mercredi 4 avril 2012

Les fautes de Français ? Plus jamais ! de Julien Lepers

"Que celui qui n'a jamais fait de faute de français me jette la première pierre !"

C'est ainsi que Julien Lepers commence son livre. Difficile, je dirais même impossible, pour les francophones, de déclarer n'avoir jamais offensé la langue de Molière au moins une fois dans leur vie d'usagers de cette langue capricieuse. Oh, bien sûr il s'agit souvent d'offenses inconscientes, et même parfois nous sommes persuadés d'être dans le vrai ! Si par malheur nous n'avons pas LE juge à nos côtés, autrement dit le dictionnaire, si nous ne le consultons pas, nous restons embourbés dans notre fausse vérité.


Entre le genre d'un mot, qui peut parfois s'avérer aléatoire ; les expressions toutes faites, entendues souvent à la radio ou à la télévision, et que nous reprenons à notre compte alors qu'elles sont incorrectes ; les mots similaires que nous prenons parfois les uns pour les autres ; et surtout la prononciation, véritable trappe dans laquelle nous tombons régulièrement... les occasions de se retrouver en tort vis-à-vis de la langue française sont multiples et variées. Cette vérité vous frappe avec d'autant plus d'acuité que vous vous intéressez de près à cette langue, à son utilisation. Pour peu que vous ayez l'habitude de vous tenir devant un auditoire ou de vous exprimer par écrit, vous vous rendez compte combien le dictionnaire devient une arme, non pas utile, mais vitale. C'est d'elle que dépend votre salut !

Et les francophones de France ou nés en France ne sont pas mieux lotis que les autres. Au contraire, ces derniers manifestent parfois plus de rigueur que les natifs français qui se découragent plus vite devant la complexité de leur langue, comparés à ceux qui l'ont apprise à l'école. C'est un constat qui émerveille tellement Julien Lepers qu'il rend hommage aux francophones du monde entier :

"Depuis vingt-quatre ans, j'anime le jeu "Questions pour un champion". De manière régulière, la production organise des compétitions auxquelles participent des candidats venus du monde entier.
Je fonds d'admiration devant ces Vietnamins, ces Camerounais ou ces Laotiens qui s'expriment dans une langue exempte de toute aspérité. Quelle joie de les entendre ! (...) Quel bonheur de retrouver grâce à eux l'élégance du français, alors même que ses complexités nous détournaient de lui ! (...)
Vous m'avez montré qu'on aime parfois mieux le français à Baalbek qu'à Bordeaux, et qu'on le respecte plus à Tanger qu'à Cannes ou à Paris."
(Les fautes de français que je ne ferai jamais plus, pages 17 à 19).

Julien Lepers ne se présente donc pas dans ce livre comme celui qui, irréprochable, donne des leçons aux autres. C'est plutôt l'animateur de radio et de télévision qui, au bout de nombreuses années, fait le compte de son expérience et veut la partager avec d'autres, car aujourd'hui, il n'est plus le même que celui qu'il était hier et ce, grâce aux auditeurs ou aux téléspectateurs qui lui ont écrit pour lui signaler telle erreur commise pendant qu'il s'exprimait à l'antenne. C'est ainsi qu'il a appris à être vigilant. En outre, lui-même, amoureux des choses justes, voue à la langue française un tel amour qu'il n'en faut pas plus pour qu'il se mette à faire la guerre aux erreurs. En bon fils de musiciens, il déclare :

"Les fausses notes me chatouillent les oreilles. Elles me contrarient.
Une faute de français me fait le même effet qu'une fausse note."
(page 15)

Le livre comporte plusieurs chapitres, consacrés chacun à une difficulté de la langue française contre laquelle on bute souvent : la prononciation, les anglicismes inutiles ou ridicules, l'emploi des temps, de certains verbes intransitifs mais employés avec un complément d'objet direct... Il est par exemple incorrect de dire "démarrer l'émission" ou "débuter sa carrière", car les verbes "démarrer" et "débuter" sont intransitifs. Quant à l'utilisation des pronoms relatifs et autres mots subordonnants, elle donne souvent lieu aux pires incorrections. Trouvez l'erreur dans la phrases "C'est de cela dont il s'agit"... Oui, bien sûr, le pronom "dont" comporte déjà la préposition "de", ainsi il faudrait plutôt dire "c'est de cela qu'il s'agit".

J'ai particulièrement aimé le chapitre intitulé "Les maux des mots", où l'auteur parle entre autres de l'écueil que représente le genre des noms, des clichés et surtout des pléonasmes, tellement récurrents et généralisés ! Les formules comme "égalité parfaite", "bref résumé", "solidaires les uns des autres", "bip sonore", "don gratuit", "grand maximum", "comme par exemple", "taux d'alcoolémie" etc., ne nous choquent plus, et pourtant elles ne sont pas élégantes ! Julien Lepers propose même des exercices, pour le plaisir de s'évaluer soi-même. L'avantage de ce livre, c'est qu'il nous ramène à l'école d'une manière ludique. L'humour de l'auteur, la façon dont il présente les choses, les jeux sur le langage... ne contribuent pas peu à nous faire entendre son enseignement avec plaisir, comme s'il s'agissait d'un bon moment de récréation et non d'un "cours".

Julien Lepers se prend parfois à faire l'histoire d'un mot, d'une expression. Ou bien il apporte simplement des précisions sur le sens des mots. Dans tous les cas,  ses éclairages sont intéressants. Par exemple, quelle différence faites-vous entre un "meurte", un "assassinat" et un "homicide" ? Eh bien :

"On appelle homicide le fait de causer la mort d'autrui, volontairement ou involontairement.
Mais on commet un meurtre en tuant quelqu'un volontairement.
Et on commet un assassinat si, de surcroît, le meurtre a été prémédité." (page 155)

Bref, j'apprécie la démarche de l'auteur, confiant au lecteur les doutes qui l'ont parfois saisi face à une difficulté, et partageant avec lui les découvertes auxquelles ceux-ci l'ont conduit. Cela m'a rappelé ou fait penser à des expériences que j'ai moi-même vécues. Et justement il y a un point sur lequel j'aimetrais bien discuter avec lui, si j'en avais l'occasion. Il s'agit de la prononciation du verbe "interpeller". Je me souviens qu'une fois, devant les élèves, j'ai hésité, car s'il faut appliquer la leçon, le "e" devant un double "t" ou un double "l" se prononce "è". Or on entend souvent "interpeuler", comme si dans ce mot, le "e" échappait à la règle. Sachant d'expérience que ce qu'on entend souvent à la radio ou à la télé n'est pas forcément vrai (d'où la malheureuse propagation de grossières erreurs), j'avais immédiatement consulté le juge, et là, je trouve effectivement la confirmation que "interpeller" doit se prononcer "interpeuler". Cependant Julien Lepers dans son livre préconise de prononcer "interler", en application de la règle. Ses conclusions sont le fruit des recherches qu'il a menées de son côté. Alors, quelle prononciation adopter ? Laquelle est la plus juste ?

J'en arrive à cette conclusion : la langue française est d'une complexité tellement désarmante que les ouvrages de langue eux-mêmes peuvent contribuer à rendre la situation encore plus inextricable. J'en ai fait l'expérience il y a peu avec un parent et ami vers lequel je me tourne souvent car nous partageons l'amour de la littérature et la volonté de chasser les impuretés du langage. Eh bien on n'était pas d'accord sur la conjugaison d'un verbe similaire au verbe "interpeller". Il s'agissait du verbe "feuilleter". Moi je lui disais qu'il devait se conjuguer au présent comme "peler" : je pèle, tu pèles, il pèle, nous pelons... donc je feuillète, tu feuillètes, nous feuilletons etc. Et lui soutenait que c'était, comme pour "appeler" (j'appelle, nous appelons) : je feuillette, tu feuillettes, il feuillette, nous feuilletons... Il m'a même envoyé un extrait de roman proposé en étude à l'épreuve de Français du Brevet. Eh bien, en consultant une fois de plus mes usuels, j'ai découvert que le dictionnaire Robert (le plus fiable en ce qui concerne la langue) indiquait dans le tableau des conjugaisons qu'on doit écrire "je feuillette", comme "j'appelle" ou "je jette", tandis que le Bescherelle indiquait le contraire : "je feullète", comme "je pèle"... Allez donc savoir qui a raison, à moins de se dire que les deux solutions sont bonnes, comme le suggère mon confrère.

Pour terminer, je tiens à remercier mon père, qui le premier m'a parlé de la parution de ce livre, et pourtant il réside au Congo, et pourtant il est retraité aujourd'hui, mais les réflexes de l'enseignant sont restés aussi vifs chez lui que du temps de sa carrière : sauter sur la moindre occasion d'apprendre davantage, d'être plus éclairé aujourd'hui qu'hier ! C'est lui qui m'a appris qu'un enseignant est un éternel élève.
Je te dois beaucoup, cher papa ! Merci de m'avoir fait découvrir ce livre. Je te l'envoie !


Julien Lepers, Les fautes de français que je ne ferai jamais plus, Editions Michel Lafon, 2011, 415 pages, 18.95 €.

dimanche 18 mars 2012

Les cauchemars du gecko, de Raharimanana

Voici un livre qui ravira tous ceux qui apprécient de se retrouver dans un livre comme dans un laboratoire où l'on voit l'artiste à l'oeuvre : il cisèle les mots, il les perfore pour en tirer le suc qui donnera du goût et du sens au discours ! Même si l'on peut déplorer la "prétention des mots à délimiter le réel" (page 101), il n'en demeure pas moins que ceux-ci constituent notre principal outil pour dire les choses, pour "nommer le monde", comme l'affirme Sony Labou Tansi que Raharimanana cite bien à propos au début de son livre :  "Nommer le monde / Avec moi remplir chaque / Chose de la douce aventure / De nommer".



Comme Sony Labou Tansi, Raharimanana nous embarque dans son livre dans la "douce aventure de nommer". Oui, c'est bien doux et agréable pour le lecteur d'entrer dans l'univers de cet auteur pour y assiter comme à un feu d'artifice du langage ! Je crois en effet que le mot n'est pas exagéré : les mots, dans Les cauchemars du gecko, éclatent en mille sons et en tous sens, ils invitent d'une manière ludique à réfléchir, à penser le monde, à panser les maux dont il souffre. Les jeux de mots dans ce livre sont si délectables que je me prends au jeu ! C'est un texte qu'on a envie de mettre en musique, certains passages vous inspirent même des airs de rap.
 
 
Vous aurez remarqué que, depuis le début, je ne le désigne que par les termes génériques de "livre" ou d' "ouvrage", car on ne saurait le faire entrer dans une catégorie : ce n'est pas un roman, ce n'est pas un essai, je pense que ce n'est pas non plus un recueil de poèmes, même si on brûle de le considérer comme une oeuvre poétique. En fait ce livre emprunte à chacun de ces genres : il y a un narrateur, comme dans le roman, un "je" qui s'adresse à "vous", et qui se positionne par rapport à la situation actuelle du monde, en particulier les relations nord-sud, dont il dénonce les travers. C'est un positionnement propre aux essais, cependant il l'exprime de manière poétique, en exploitant à volonté les multiples possibilités d'agencement des mots, de sorte que ceux-ci produisent une musique qui éclaire le propos d'une manière subtile. Rahiramana ne souhaite pas s'enfermer dans une catégorie, il veut être libre de voler avec les mots où bon leur semble, déprouver avec eux le vertige :
 
 
Ecrire 1./ Territoires d'écriture la nuit quand l'espace s'étire et que les limites se font floues, quand le regard s'efface et quand du silence des cris qu'on égorge se recrée le monde. Dans les pas du hasard souvent pour y semer ma déraison et y tisser un récit où m'étendre, me méfier de la narration et me dire sans lien aux mots qui m'aliènent, sortir du silence et exister le temps d'une scansion, d'un mouvement, d'un souffle, territoires tenus sur un fil, le temps de me faire funambule, le vide autour pour me transfigurer...  (Les Cauchemars du gecko, page 96)
 
 
C'est une "douce aventure" que celle de nommer, sans doute, mais c'est pour dire combien le monde va mal. Raharimanana se propose dans ce livre de dénoncer "l'incapacité de l'homme à n'être pas homme pour l'homme" (page 6), il se présente comme "l'étranger qui contredit la belle affaire de l'humanité" (page 7). L'homme a de beaux discours, de belles paroles, de beaux principes, mais qu'il foule aux pieds chaque jour par ses actes. C'est cette hypocrisie que l'auteur montre du doigt, cet orgueil mal placé de celui qui se place au-dessus des autres mais qui, dans le fond, n'est pas meilleur que ceux-là qu'il dénigre. L'Occident, en particulier, est placé dans ce livre face à un miroir :

Tu te dis bonne France.
As-tu jamais existé ?
Code noir, code de l'indigénat,
T'en souviens-tu ou préfères-tu l'oubli ?
Je sais que tu rôdes encore - tu m'encordes !
De l'esclavage à la colonisation,
Tu as toujours préféré le sucre à l'honneur.
Tu as glorifié l'arachide, humilié les Rachid, ri des Farid ou des Farah.
Le goût à la bouche, le dégoût au coeur,
Tu as fait ripaille de mon corps esclave :
indigène, tirailleur et maintenant racaille.
Des cales à la cave
Des cases aux squats
J'ai tout connu, j'ai tout vécu.
(page 29)



Le mal-être du monde que Raharimanana peint dans son livre est parfaitement résumé dans le chapitre "La connerie des siècles", où il est question entre autres de "dictature et népotisme", de "guerre froide", de "famine", de "corruption", de "pauvreté", de "paradis fiscaux", de "cannibalisation des terres pour les damnés de la terre", de l'Afrique "terre de barbarie, pour paradis capitaliste" etc. (page 46)
Les exemples et les situations évoquées dont diversifiés et dénotent une bonne connaissance de la part de l'auteur de l'histoire des pays africains, mais aussi du monde. Si l'homme blanc est particulièrement interpellé,
L'hôomme développelé occidenté blanchinordé,
L'hôomme évolué cervelisé scientifriqué,
Athée devant l'Athérnel,
Laïc devant l'aïd et tout autre laïus et coutumes
(page 48)
si, disais-je, il apparaît comme le principal accusé, c'est parce que c'est lui en général s'aroge le droit de catégoriser, de classer les humains, de déterminer parmi ceux-ci l'intelligent, le nul, le diable, le bon, le beau... Dans cette classification, l'homme noir a le meilleur lot, autrement dit on lui plaque sur le dos tout ce qu'il y a de pire, tandis que le Blanc se pare d'une aura divine. Raharimanana plaint cette tendance à diviser les hommes, à les dresser les uns contre les autres, alors que la "connerie" est partout, comme le montre le chapitre "Voyez nos fous !" (page 53), qui énumère les dictatures, dans tous les continents, passés comme présents, d'Idi Amin Dada à Vladimir Poutine en passant par Denis Sassou Ngesso, de Joseph Pétain à Adolf Hitler, de Mussolini à Kim Il Sung-ju, de John Fitzgerald Kennedy à  Charles Taylor... ce sont des dizaines et des dizaines de dirigeants politiques qui sont cités, sous la "haute bienveillance de Caligula", cet empereur romain, fou de pouvoir.

Raharimanana n'a nullement l'intention d'attiser la haine envers qui que ce soit, surtout pas envers le blanc. Les vers du poète martiniquais Aimé Césaire, qui déclare dans son Cahier d'un retour au pays natal : "Ne faites pas de moi cet homme de haine  pour qui je n'ai que haine", conviendraient bien pour répondre à quiconque ferait de ce livre une mauvaise lecture.

Raharimanana met lui-même les points sur les i : [...] la dent que j'ai contre personne, les races n'existent pas, nous sommes tous les mêmes êtres humains, même droits, mêmes prérogatives, mêmes victimes, même bourreaux... (page 87)

D'ailleurs, si le "je" du narrateur commence au début du texte par interpeller l'homme blanc par un "vous" qui établit bien la distance qui les sépare, cette distance s'efface à la fin du livre puisque le-dit narrateur s'autorise, tout à la fin, à lui dire "tu", et à le laver de toute culpabilité : "Lavé du passé (...) Lavé de toute responsabilité" (page 108). C'est comme si, après avoir laissé libre cours à la lave de son verbe, son coeur s'était apaisé, ce coeur qui ne bat que pour la réconciliation de l'humanité toute entière.




Raharimana est né en 1967 à Antananarivo. Il a été journaliste, professeur de Français avant de se consacrer entièrement à la littérature. J'ai eu la chance de le rencontrer à la soirée littéraire Africa Paris du 28 avril 2011, il y a un an, mais alors j'étais loin de soupçonner la force de frappe de son verbe : coloré, malicieux, libre, tranchant aussi.


La critique de Gangoueus ici.

Raharimanana, Les cauchemars du gecko, Editions Vents d'ailleurs, 2011, 114 pages, 15 €.

samedi 3 mars 2012

Au Bonheur des dames, d'Emile Zola

Au bonheur des dames est un roman qui me captive toujours autant lorsque je le relis. C'est un plaisir de voir comment Denise, cette toute jeune femme frêle et pauvre, dénigrée par tout le monde au début, prend peu à peu de l'importance et devient redoutable, par la seule force de sa douceur, de sa simplicité, de son honnêteté, qui désarment jusqu'au patron, Octave Mouret, lui qui avait juré de faire de toutes les femmes les instruments de sa fortune, de les soumettre et de n'être jamais soumis, lui, à aucune d'entre elles.



Denise, vingt ans, quitte sa province natale, avec ses deux frères, Jean et Pépé, âgés respectivement de seize et cinq ans. Ils ont perdu leurs deux parents et Denise doit s'occuper de ses frères ainsi que d'elle-même, mais son petit emploi de vendeuse dans un magasin ne lui permet pas de subvenir à leurs besoins. Elle décide donc de gagner Paris, où réside leur oncle qui, apprenant que ses neveux étaient désormais orphelins, avait promis de l'aider en l'employant dans sa boutique.  

Malheureusement, les petits commerçants, dont fait partie l'oncle Baudu, souffrent de la concurrence du "Bonheur des Dames", un grand magasin qui attire à lui toute la clientèle grâce à des prix plus que compétitifs. Les petits commerçants, qui chacun ont une spécialité, de sorte que les uns n'empiètent pas sur les autres, ont l'amour de leur art ainsi qu'une certaine dignité qui ne les feraient pas employer des moyens peu scrupuleux pour se faire un client. Tandis qu'Octave Mouret, patron du "Bonheur des Dames", dont il a hérité de sa défunte épouse, travaille pour le chiffre.

C'est un homme qui voit les choses en grand, qui a flairé tout le parti qu'il pourrait tirer des femmes, lesquelles ne savent pas résister au bon marché et qui se préoccupent plus que de raison de mode, de toilette (certaines en arrivent à ruiner leur ménage ou à commetre des vols dans le magasin). Mouret a des idées de génie : savoir en mettre plein la vue aux clientes dès l'entrée du magasin, baisser au maximum les prix afin de liquider le plus rapidement les marchandises et renouveler les stocks, miser sur la réclame... Il gère son entreprise d'une main de maître, féroce derrière une apparente amabilité. Il incite ses employés à un zèle accru auprès de la clientèle car, en dehors de leur salaire fixe, il propose de leur offrir une prime en fonction de leur pourcentage de vente. Quant à ceux qui sont chargés de contrôler les chiffres, de vérifier les comptes, il se propose aussi de les rémunérer en fonction du nombre d'erreurs relevées... Bref, il met en place tout un système d'organisation qui lui assure la prospérité. Son appétit croît en même temps que la réputation de son enseigne, qui prend la figure d'un ogre, d'un "monstre", d'une "terrible machine" exploitant les appétits de la femme et condamnant les commerçants alentour  à l'agonie.

Mouret avait l'unique passion de vaincre la femme. Il la voulait reine dans sa maison, il lui avait bâti ce temple, pour l'y tenir à sa merci. C'était toute sa tactique, la griser d'attentions galantes et trafiquer de ses désirs, exploiter sa fièvre. Aussi, nuit et jour, se creusait-il la tête, à la recherche de trouvailles nouvelles. Déjà, voulant éviter la fatigue des étages aux dames délicates, il avait fait installer deux ascenseurs, capitonnés de velours. Puis il venait d'ouvrir un buffet, où l'on servait gratuitement des sirops et des biscuits, et un salon de lecture, une galerie monumentale, décorée avec un luxe trop riche, dans laquelle il risquait même des expositions de tableaux. Mais son idée la plus profonde était, chez la femme sans coquetterie, de conquérir la mère par l'enfant ; il ne perdait aucune force, spéculait sur tous les sentiments, créait des rayons pour petits garçons et fillettes, arrêtait les mamans au passage, en offrant aux bébés des images et des ballons? Un trait de génie que cette prime des ballons, distribuée à chaque acheteuse, des ballons rouges, à la fine peau de caoutchouc, portant en grosses lettres le nom du magasin, et qui, tenus au bout d'un fil, voyageant en l'air, promenaient par les rues une réclame vivante ! (page 234-235)

Du reste, Mouret ne tire pas seulement des femmes sa fortune, mais également son plaisir. C'est un homme à femmes, nouant des liaisons avec des femmes de la haute société, surtout lorsque celles-ci peuvent lui être d'une certaine utilité pour son commerce, ne dédaignat pas les autres, "ramassées" ici ou là, pourvu qu'il s'amuse. Il se sert même dans son magasin, où il "n'avait qu'à se baisser pour les prendre, toutes attendaient son caprice en servantes soumises" (page 293). Mais voilà que, lorsqu'il veut se donner la satisfaction de posséder Denise, sont il a subi le charme peu à peu, malgré lui, celle-ci se refuse à lui. Il lui fait toutes sortes d'offres, mais son argent ne réussit pas à la faire plier, là où d'autres ont profité de cette position avantageuse pour se faire offrir tout ce qu'elles voulaient.

Denise résiste, et pourtant elle est amoureuse de lui, mais se garde bien de le lui faire savoir. Elle est bien consciente de l'évolution des sentiments de Mouret à son égard, qui finit par renoncer à toutes les autres femmes pour la contenter, car elle lui a dit un jour qu'elle ne partageait pas. Mais elle s'obstine à le repousser, non par calcul ni par égard pour des considérations morales ou religieuses, mais simplement pour "satisfaire son besoin d'une vie tranquille" ; elle éprouve "une révolte, presque une répulsion devant le don définitif de son être, jeté à l'inconnu du lendemain" (page 340).

Comme elle se sait profondément amoureuse, elle ne veut pas souffrir si jamais Mouret, après avoir goûté à ses charmes, la laissait tomber comme il l'a fait avec toutes les autres. C'est une femme qui sait ce qu'elle veut, d'une grande force intérieure et d'une dignité dans la souffrance qui la maintiennent debout, malgré tous les vents qui s'agitent autour d'elle, et qui forcent Mouret à s'abandonner, à oublier ses principes, à mépriser même toute la fortune qu'il possède, puisque celle-ci n'est pas capable de vaincre la volonté d'une jeune fille. Devant elle, il s'humilie :

"Dites, faut-il que je me mette à genoux, pour toucher votre coeur ?
Il en était là. Lui qui ne tolérait pas une peccadille à ses vendeuses, qui les jetait sur le pavé au moindre caprice, se trouvait réduit à supplier l'une d'entre elles de ne pas partir, de ne pas l'abandonner dans sa misère." (page 339)

Fenêtre éclairant les débuts des grands magasins à Paris, avec le fonctionnement moderne, comme celui des soldes, histoire d'amour attachante, Le Bonheur des Dames est un roman dont le charme me séduit toujours.

Emile Zola, Au Bonheur des Dames, Collection Petits Classiques Larousse, 478 pages.

mercredi 29 février 2012

Si tu cherches la pluie, elle vient d'en haut, de Yahia Belaskri

Si tu cherches la pluie, elle vient d'en haut est le deuxième roman de Yahia Belaskri, après Le Bus dans la ville, que j'avais lu avec plaisir, mais Si tu cherches la pluie... est d'une tout autre facture, je veux dire qu'il entraîne le lecteur vers des hauteurs plus vertigineuses, il vous étreint d'une manière plus saisissante, vous imprime dans l'âme les blessures des personnages qui, malheureusement, ne sont pas des cas particuliers, des cas uniques, au contraire, ils disent la souffrance quotidienne de milliers d'êtres, dans ces pays où l'espoir est une chimère. Souffrance donc qui constitue l'ordinaire de beaucoup d'individus, mais racontée d'une manière extraordinairement poignante. On retrouve dans ce roman la thématique qui tapisse Le bus dans la ville : le dégoût inspiré par une ville qui asphyxie les talents, qui désespère sa jeunesse, qui la conduit délibérément au bord du gouffre : que faire ? Comment s'en sortir ?  



Au début pourtant Déhia, personnage central du roman, reste courageusement positive, face à cette ville, "sa" ville, qui se défigure, devient méconnaissable :

"Même sous la pluie ou le déluge, elle l'aimait, exubérante, indisciplinée, une ville à flanc de colline qui s'échoue dans la mer. [...] Une ville de soleil, aujourd'hui aveuglée par les trombes d'eau qui viennent d'en haut, du ciel furieux et déchaîné." (page 12)

Difficile, au début du roman, de ne pas entendre en écho le poème "Il pleure dans mon coeur" de Paul Verlaine, dont le premier quatrain est connu de tous :

Il pleure dans mon coeur
Comme il pleut sur la ville ;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon coeur ?

En effet, une pluie abondante se répand sur la ville et charrie avec elle la désolation : "Il pleut. Sur la ville et ses habitants, sur les maisons et les voitures. Il pleut partout, même dans le coeur des hommes." (page 20) Comme dans les textes sacrés, ce déluge a tout l'air d'être l'expression de la colère, sinon la tristesse du ciel : c'est "comme si le ciel blessé pleurait" (page 36). Pourquoi donc pleure-t-il ?

C'est que la méchanceté de l'homme est à son comble dans cette ville qui n'est pas nommée, mais qui est clairement musulmane, maghrébine. Pendant que s'abat cette pluie diluvienne, sous un toit se célèbre l'amour, sous un autre s'invite la mort. Non, elle ne s'invite pas, elle est convoquée par ceux-là mêmes qui devaient être les plus aimants. En l'espace d'une nuit, la vie de Déhia bascule. Elle est jeune, elle est belle, elle est professeur à l'Université, elle aime et est aimée, elle tient bon sur la corde malmenée de ses principes, mais en une nuit, tout chavire.

Tous ceux qui ont des principes dans ce pays, ceux qui s'accrochent à l'honnêteté, qui voient le mérite comme une bouée de sauvetage sont condamnés. Condamnés à la mort, physique ou morale, condamnés à l'exil. Il n'y a que deux voies possibles dans cette ville où l'on s'enlise rapidement "qui dans la corruption, qui dans la médiocrité" (page 38).

Comme Déhia, Adel, son mari, cadre dans une entreprise, avait tenté de faire vivre ses convictions, en vain. Tous deux, chacun de son côté, dut obéir à cette injonction d'un père désabusé : "Partez ! Partez ! Quittez ce pays ! Il ne vous mérite pas. Il n'a pas de place pour vous." (page 37) Déhia, Adel se retrouvent de l'autre côté de la mer, en Occident. C'est là qu'ils prennent un nouveau départ. C'est là qu'ils reconstruisent une vie à peu près normale, s'offrant des vacances dans un lieu touristique qu'on identifie aisément comme étant l'Italie, pays des "amphithéâtres et des temples" (page 7), "botte de terre qui se jette dans la mer" (page 121) etc. Mais là aussi va les rattraper le passé.

Badil, lui, le frère d'Adel, ne demandait qu'à être. Ni qualification ni rien, il ne prétendait qu'à un coin où dormir, à avoir chaque jour quelque chose dans le ventre, mais la vie le pousse dans un tunnel effroyable. Son itinéraire fait penser, au début, aux héros de Victor Hugo, Jean Valjean ou Claude Gueux, que la misère conduit en prison. Quel homme peut sourire à la vie, au sortir de là ? Badil y connaît le calvaire, pourtant, il s'accroche à la vie, à l'espoir d'une renaissance.  Mais la vie s'acharne sur lui avec application. Pour lui aussi, sa ville devient une "ville maudite", "ville de malheur" (page 107)

D'autres destins sont présentés dans le roman. Furtivement, mais suffisamment pour laisser entrevoir l'ampleur de leur misère, la violence qui les a marqués au fer rouge. Mais ces personnages sont forts de leur volonté de s'en sortir, ils tentent de se soustraire au poids de la fatalité qui menace de les écraser, même si, comme dans les tragédies grecques, l'issue ne peut être que fatale.

Les mots qui me viennent à l'esprit pour terminer ce billet sont ceux de Sony Labou Tansi, tirés de son roman La vie et demie :

"La solitude. La solitude. La plus grande réalité de l’homme c’est la solitude. [...] Tu es seul en toi. Tu viens seul, tu bouges seul, tu iras seul."

Cette réalité-là crève les yeux du lecteur dans Si tu cherches la pluie..., elle décrit parfaitement la vie de Badil en particulier, lui qui était pourtant issu d'une famille nombreuse.

On referme le roman bouleversé. 

Lire aussi les critiques de Gangoueus et Alain Mabanckou.

Yahia Belaskri, Si tu cherches la pluie, elle vient d'en haut, Editions Vents d'ailleurs, 2010, 128 pages.

Le roman a reçu le Prix Ouest-France Etonnants Voyageurs 2011.

dimanche 26 février 2012

L'étrange rêve d'une femme inachevée, de Libar M. Fofana

Libar M. Fofana, je m'étais promis de le découvrir en lisant notamment Le diable dévot, dont Raphaël et Hervé, amis blogueurs, avaient fait une présentation intrigante. Apprenant qu'il venait tout juste de publier un autre roman, L'Etrange rêve d'une femme inachevée, c'est sur celui-ci que j'ai sauté, quitte à remonter le courant de ses publications ensuite.


L'Etrange rêve d'une femme inachevée, titre non moins intrigant ; dédicaces qui auguraient une écriture délicieuse... Je me suis plongée avec avidité dans ce roman. Nous sommes à Kökouradji, un village de Guinée (Conakry), dans les années soixante. La population y est largement analphabète, ainsi, lorsque naissent dans ce village des siamois, et des siamois d'une curieuse nature, puisque l'un semble greffé au corps de l'autre par l'abdomen, la stupéfaction, la terreur et la supersitition mêlées provoquent instantanément un sentiment de rejet. Ces enfants sont considérés comme des "monstres", en premier par le père qui n'a pas même de peine pour sa femme, morte en couches dans des conditions aussi difficiles : "Une femme qui était capable d'engendrer de pareils monstres ne méritait ni sa compassion ni son pardon" (page 17).  Incapable de faire face à ce qu'il considère comme une tragédie, lui qui "avait mis ses espérances de pauvre en la naissance d'un fils, comme le semeur porte les siennes en sa première moisson" (page 16), il s'enfuit, laissant à son frère, Biro, le soin de prendre une décision.

Pour ce dernier, la solution est claire : leur ôter la vie, mais certains s'interposent : ces enfants sont-ils vraiment une "oeuvre du diable" ? Ne peuvent-ils être considérés comme un miracle de Dieu, même si c'est un miracle "inachevé" ? L'un des enfants est formellement une fille, elle sera nommée Hawa, quant à l'autre, qui semble sortir de l'abdomen de sa soeur, son sexe est indéterminé, l'oncle hésitera à lui donner un nom. On prendra l'habitude de l'appeler Toumbou, ce qui veut dire "asticot". Elle se révèlera être une fille, comme le perçut la vieille Saran, la veuve sans enfant à qui elles seront finalement confiées, et qui les élèvera avec amour, bénissant le ciel de ce cadeau, elle dont l'utérus était resté infécond, en effet "le bonheur d'une mère n'est pas plus dans l'acte de donner la vie que dans celui d'élever et d'aimer un enfant." (page 22)

Le lecteur voit donc se dérouler sous ses yeux la vie de ces deux soeurs siamoises, partageant leurs humiliations, leurs interrogations, leurs émois, leurs rêves, au fil des âges. Mais peut-on rêver d'avoir un destin à soi lorsqu'on partage le même corps ? Les deux soeurs sont pourtant, indubitablement, deux individus différents, chacune avec son caractère, ses aspirations propres, forgées sans doute par leur situation physique : de ce point de vue, Toumbou est dépendante de sa soeur, n'ayant en fait que la moitié supérieure d'un corps féminin, encore que celui-ci peine à se développer, tout chez elle reste à l'état embryonnaire, comme ses deux bras qui ressemblent davantage à des moignons. Sa soeur, elle, a le monopole des déplacements puisque c'est elle qui porte les jambes. Hawa est en outre très belle de figure si bien qu'elle suscite bien plus la sympathie des gens qui voient Toumbou comme un parasite se nourrissant de la vie de sa soeur. Les frustrations de Toumbou se transforment en sarcasmes, même vis-à-vis de sa soeur qui demeure pourtant très maternelle avec elle. Toumbou mise sur les capacités de son esprit qui se développe de manière exceptionnelle à défaut d'avoir un corps entier ; elle rêve d'une carrière politique, tandis que Hawa (surtout lorsque survient l'adolescence) aspire à être une jeune fille comme les autres, capable de connaître l'amour. L'une est féroce, l'autre douce, chacune cherchant le meilleur moyen de se réaliser, d'être, d'exister :

Cette quête d'identité était en réalité une quête de place. Quelle place ai-je dans ce monde ? Les places, elles le voyaient, étaient attribuées par les autres, les gens en place, selon des critères esthétiques, morales, de nom ou de fortune dont elles ne pouvaient se prévaloir. Se sentant rejetées, elles se rapprochèrent l'une de l'autre. [...] Or un lien protecteur se transforme souvent en chaîne. Ce besoin vital qu'elles avaient l'une de l'autre s'avéra à la longue une souffrance. (pages 30-31)

Le destin de ces soeurs siamoises est très émouvant, leur quête reflète celle que chacun de nous porte en soi : nous nourrissons tous des ambitions, nous avons tous des rêves que nous parvenons plus ou moins à réaliser, mais nous avons, plus que tout, besoin d'être reconnus, d'être considérés par ceux qui nous entourent. Or la société prend un malin plaisir à nier l'existence de certains, lorsque ceux-ci ne correspondent pas à l'idée qu'elle se fait de ce qu'est un homme, de ce que c'est que la "valeur" d'un homme. La Valeur avec un grand "V", celle capable de nous racheter, de nous donner accès à la dignité humaine, ne serait-ce pas, finalement l'amour ? Cet amour capable de nous métamorphoser ou plutôt de révéler notre vraie nature aux autres.
Le roman se termine par une renaissance. Le "miracle inachevé" s'accomplit à la fin,  laissant le lecteur méditer sur les caprices du destin ou sur les voies impénétrables de Dieu, c'est selon. Le texte est bien écrit, il est poignant sans être dénué d'humour. Très belle découverte !

Libar M. Fofana, L'étrange rêve d'une femme inachevée, Editions Gallimard, collection Continents noirs, 2012, 200 pages. 

mercredi 15 février 2012

Une enfant de Poto-Poto, d'Henri Lopes

Poto-Poto. C'est le nom que porte le troisième arrondissement de Brazzaville. Y a-t-il un quartier aussi bien nommé que celui-là pour dire le peuple ? En effet il ne figurerait pas parmi les "beaux quartiers" de la capitale congolaise, ce n'est pas le fief des "bourgeois", au contraire, c'est là que l'on peut prendre le pouls du peuple. En kikongo ou en kituba, deux langues congolaises, "poto-poto" signifie "boue", mais pas dans le sens péjoratif, ce terme désigne simplement la "terre", et on trouve à Poto-Poto toutes sortes de gens, ça grouille de vie. Ainsi Poto-Poto rime bien avec "peuple", "populaire" ; on peut alors comprendre que cet arrondissement soit la cible des hommes politiques doublés d'hommes de lettres, qui souhaitent sans doute par là dire leur proximité avec le peuple et par la même occasion prendre leurs distances avec les détenteurs du pouvoir, qui ignorent ou plutôt ferment les yeux sur le quotidien des citoyens, se contentent de leurs privilèges et ne font rien pour soulager les populations qu'ils gouvernent. Henri Lopes, romancier qui a été plusieurs fois ministre avant de devenir ambassadeur du Congo en France, charge qui est toujours la sienne à ce jour, vient de publier Une enfant de Poto-Poto, aux Editions Gallimard. Un autre homme de lettres, Aimé Bedel Eyengué, que nous avons déjà présenté ici, se propose de devenir une figure de Poto-Poto, en présentant sa candidature en qualité de député. Poto-Poto a aussi été magnifié par Tchicaya U Tam'si, poète et romancier congolais, et aussi par le chanteur Pamelo Mounka. Bref, Poto-Poto inspire les artistes congolais.




Une enfant de Poto-Poto est le récit de Kimia, depuis les festivités du "Dipanda", l'indépendance, le 15 août 1960, jusqu'à l'intrusion des téléphones portables dans la vie quotidienne. On pourrait donc dire que ce sont plus de quatre décennies que ce roman couvre, une bonne tranche de l'histoire politique du Congo et de l'évolution de la société congolaise qui est proposée au lecteur en même temps que la narratrice retrace son itinéraire, ses études aux côtés de Pélagie, leur fascination à toutes deux pour l'un de leurs professeurs, M. Franceschini, arrivé de France, qui leur parle de littérature d'une manière unique et qui, tout blanc qu'il est, possède une connaissance profonde de l'âme africaine avec laquelle il semble ne faire qu'un ; le récit de Kimia se poursuit avec l'obtention d'une bourse pour les Etats-Unis tandis que Pélagie en obtient une pour la France, sa carrière comme romancière, leurs mariages respectifs, le retour permanent au pays natal...

Il ne faut pas s'étonner de la présence dominante du Congo dans ce roman (et dans d'autres de l'auteur), malgré les multiples pérégrinations de l'héroïne, qui est le porte-parole de l'auteur : "Je vis à l'étranger, mais la substance de mes romans est une pâte extraite de la terre africaine", déclare-t-elle, page 212.  Cette présence s'exprime aussi à travers la langue romanesque, soucieuse de traduire la congolité des personnages aussi bien que celle de l'auteur, qui a ainsi construit sa "marque" de fabrique. Il n'y a qu'à relire par exemple le Pleurer-Rire, pour en être édifié. Kimia explique bien l'importance du Français congolais dans toute toute l'oeuvre romanesque d'Henri Lopes :
"[...] Il s'agit, ma chère, de congoliser le roman. [...] Un roman en langue avec des mots français. Pas des mots de France." (Une enfant de Poto-Poto, page 75)

Dans ce roman, on retrouve les thèmes chers à Lopes : la politique, le métissage, l'amour, amour multiple ou double vie en particulier, mais il est surtout, à mon sens, une belle conversation, bien que muette, entre le lecteur et l'auteur, qui en dit plus long sur ce dernier que si on l'entendait discourir au cours d'un débat, à un salon du livre ou sur un plateau télé. Ouvrir un livre est la meilleure manière d'apprendre à connaître un auteur, à se familiariser avec son univers, c'est pourquoi l'héroïne répugne à se prêter au jeu des conférences, tables ronde et autres rencontres organisées avec le public, à l'animation d'atelier d'écriture, comme si l'écrivain pouvait devenir un professeur apte à transmettre son art.

"Je ne crois pas au bien-fondé de ces rencontres. Elles aident peu à la vente des livres et sont une perte de temps pour les auteurs. Je n'y rencontre jamais les écrivains que j'admire. Aujourd'hui, c'est par les médias que l'on touche les lecteurs. C'est à notre personnage qu'on s'intéresse, pas à notre travail.
Le programme prévoyait l'animation d'ateliers d'écriture. Un exercice vain. L'écrivain est un artisan. Son métier s'apprend, mais pas dans une classe. Il n'est ni un cordon bleu ni un féticheur possédant des recettes et des pouvoirs secrets à transmettre. C'est en lisant qu'on apprend à écrire.
[...]
Pas d'atelier d'écriture ni de conférence ex cathedra. Je lirai mes textes. C'est l'unique introduction à tout débat fructueux. La meilleure.
Paresse ? Fantaisie ? Un peu des deux. Avant tout une intime conviction. La préparation de conférences disperse, mord sur le temps réservé à l'écriture, n'est pas dans la nature de l'artiste. Toute ma philosophie s'exprime dans mes romans. Mes gloses ne peuvent éveiller l'écho que mes romans font résonner en vous."  (page 204)

Après mon étude intitulée L'Expression du métissage dans la Littérature africaine, où j'essaie de voir comment les auteurs africains procèdent pour que le Français, qui est leur langue d'écriture, ne laisse pas de traduire leur moi africain, j'étais curieuse de savoir si Henri Lopes continuait la trajectoire tracée dans ses précédents romans, en particulier dans Le Lys et le Flamboyant, qui est l'une des oeuvres principales étudiées dans ce livre. Dans Une enfant de Poto-Poto, il continue à faire un abondant usage de l'italique pour signaler les expressions ou tournures propres au Français du Congo, et à la traduction ou l'explication immédiate, juste après les expressions "en langue", pour éviter les notes de bas de pages, plutôt rébarbatives pour le lecteur, surtout lorsqu'elles sont nombreuses. Pour exemple, l'incipit du roman : "Certains nous appelaient les enfants dipanda, un mot forgé pour traduire indépendance en langue."

Un peu plus loin : "A côté de nous, un rythme saccadé : les Babembés. Ils trépignent et sautillent à la manière des enfants jouant au dzango, notre marelle."

Pour les expressions locales, un exemple, page 58 : "Un quadragénaire d'aujourd'hui n'est pas un quadragénaire du temps de nos parents. Et puis, vraiment Kimia, toi-là vraiment, , je ne pensais pas que tu avais l'esprit si mal tourné que ça. Or que tu es pour toi vicieuse !"

La première partie du roman, avec ses deux personnages féminins, amies inséparables, qui sexpriment en francongolais, échangeant notamment sur leurs aventures amoureuses, m'a fait penser au roman La Brève histoire de ma mère, de Dibakana Mankéssi ; et le filet de musique congolaise, qui parcourt le roman de bout en bout, notamment à travers l'évocation de ses "tubes" m'a rappelé le dernier roman de Dongala, Photo de groupe au bord du fleuve
Vous l'aurez compris, si vous voulez découvrir des romans bien congolais, et tout récents, je vous conseille ces trois titres : Une enfant de Poto-Poto, Photo de groupe au bord du fleuve et La brève histoire de ma mère.


Henri Lopes, Une enfant de Poto-Poto, Gallimard, collection Continents noirs, 272 pages, 17.50 €.

Henri Lopes, s'exprimant sur Une enfant de Poto-Poto, sur RFI, émission bien assaisonnée de ces morceaux de l'époque des indépendances.

lundi 2 janvier 2012

Galadio, de Didider Daeninckx

"Voici des siècles que l'Europe a stoppé la progression des autres hommes et les a asservis à ses desseins et à sa gloire", déclare Frantz Fanon dans sa conclusion aux Damnés de la terre, elle qui "jamais ne cessa de parler de l'homme, de proclamer qu'elle n'était inquiète que de l'homme, nous savons aujourd'hui de quelles souffrances l'humanité a payé chacune des victoires de son esprit." L'hypocrisie de la "mission civilisatrice" pour justifier la colonisation est aujourd'hui une chose manifeste pour tous, encore faut-il avoir le courage de le reconnaître, de le dire.

Si les politiques actuelles ne peuvent rendre compte des crimes commis par les générations antérieures, elles pourraient tout au moins se démarquer d'elles en faisant de telle sorte que ceux-ci soient connus, en sensibilisant la jeunesse contre ces crimes, une manière de prévenir, de lutter contre cette ignominie. Sans aller jusque-là, le droit de savoir constitue à lui seul une raison suffisante pour voir ces événements intégrer les programmes d'enseignement, libre ensuite au lecteur d'en faire ce qu'il veut. N'est-ce pas au nom du droit à la connaissance que naquit le projet de l'Encyclopédie, mené au XVIIIe siècle par Diderot, et qui soutint fortement le mouvement des "Lumières" ? 



Si les occidentaux ont toujours eu à coeur de transmettre aux générations futures les hauts faits de leur nation, s'ils se sont souciés de faire connaître au monde entier les merveilles de leur civilisation, la richesse de leur culture, le caractère prodigieux de leurs réalisations, c'est un silence assourdissant qui pèse sur tout ce qui touche aux Noirs, plus précisément sur la manière dont ils ont traité les Noirs,  car il apparaît qu'ils les ont toujours traités comme des sous-hommes. Ces événements qui montrent que l'homme blanc s'est conduit d'une manière tellement honteuse, indigne de celui qui se disait "civilisé", "religieux", où il apparaît plus barbare que celui qu'il prétendait élever au rang d'homme, eh bien ces événements-là sont soigneusement tus. Il faut des écrivains engagés comme Didier Daeninckx pour briser le silence, pour écrire ces pages manquantes des livres d'histoire.

Le héros éponyme Galadio habite rue zwingli, à Ruhrort, en Allemagne. Il est métis. Son père était un "tirailleur sénégalais", appellation qui désignait tous les Noirs des colonies que l'on fit venir en renfort durant la grande guerre (et ça n'a pas beaucoup changé, aujourd'hui encore beaucoup considèrent l'Afrique comme un pays et non comme un continent, avec ses multiples diversités). En réalité le père de Galadio, Amadou Diallo, est Malien, mais Galadio ne l'a jamais connu, il ignorait même tout de ce père absent, jusqu'au jour où il surprend une conversation entre sa mère et le frère de cette dernière, l'oncle Ludwig. Celui-ci reproche à sa soeur de ne pas s'être débarassée de ce "fruit pourri de la défaite", de ne pas avoir fait comme celles qui s'étaient tournées vers l'orphelinat, laissant là leur progéniture sous le prétexte d'avoir été violées par ces barbares d'Africains. Mais la mère de Galadio a refusé cette solution de facilité, elle ne renie à un aucun moment l'enfant qu'elle a eu du "tirailleur sénégalais", subissant ainsi, de la part de la société, un mépris toujours plus croissant, elle connait même une dégradation de son statut social.


Son fils, lui aussi, se retrouve peu à peu comme un étranger dans un environnement qui l'a pourtant vu naître et grandir. Il avait de bons résultats scolaires, menait toutes sortes d'activités aux côtés de jeunes gens de son âge, avant que l'accès ne lui en soit interdit du jour au lendemain. C'est que son pays sombre dans le nazisme et que, pour la "conservation de la race", toute personne ayant "parmi ses ancêtres, du côté paternel ou du côté maternel, une fraction de sang juif ou de sang noir" doit être mise à l'écart. L'Allemagne nazie avait à ce point la hantise de la souillure par le sang noir que les métis sont castrés. Quant aux "tirailleurs sénégalais", ces "Gaulois de couleur", une association dénommée "Ligue de la détresse allemande contre la honte noire" réussit à les faire expulser d'Allemagne :

 "C'est un crime envers la civilisation que de faire venir du centre de l'Afrique des nègres arriérés pour surveiller un peuple d'une culture supérieure. Au nom de l'honneur du peuple allemand, la protestation s'amplifie contre la honte qu'on nous impose, et notre appel s'adresse à la conscience de l'univers civilisé..."
(Galadio, Larousse, page 42-43)


Mais les Français du Général de Gaulle réservent-ils un meilleur traitement à ces Noirs qui ont quitté leur continent pour une guerre qui leur était complètement étrangère ? Envoyés en première ligne au front, ils servaient plutôt de bouclier aux troupes alliées, ce qui témoigne du peu de cas qu'on faisait de leur vie ; mais ensuite, lorsque la victoire sur Hitler est enfin acquise, grâce notamment à ces Africains, bénéficient-ils d'une pleine reconnaissance, de meilleurs égards ? Que nenni ! Nombreux sont abandonnés sur les côtes africaines (on n'avait plus besoin d'eux, pourquoi les garder à charge ?)D'autres tentent de gagner leur vie par quelque moyen que ce soit sur le territoire français, afin de pouvoir aider les leurs, au pays.

Galadio apprend toutes ces informations en farfouillant dans la presse confidentielle, en entreprenant un voyage qui le mènera sur les traces de son père. Les persécutions contre les Juifs sont également relatées. On voit, dans ce roman, comment une société, dont les diverses popuplations vivaient en bonne intelligence, se transforme soudain en ogresse prête à manger ses propres enfants, et ceci sous le couvert du silence. Aucune protestation, aucune mobilisation contre ces lois iniques visant des personnes qui, hier, étaient considérées comme des concitoyens ! Les résistances individuelles n'ont aucun poids si elles ne sont pas soutenues par un mouvement de masse. 

Le "démiurge, c'est le peuple" et "les mains magiciennes ne sont que les mains du peuple", dit encore Frantz Fanon dans les Damnés de la terre, plus précisément dans le chapitre intitulé "Mésaventures de la conscience nationale" (p. 187). Il ajoute que le "sommet ne tire sa valeur et sa solidité que de l'existence du peuple au combat. A la lettre, c'est le peuple qui se donne librement un sommet et non le sommet qui tolère le peuple". (p. 188)

Cette vérité est éclatante à travers les manifestations de foule que l'on observe dans les pays arabes, ce soulèvement du peuple comme un seul homme, capable de déraciner des dictatures qui se considéraient comme des "baobas". Sans la complicité ou tout au moins le silence de la population, le nazisme n'aurait pas été aussi puissant, aussi destructeur.


Didier Daeninckx, Galadio, Larouse, collection "Les Contemporains, classiques de demain", 2010, une lecture découverte par le biais de St-Ralph.

A lire aussi, du même auteur, Cannibale, d'où Galadio tire sa source.