fanon, cette année. J'ai fait ma petite collection en vue d'un article sur "Peau noire masques blancs". J'ai écouté une émission radio qui lui a été consacrée. J'ai été sensible à sa vision clinique du sentiment du colonisé en lisant quelques extraits de son livre. J'ai continué à beaucoup penser à lui quand les discours sur l'état économique du monde m'ont poussé à ouvrir "L'impérialisme, stade suprême du capitalisme" de Lenine... Tu vois, chère Liss que Frantz fanon m'a beaucoup occupé ces derniers temps. Ton article est un encouragement qui m'est adressé. Et puisque tu dis que dans "Les Damnés de la terre" son discours est clair, je le lirai aussi.

Je vois que les réactions des uns et des autres sont enthousiastes. Je m'en réjouis, car l'homme mérite notre admiration. Même s'il s'est exclu de l'histoire de France en choisissant la nationalité algérienne, les critiques français sont unanimes pour reconnaître en lui un brillant penseur dont les idées marqueront de nombreuses générations.

Rendez-vous en... 2012 pour savoir ce que j'aurai retenu de la lecture de ses oeuvres. Le fait de boire aux mêmes fontaines rend les échanges encore plus riches.

Liss a dit…

Cher St-Ralph,

je ne suis pas peu fière de t'avoir devancé, parce que les essais constituent plutôt ton rayon à toi !
Je me disais aussi que c'était curieux que tu n'aies encore rien publié sur Fanon, que tu classes pourtant parmi les plus grands de la pensée nègre, or tu étais en train de laisser macérer en toi tout ce que tu as pu lire ou apprendre à son sujet. Vivement ton article alors !
Ce serait pas mal que tu publies quelque chose sur les deux, et pas seulement sur l'un ou l'autre.
Il y a tant de plaisir et d'excitation à découvrir ce qu'un ami pense d'une lecture qu'on a faite, comme tu le dis si bien :
"Le fait de boire aux mêmes fontaines rend les échanges encore plus riches".

kinzy a dit…

C'est une belle manière de finir et débuter l'anné sur la pensée de cet homme de lumière.
sa poésie rageuse réjouie le cosmos dans la lutte que se livre les deux forces de la nature. Ces mêmes forces dirigent nos cheminements intérieur. Ses mots affutés comme le scapel qu'il utilise pour nous disséquer. Le spectre de l'homme est à nu. Fanon est passé par là.
Je souhaite que ses mots viennent encore tapés aux portes de nos croyances égocentriques, et que le son qui en résulte nous accompagne dans la reconnaissance de nous même.

Chère Liss,j'ai été ravie de partager tes belles lectures et je te souhaite de plus belles encore pour l'année qui vient.
Bo à la petite famille :)

kinzy a dit…
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Liss a dit…

Il y a eu un doublon, chère Kinzy, je te remercie pour tes nombreuses contributions ici, et des contribution éclairées. Tu résumes efficacement ce que fut Fanon qui avait des :

"mots affutés comme le scapel qu'il utilise pour nous disséquer".

Chacun est appelé, dans ses textes, à se regarder comme dans un miroir.

Bon réveillon, bonne fête, joie, paix, sérénité parmi les tiens !
Bises.