lundi 2 juillet 2012

Notre-Dame du Nil, de Scholastique Mukasonga

"Notre-Dame du Nil" est le nom d'un lycée, situé à quelques kilomètres du Nil, de sa source plus précisément, au Rwanda. Celle-ci est placée sous la bienveillance d'une Madone, représentée avec les caractéristiques des autochtones : elle est noire et pourrait faire penser à une Rwandaise. Elle est baptisée "Notre-Dame du Nil". Bien évidemment le lycée construit tout près de ce lieu, devenu lieu de dévotion, porte le même nom, d'autant plus que c'est un établissement pour filles uniquement, pour la future élite féminine du pays, autrement dit des jeunes filles appelées à un destin et un comportement exemplaires, enviables, comme ceux de la Vierge.




Fréquenter le lycée Notre-Dame du Nil, c'est avoir la garantie d'un "beau mariage" puisque les personnalités du pays viennent choisir là leurs épouses, les hommes politiques surtout. Autant dire que n'y entre pas qui veut, il faut en général être issue d'une famille aisée et surtout réussir les concours d'entrée, répondre aux critères de sélection. Un critère en particulier est examiné de près : Hutu ou Tutsi ? Les filles Tutsi sont acceptées en nombre très limité, un quota est établi chaque année, qui doit être scrupuleusement respecté au risque de provoquer le mécontentement de celles et ceux dont le zèle n'a d'égale que leur ambition personnelle.

Ainsi, alors que le roman se présente au départ comme une innocente invitation au coeur d'un établissement pour jeunes filles, afin d'y vivre les préoccupations de leur âge, l'esprit de compétition qui y règne,  les rêves qui sont les leurs, il devient une sorte de loupe révélant la présence de quelque chose de monstrueux, qui se précise peu à peu et se développe à une allure vertigineuse.




Le lecteur est très tôt confronté à des éléments inquiétants, il est gagné par la peur diffuse qui anime certains personnages malgré eux, une peur qui se cristallise autour de la question des origines. Il y a d'une part les "vrais Rwandais qui ont la force de manier la houe" ou "peuple de la houe", "race majoritaire",  les "Bahutu" dont la terrible Gloriosa se targue d'être un bel échantillon ; et d'autre part ceux qui seraient venus d'ailleurs : d'Ethiopie ? de l'empire des pharaons noirs ? Ils sont assimilés à des "parasites", des "Inyenzi", des "cafards", comme Veronica et Virginia, qui auront à affronter le mépris de leurs camarades et connaîtront les plus mauvais traitements. Celles qui sont "métisses", moitié hutu, moitié tutsi, ont une position encore plus délicate. Suscitant la méfiance d'un côté comme de l'autre, elles devront s'efforcer de faire oublier leur part tutsi aux yeux des Hutu, même si elles ne sont pas insensibles à tout ce qui touche les Tutsi dont elles se sentent proches. Cette dualité peut se révéler d'une extrême ingratitude, comme l'expérimentera Modesta.

Malgré l'étroite surveillance et les brimades dont elles peuvent être l'objet au sein du lycée, les jeunes filles tutsi multiplient les efforts pour y être acceptées, car la pespective de faire des études au lycée Notre-Dame du Nil et même de les poursuivre au-delà représente pour elles le moyen de sortir de leur condition d'opprimées : "Quand on est étudiante, pensait Virginia, c'est comme si on n'était plus ni hutu ni tutsi, comme si on accédait à une autre "ethnie". " (p. 125)

La fracture ethnique est telle qu'il n'est plus possible de vivre librement, de respirer pleinement, de se sentir comme les autres... La sérénité, il faut désormais la chercher au bout de l'exil. Cette fracture est apparue avec l'implantation du colon qui, tour à tour a encensé les uns et maudit les autres, au point que les enfants d'un même pays se sont transformés en irrémédiables ennemis. Voici le témoignage du père Pintard :

"Lorsque je suis arrivé au Rwanda, cela fera bientôt quarante ans, on ne jurait que par les Tutsi, les évêques comme les Belges. [...] Et puis les Belges et les évêques ont retourné leur veste, ils ne jurent plus que par les Hutu, les braves paysans démocrates, les humbles brebis du Seigneur."
(p. 152)

Des termes comme "se déhutuhiser" ou se "détutsiser" font leur apparition ; des enfants ont honte de leur mère parce qu'elle est de l'autre ethnie et lui en veulent même parce qu'à cause d'elle ils estiment porter une tache. Ce sont des choses tellement choquantes qu'on perçoit avec une vive acuité la lourde responsabilité qu'ont les parents dans l'éducation de leurs enfants et la formation de leur mentalité. Avant d'accuser la société en général, ce sont d'abord les parents qui sont responsables de leur progéniture : quelles valeurs lui transmettent-ils ?

Activisme politique, orgueil démesuré de ceux qui se considèrent comme des êtres supérieurs, occidentalisation des mentalités (blanchiment de la peau, défrisage des cheveux...), hypocrisie religieuse, chantages sournois... le roman révèle tout cela avec une simplicité qui souligne davantage l'implacable marche d'un pays vers un sombre destin. Il se veut également préservation des mythes et des légendes qui constituent le patrimoine culturel d'un peuple, autrement dit son âme, des mythes auxquels l'auteure offre comme une seconde jeunesse dans les pages de son livre. Mais le roman Notre-Dame du Nil montre avant tout la genèse d'un génocide qui s'est perpétré dans la plus grande indifférence.

Scholastique Mukasonga (rescapée du massacre des Tutsi), Notre-Dame du Nil, Gallimard, 2012, 234 pages, 17.90 €.

mercredi 27 juin 2012

Mes toutes premières règles, de Gaston Mbemba-Ndoumba

Gaston Mbemba-Ndoumba est un auteur qui publie des essais avec une rigoureuse régularité. Les publications autres que les oeuvres de fiction, on n'en trouve pas encore à foison, surtout pour des sujets que l'on pourrait qualifier de "délicats". Dès qu'on s'aventure sur le terrain de l'intimité, les voix se font rares. Je précise bien que cette rareté ne s'observe que du côté des essayistes, car en ce qui concerne la fiction, la libération de la parole s'est effectuée assez tôt, elle est même de plus en plus à l'oeuvre dans les romans où le tabou est en voie de disparition. C'est la  société, au contraire, qui a du mal à accepter cet état de fait, au point que certains auteurs, certains romans qui, par exemple, traitent de sexualité sans que le langage ne soit bridé sont très mal accueillis.




Gaston Mbemba-Ndoumba, lui, embrasse tout ce qui touche la société : du décapage de la peau aux transports urbains, en passant par la sorcellerie, ses livres se veulent un reflet de la société telle qu'elle se vit aujourd'hui en Afrique mais aussi ailleurs, comme le témoigne son dernier livre : Mes toutes premières règles, sujet qui concerne les femmes du monde entier. Mais combien parmi elles pourraient affirmer qu'elles savaient à quoi s'attendre ? Combien ont eu précédemment avec leurs parents une conversation qui les préparait à l'apparition de ces règles ? C'est très souvent au moment où elles se produisent que les proches, la maman en particulier, se voit obligée d'aborder le sujet, elle qui croyait que ce changement de statut de fille en femme n'allait pas survenir de sitôt. On remet toujours à plus tard ces discussions où l'on doit voir sa fille, son fils, non plus comme un enfant, mais comme un homme, une femme en devenir. Et puis un jour on est devant le fait accompli.

Mes toutes premières règles, que l'auteur dédie à sa fille, se présente comme le témoignage de diverses femmes qui racontent justement leurs premières règles. C'est une idée de Yéléna, le personnage principal, qui a le projet d'écrire un livre là-dessus, afin de "permettre aux filles, aux garçons et aux parents de dédramatiser cette question si intime et d'en parler librement." (p. 12) 

La première de couverture porte la mention "Essai", mais peut-on raisonnablement le considérer ainsi, puisque le "je" du livre est le "je" du narrateur, qui rapporte l'expérience de Yéléna ? Celle-ci est une toute jeune francilienne, elle a l'idée de recueillir le témoignage de tantines, copines ou simples connaissances, qu'elle rencontre à différents endroits touristiques de Paris : la Tour Eiffel, le Louvre, Notre Dame de Paris etc. Les récits de ces femmes sont donc aussi l'occasion d'une ballade dans Paris.

Ce livre, on ne pourrait pas non plus le nommer "roman", puisqu'il ne comporte pas d'intrigue, d'histoire. Quelle que soit la manière dont vous le considérez, il n'en demeure pas moins que, si vous êtes femme, vous serez amenée à vous ressouvenir de cette expérience unique, et si vous êtes homme, vous ne vous interrogerez pas moins sur ce phénomène qui touche les femmes : votre mère, votre compagne, votre soeur, votre amie le vivent ou l'ont vécu au quotidien : quel regard portez-vous sur elles ? Est-ce que, lorsqu'elles ont leurs règles, vous considérez qu'elles sont "sales" (comme un des personnage se le laissera dire) ou "impures" comme le stipule la Bible dans l'ancien testament ?

Gaston M'bemba-Ndoumba, Mes toutes premières règles, Editions Bénévent, 2012, 118 pages, 13.50 €.


mardi 5 juin 2012

Le Loup des Steppes, de Hermann Hesse

Le loup des steppes. C'est ainsi que se surnomme le narrateur de ce roman éponyme de Hermann Hesse. Pourquoi donc ? Parce que la réclusion, la solitude dans laquelle il vit, le pousse à se considérer davantage comme un animal, se sentant comme étranger parmi les hommes, au milieu desquels il n'est pas à son aise.

Une présentation de cet être peu ordinaire nous est faite dans la "Préface de l'Editeur", où l'on apprend  que celui-ci aurait fait la connaissance de ce "loup des steppes", le trouvant bizarre, suspect au premier abord, mais sympathique ensuite, lorsqu'il aura appris à le connaître, à comprendre sa solitude. Il aurait reçu en legs de cet être singulier des "carnets", autrement dit un manuscrit qu'il aurait décidé de publier. Evidemment ceci ressemble beaucoup à une mise en scène...




Ce livre fait penser à une autobiographie de l'auteur. On aura remarqué la similitude des initiales entre Hermann Hesse, l'auteur, et Harry Haller, le personnage se désignant par "le loup des steppes". C'est un livre qui se construit sur le dédoublement de l'auteur, sur une mise en abyme de celui-ci, on pourrait aussi parler de construction en miroir, car de même que le lecteur est accueilli par une "préface" qui l'avertit du contenu de l'oeuvre, de même le personnage, Harry Haller, rencontre fortuitement un passant qui lui remet une brochure, un traité sur "Le loup des steppes", qui le décrit parfaitement. Vers le milieu du livre, c'est une jeune femme qu'il rencontre et qui, curieusement, le comprend sans qu'il n'ait à s'expliquer. Elle s'appelle Hermine, déformation de "Hermann" (comme l'auteur), ami d'enfance de Harry. Hermine apparaît comme le pendant féminin de Harry...

Le loup des steppes a en horreur les choses insipides, il ne peut pas se contenter de se laisser vivre, de voir simplement un jour se succéder à un autre, sans que celui-ci ne soit agrémenté par des événements qui lui donnent véritablement le sentiment de mordre dans l'existence, ces "journées passables où l'on courbe l'échine, où ni la douleur ni la joie n'osent élever la voix" ne sont vraiment pas faites pour lui, il préfère largement "à cette température moyenne et saine la morsure d'une douleur intérieure cuisante, proprement infernale". (p. 43) Notre personnage est-il un masochiste ? Loin de là !

Il apprécie la bonne compagnie, les conversations enrichissantes, surtout la jouissance que procure à l'esprit une belle oeuvre artistique, qu'elle soit musicale, littéraire ou plastique... Mais tous ces plaisirs, ceux de l'esprit comme ceux du corps, ne peuvent pas le distraire longtemps d'une réalité inquiétante : le monde va mal. Le monde fait la fête, rit, alors même qu'il est assis sur une poudrière. Mais il est le seul à s'en inquiéter, et c'est lui qui passe pour un "fou", parce qu'il ne va pas dans le sens de la majorité. Ce que pense la majorité, c'est que des gens comme Harry Haller, "pacifiste pendant la guerre", incitant les gens "au calme, à la patience, à l'humanité et à l'autocritique", s'opposant à "l'agitation nationaliste"... Eh bien ces gens-là ont des "conceptions sentimentales sur l'humanité et non une volonté guerrière de vengeance contre l'ennemi héréditaire." (page 173 pour tous les passages cités).

Il faut replacer le livre dans son contexte : nous sommes dans l'entre-deux guerres. Harry Haller, personnage porte-parole de l'auteur, sent que son pays, l'Allemagne, s'achemine avec allégresse vers une autre guerre. Il fait partie des rares intellectuels qui ont osé exprimé leur désaccord, qui ont dénoncé la propagande nazie, mais c'est pour se retrouver isolé, lynché dans la presse, rejeté par tous. Dans une telle situation, ce visionnaire, comme l'Albatros incompris de Baudelaire, ne se sent plus à sa place dans cette société qui se targue de sa culture, de son avancée intellectuelle, mais qui n'est pas capable de réaliser que l'humanité est en péril. Voici comment le narrateur parle de ses compatriotes :

Chaque jour, on les travaille, on les exhorte, on excite leur haine, on fait d'eux des êtres insatisfaits et méchants. Le but et le terme de cette entreprise sont une fois de plus la guerre : celle qui approche, celle qui vient, et qui sera sans doute plus hideuse encore que la précédente. Chaque homme pourrait le comprendre, pourrait aboutir à la même conclusion, s'il se donnait simplement la peine de réfléchir une heure. Mais personne n'en a la volonté ; personne ne veut éviter la prochaine guerre ; personne ne veut épargner à soi-même et à ses enfants le prochain massacre de millions d'hommes, si c'est au prix d'un tel effort. Réfléchir une heure ; rentrer en soi-même pendant un moment et se demander quelle part on prend personnellement au règne du désordre et de la méchanceté dans le monde, quel est le poids de notre responsabilité ; cela, vois-tu, personne n'en a envie. [...] Depuis que j'en ai pris conscience, je me sens paralysé et désespéré. Je n'ai plus ni "patrie" ni idéal. (p. 174-175)

On comprend alors pourquoi le narrateur abhorre "l'univers des hommes et leur prétendue culture qui apparaissent à chaque seconde dans leur splendeur de pacotille, mensongère et vulgaire..." (p. 42), pourquoi il est tenté par le suicide.

L'oeuvre a un attrait particulier à partir de l'introduction de nouveaux personnages comme Hermine, Maria ou Pablo avec qui le narrateur échange sur la musique, par exemple sur la hiérarchie qui existerait ou n'existerait pas entre les différentes musiques du monde : le jazz serait-il une musique "inférieure" ? Le narrateur place Mozart au-dessus de tout. 

Cette oeuvre d'Hermann Hesse a une dimension allégorique, philosophique, théâtrale qui ne plairont peut-être pas à tous, mais qui lui confèrent toute sa profondeur.

Hermann Hesse, Le Loup des steppes, Calmann-Lévy, collection Le Livre de Poche, 2004 pour la traduction française,  320 pages. 1927 pour l'édition originale sous le titre Der Steppenwolf, sous-titré Erzälung.

lundi 21 mai 2012

L'arbre à palabres s'enracine !

En mai 2011, lorsque Joss Doszen lançait les rencontres baptisées "Palabre autour des arts", les amoureux des Lettres venues d'Afrique s'étaient dit : "voilà un projet génial". Pourquoi génial ? Parceque c'est une littérature qui, de par sa relative "jeunesse", a encore besoin d'être soutenue. Pourquoi soutenue ? Non pas parce qu'elle ne tiendrait pas debout si on ne la tenait par la main (au contraire elle manifeste une richessse, une divesrsité, une solidité plus étonnante décennie après décennie), mais parce qu'elle ne serait pas "visible" : elle demeurerait ignorée du plus grand nombre de lecteurs. Cette jeune littérature a donc bien besoin d'être placée sur un promontoire afin que quiconque, même à des kilomètres, l'aperçoive distinctement et l'admire.

Trois lectrices venues de province : Liss entre Roselyne et Françoise.
Jolie discussion sur la littérature dans un café, avant de rejoindre le Music Hall.

Lire des oeuvres relevant d'Afrique et des Caraïbes et en parler autour de soi est une manière admirable de contribuer au rayonnement de cette littérature, mais lancer en plus un projet destiné à réunir des lecteurs et des auteurs qui illustrent cette littérature est encore plus louable ! C'est une action qui mérite les encouragements, le soutien de tous ceux qui considèrent la littérature comme une nourriture vivifiante, mais surtout de ceux qui estiment que la littérature noire a sa place sur la carte géographique de la littérature mondiale.

Liss et Toufaht Mouhtare, auteure de "Ames suspendues".

Quelques amis avaient ainsi d'emblée apporté leur concours pour la concrétisation de ce projet. L'équipe s'est constitué un "noyau dur" de trois animateurs-chroniqueurs : Laréus Gangouéus, Aurore Foukissa et l'initiateur du projet, Joss Doszen. Puis, se sont ajoutés, au fil des mois, d'autres chroniqueurs, séduits par le projet et soucieux d'apporter, eux également, leur pierre à l'édifice, même s'ils se considéraient au départ comme des amateurs, comme des personnes ayant peu d'expérience dans le domaine.

Liss et Jacques Dalodé, auteur des "Très bonnes nouvelles du Bénin".

Ce sont donc des passionnés de littérature qui se sont retrouvés une fois par mois depuis mai 2011 au restaurant le "Loyo". Nous sommes en mai 20012. Un an donc ! L'occasion de fêter l'événement, car à un an, on a traversé bien des étapes : on est passé du biberon à la nourriture solide, on a appris à s'asseoir, à marcher à quatre pattes puis à se tenir debout. On tient désormais ferme sur ses pieds. Il ne reste plus qu'à courir, à sauter, à grimper sur les arbres pour attirer l'attention de plus de personnes que nos simples parents et amis.


Vue sur les artistes palabreurs, ainsi qu'une partie du public.

Ainsi donc, pour ce premier anniversaire : réservation d'une belle salle à Paris, l'African Music Hall, près de la cité des sciences ; retour sur les coups de coeur de l'année ; invitation de plusieurs des auteurs reçus durant toute cette première année de palabres ; cocktail offert ; thème de la rencontre : "La femme dans la Littérature des Afriques" ; séance de dédicaces à la fin.

Franchement, pouvait-on rêver plus alléchant comme programme ? En plus... en plus... parmi les invités, des auteurs de marque : Sami Tchak, Emmanuel Goujon, Khadi Hane, Joëlle Esso. Malheureusement, Sami Tchak, ayant eu un empêchement au dernier moment, n'a pu être de la fête. Il a fallu le remplacer pour garder quatre intervenants, comme prévu au départ. Naturellement, remplacer l'éloquent Sami Tchak n'est pas une mince affaire, cependant la fête se devait d'être belle, vivante. Les familiers des textes bibliques connaissent sans doute la parabole des conviés :

Un homme important invite des amis, de même rang que lui bien évidemment, à une fête qu'il organise chez lui. Chacun de ces amis a un prétexte pour ne pas se présenter à la fête. Quelle joie peut-on ressentir lorsqu'on est tout seul à boire, à manger, à danser ? La fête n'en est plus une. L'organisateur demande donc à ses domestiques de proposer à n'importe qui dans la rue de se joindre à lui dans sa demeure, car il n'était pas question qu'il soit tout seul, un plaisir qui n'est pas partagé n'a pas autant de saveur que celui qui se vit à plusieurs. Se présentent donc des inconnus, des indigents, des gens du peuple mais heureux de faire la fête avec cet homme généreux.

Mais rassurez-vous, les personnes qui ont répondu au rendez-vous, dimanche dernier au Music Hall, sont venues par amour. Il y en a qui sont venues de Bretagne. Tous ont bravé le mauvais temps. On était plus d'une cinquantaine ! En dehors des auteurs devant intervenir sur le thème du jour, d'autres auteurs, reçus aux palabres, ont également fait le déplacement et sont venus à la rencontre du public, et ils ont eu raison car celui-ci a fait moisson de dédicaces. 

Public généreux,  intéressé et intéressant, cet anniversaire a été une réussite grâce à la présence de tous...

Outre les auteurs ci-dessus cités, il y avait aussi, entre autres : Jacques Dalodé, Yahia Belaskri, Dibakana Mankéssi, Toufaht Mouhtare et aussi l'artiste plasticien Manel Sow, dont les tableaux étaient exposés dans la salle.

Les coups de coeur des chroniqueurs :

Françoise Hervé : L'hibiscus pourpre de Chimamanda Ngozi Adichie (Nigéria)
Aurore Foukissa : L'oeil le plus bleu, de Toni Morrison (Etats-Unis)
Gangouéus : Blues pour Elise, de Léonora Miano (Cameroun)
Joss Doszen : Riwan, de Ken Bugul (Sénégal)
Aurélie : Un chant écarlate, de Mariama Bâ (Sénégal)
Kessy : Chair piment, de Gisèle Pineau (Guadeloupe)

En dehors de L'oeil le plus bleu, que je n'ai pas encore lu mais connaissant la plume de Morrison je vous le recommande aussi les yeux fermés, tous les autres romans constituent, pour moi également, de très belles lectures et vous pouvez peut-être, si vous voulez appprécier le goût de cette littérature des Afriques, commencer par piocher dans cette liste. Vous pouvez faire encore mieux :  avoir une plus large vue des écrivaines du continent et de leurs oeuvres en vous procurant la brochure constituée par l'équipe des palabres. Celle-ci espère que nombreux souhaiteront l'acquérir, au prix modique de 4 €, une manière de l'aider à amortir les frais générés par l'organisation de ce premier anniversaire. Les familiers de Paris savent ce que coûte la location d'une salle, d'un cadre aussi agréable en plus ! Si vous êtes généreux et selon vos possibilités, vous pouvez donner bien plus. Ce que je vous propose, c'est d'envoyer un chèque de soutien à l'organisateur : 10, 15, 20 € ou plus ! Mais vous pouvez aussi vous limiter aux 4 € demandés en prévoyant en plus les frais d'expédition de la brochure. Bref soutenons les palabres autour des arts, soutenons la littérature noire, parlons-en autour de nous, partageons nos coups de coeur, retrouvons-nous, un mardi, sous l'arbre à palabre.




Pour manifester votre soutien, contacter :

doszen@hotmail.fr

Des vidéos des rencontres passées sont disponibles sur internet (dailymotion) en tapant "palabre autour des arts". 

jeudi 3 mai 2012

Mont Plaisant, de Patrice Nganang

Après Temps de chien, lu quelques années après sa sortie, roman qui fut distingué entre autres par le Grand Prix Littéraire d'Afrique noire en 2003, il était temps pour moi de réentendre la voix de Patrice Nganang, qui se donne comme l'une des plus puissantes du moment venues du Cameroun. Je voulais mesurer l'intensité de l'écho qu'elle peut provoquer aujourd'hui chez le lecteur. La parution de Mont Plaisant, son dernier roman, qui a reçu la mention spéciale du Prix des Cinq continents de la Francophonie, était une belle occasion de le faire.



Ce roman révèle une plume expérimentée, habile dans la construction aussi bien que dans l'écriture, qui baigne dans des eaux pures, exemptes de scories. C'est un roman qui creuse son chemin dans l'Histoire, l'histoire du Cameroun, et qui réserve des surprises de taille à ceux qui se contentent du discours communément partagé sur l'Afrique et les Africains : une population ensevelie dans la nuit la plus profonde de l'inculture et qui ne s'est réveillée qu'à la lumière de la civilisation occidentale. Or les personnages historiques sur lesquels se fonde ce roman sont autant de témoignages de la vivacité et de la créativité du monde noir. Sami Tchak, dans Al Capone le Malien, appelait de ses voeux une littérature qui serait "à la hauteur de nos héros", il espérait la parution de romans non plus écrits "dans l'esprit d'attirer l'attention du public et des critiques blancs", mais qui seraient consacrés à ces personnages complexes qui sont en quelque sorte une empreinte de leur pays, de leur culture, de leur époque. C'est dans ce type de romans, authentiques, que l'on peut sentir vibrer une "âme". (Al Capone le Malien, pages 160-161)
Ce renouvellement du roman africain est en cours, en oeuvre déjà dans Al Capone le Malien, il est en plein épanouissement dans Mont Plaisant, roman dans lequel on sent battre le coeur du Cameroun.

Qu'est-ce donc que le "Mont Plaisant" ? C'est la résidence d'exil de Njoya, souverain  des Bamoum, groupe ethnique du Cameroun ayant en quelque sorte pour capitale Foumban. Il est invité dans cette résidence par son ami Charles Atangana, chef des Ewondo dont le fief est Yaoundé. Le roman couvre les premières décennies du XXe siècle, et même un petit peu avant, lorsque les Européens signent des traités avec les chefs locaux, traités qui se transformeront en autorisation pour les premiers de s'installer sur ces territoires et d'en être les maîtres, à la surpise de ces chefs africains qui verront peu à peu leur souveraineté être réduite, entraînant dans leur déclin la disparition, ou du moins la méconnaissance de ce que furent la culture, les réalisations des autochtones. Le sultan Njoya était entouré de tout un ensemble d'artistes rivalisant d'inventivité pour contenter un souverain qui savait apprécier le talent, l'ingéniosité et qui était lui-même un homme ingénieux, puisqu'il inventa un alphabet, demanda à ses architectes d'établir une carte géographique de son territoire, écrivit un livre, le Saa'ngam, somme de ses pensées.

Suivant la coutume, Charles Atangana offre à son invité de marque une femme, il en a déjà plus de six cents. Il s'agit précisément de la fille de son frère, Joseph Ngono. Sara n'est encore qu'une enfant de neuf ans environ, qui doit être préparée à ses futures noces par la matrone Bertha, dont le coeur a été durci par une histoire personnelle, une injustice infligée à son unique fils, Nébu, à cause d'une jeune fille qu'il a eu le malheur d'aimer. Mais Bertha la dure va curieusement se radoucir, se métamorphoser, lorsqu'elle percevra la possibilité de revivre sa maternité, de redonner vie à son fils disparu, à travers Sara. Celle-ci échappera donc momentanément à son destin de femme du sultan, la matrone l'ayant travestie en garçon et rebaptisée Nébu, nom de son défunt fils. Sara, transformée en Nébu, sera désormais "l'ombre" du sultan, autrement dit le garçon de chambre de celui-ci.

En 2000, la "Maison des artistes", l'autre nom du Mont Plaisant, n'est plus qu'une ruine, mais Sara, dernier témoin de la vie intense, intriguante, qui anima cette maison, est toujours vivante, elle a quatre-ving-dix ans. Et c'est une chance inouïe pour une jeune femme originaire du Cameroun, installée aux Etats-Unis, qui revient dans son pays natal dans le cadre de ses recherches, de rencontrer cette dame et de pouvoir l'interroger. Son entreprise sera facilitée par une heureuse coïncidence : elle se prénomme aussi Bertha, ce qui va déclencher la mémoire et la parole de la vieille Sara que tous croyaient muette, et ouvrir à Bertha et au lecteur une page mémorable de l'histoire du Cameroun, qui fut tour à tour sous domination allemande, française et anglaise. C'est l'époque où les conflits européens, notamment les première et deuxième guerres mondiales, s'invitent sur les territoires africains. Ces différentes puissances coloniales utilisent toutes la religion aussi bien que la violence pour dompter les autochtones, alors que ceux-ci les ont accueillis les bras ouverts. 

J'ai particulièrement aimé le démarrage du roman, un début accrocheur et très bien orchestré. Le roman se présente comme le récit de Bertha, la jeune femme chercheur, qui rapporte l'histoire ou plutôt les histoires que Sara a bien voulu lui conter, et qui font revivre Njoya, Charles Atangana et d'autres figures du nationalisme camerounais comme Rudolf Douala Manga Bell et Adolf Ngosso Din, des histoires qu'elle recoupe ou confronte avec ses propres découvertes dans les bibliothèques et autres archives coloniales. Ces personnalités méritaient vraiment qu'un hommage leur soit  rendu dans un roman, sortant ainsi de la poussière de l'oubli. Mais celui qui m'a le plus fasciné, c'est Nébu, le fils de Bertha la matrone, l'artiste, et c'est l'amour qui lui donne une telle acuité artistique qu'il en arrive à dépasser ses maîtres ! Quel amour de l'art, quel désir de perfection ! Son histoire fait fatalement penser au mythe de Pygmalion dont il est en quelque sorte la version africaine. Le personnage de Nébu est le portrait le plus intéressant, le plus beau, selon moi.

L'élégance du style de Nganang dans ce roman repose essentiellement sur le langage métaphorique et le sens de la formule. De nombreux passages peuvent être érigés en aphorismes. Voici des exemples :
- "Le tic-toc d'un amour maternel peut faire attendre un chef éternellement sur la route du temps perdu." (p. 23)
- "La douleur d'une mère est une porte qu'aucun homme ne souhaite laisser ouverte trop longtemps." (p. 25)
- "Chacun de nous porte sur ses épaules la totalité de son époque." (p. 30)
- "La mémoire est une archive." (p. 202)
- "La mémoire peut être une véritable malédiction ; elle est aussi un testament de vie." (p. 362)
- "L'art est un antidote contre la folie." (p. 224)
- "L'art est un supplément pour une vie devenue invivable." (p. 229-230)
- "Les rêves sont un panier de trésors infinis." (p. 249)
- " L'Histoire est une Maison de Mille Récits. (...) C'est le seul véritable juge de nos erreurs et de nos succès." (p. 497)

Patrice Nganang, Mont Plaisant, Editions Philippe Rey, 2011, 510 pages, 20 €.

samedi 21 avril 2012

Bal des sapeurs à Bacongo, de Patrick Serge Boutsindi

Le phénomène de la sape est tellement ancré dans la société congolaise qu'il retient l'attention des essayistes et des écrivains. Nombreux en font la matière principale de leur ouvrage, comme le Black Bazar d'Alain Mabanckou. La dernière parution de Patrick Serge Boutsindi, un recueil de nouvelles, porte le titre de l'une d'entre elles : Bal des sapeurs à Bacongo. La couleur est annoncée, mais ce n'est pas le seul thème abordé dans ce recueil, comme pourrait le faire croire la quatrième de couverture, que je trouve très réductrice.


L'auteur, dans ce recueil, s'attache à décrire plusieurs phénomènes caractéristiques de cette société qu'il connaît si bien, il s'interroge sur leurs causes, montre surtout les conséquences que ceux-ci peuvent avoir sur l'essor du pays. Ce livre est appréciable en ce qu'il montre comment une société s'enferre dans des habitudes et des mentalités qui la retiennent prisonnière du sous-développement. Pour en revenir à la sape, c'est-à-dire la Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes, qui fonde son existence sur l'habillement chic, le paraître, Patrick Serge Boutsinfi en fait l'historique et cite les principaux tenants de cette "science", si l'on peut l'appeler ainsi, avant de s'intéresser à l'un d'eux et raconter son revirement, à l'approche de la cinquantaine. Prosper Débolo, le personnage, résident en France, décide du jour au lendemain d'arrêter de consacrer toutes ses économies à l'acquisition des vêtements et chaussures de grande marque pour tenter de monter une entreprise dans son Congo natal et assurer ainsi sa retraite. Il prend un crédit, rassemble le matériel nécessaire et rentre au pays, avec la conviction qu'il réussira même à convaincre quelques jeunes sapeurs désoeuvrés sur place pour travailler avec lui dans son entreprise. Pour lui, la réussite ne fait aucun doute, comment n'obtiendrait-il pas la bénédiction de tous ? Il va offrir du travail à des jeunes sans emploi, à la population des produits locaux... Bref son initiative est louable, mais il subira une terrible déconvenue !

Dans une autre nouvelle, "La mort de l'Etat", l'auteur montre comment un autre ressortissant du Congo s'empresse de retourner au pays après ses études, afin de se mettre au service de celui-ci. Très lucide, il sait que le système administratif, calqué sur le modèle occidental n'est pas tout à fait adapté aux besoins et aux réalités du pays dont l'organisation traditionnelle était plus efficace. Nommé Ministre de la justice au bout de quelques années, il s'attaque à l'appareil judiciaire, en donnant une place prépondérante aux juges "traditionnels" : les "Nzonzi" par exemple. Malheureusement, cette réforme, qui aurait pourtant été salutaire, les "Nzonzi" étant infiniment moins sujets à la corruption, est très mal perçue. Pour tous, il faut conserver tel quel l'organisation occidentale !

Cet attachement à tout ce qui est occidental, ce désir de ressembler au Blanc et à s'unir même avec lui sera la source du malheur de l'héroïne d'une autre nouvelle : "L'histoire d'une jeune fille". Dans une autre, "Le Juge et les immigrés", c'est un français qui est cette fois le personnage principal. Juge de son état, il instruit les dossiers de reconduite à la frontière. Mais un jour, il fait passer un interrogatoire à un Sénégalais et à un Congolais, arrêtés parce que sans-papiers, qui lui ouvrent les yeux sur une réalité qu'il ignorait jusque-là. Il décide d'essayer de faire bouger les choses, de mettre tout en oeuvre pour que les choses changent en Afrique et pour que les ressortisssants de ce continent n'éprouvent plus le besoin de venir chercher une vie meilleure en Europe. Il débarque au Sénégal et montre une extrême impartialité dans l'instruction des dossiers impliquant même de grands patrons français qui profitaient largement du système corrompu, au détriment de la population pour qui rien ne change. Le drame, c'est celui-là : rien ne doit changer, dès qu'une initiative est menée, dès qu'une volonté se lève pour tenter de soigner les rhumatismes qui empêchent les Etats africains de se propulser en avant, elles sont tout de suite étouffées. Le juge ne fera pas long feu.

En un mot les thèmes soulevés : féticisme et superstition, combat entre modernité et tradition, exercice du droit, de la justice, phénomènes de la sape, des veillées mortuaires prises en otage par des jeunes sans pudeur, la manière peu catholique dont les musées occidentaux se sont dotés d'articles venus d'ailleurs etc., ces sujets, disais-je, sont intéressants et l'auteur a le mérite d'interpeller, en les évoquant, ses concitoyens sur ce qui nous enfonce au lieu de nous faire avancer. Cependant je relève plusieurs "faiblesses". Tout d'abord, un certain manque de cohérence en ce qui concerne certaines nouvelles, parfois même un manque de goût, à mon humble avis : comment comprendre par exemple qu'une jeune fille vivant en France écrive à sa famille pour lui raconter le plaisir qu'elle a eu à tromper son mari, décrivant même dans sa lettre les positions dans lesquelles elle se mettait durant ses ébats avec son jeune amant, les lieux où ils le faisaient. Cela me semble peu vraisemblable : qu'elle le confie à une amie, à son journal intime, oui, cela se conçoit, mais à ses parents restés en Afrique, je doute fort que le cas puisse être avéré dans la vraie vie. Je trouve aussi que certains dialogues auraient gagnés à être pris en charge par un narrateur, parce qu'ils ne représentent pas un plus pour le lecteur. Un dialogue par contre retient l'atttention : celui entre le juge et les immigrés, qui met en lumière les personnages, montre comment le juge en arrive à changer de regard. Ce dialogue-là a tout à fait sa place et a un intérêt certain pour le lecteur. Par ailleurs, certains sujets abordés ne sont pas suffisamment développés ou argumentés, par exemple lorsque la narratrice de la première nouvelle déclare être de l'avis de Nicolas Sarkozy, qui "a affirmé que l'Homme africain n'est pas assez rentré dans l'histoire" (p. 16). Quand on sait tous les débats, les discussions, les écrits qui ont suivi cette déclaration du président français, le personnage donne l'impression de reprendre un débat sans en maîtriser les contours.

Bref les choix d'écriture peuvent parfois paraître discutables, mais le livre vous plonge dans la société congolaise en particulier, africaine en général, et remonte aux origines de certains phénomènes, de certains noms aussi, par exemple la genèse du nom "Kongo"...


Patrick Serge Boutsindi, Bal des Sapeurs à Bacongo, Nouvelles, Editions L'Harmattan, 2011, 138 pages, 14.50 €.

samedi 14 avril 2012

Le jour avant le lendemain, de Jorn Riel

Vous imaginez-vous vivre dans les froides régions polaires, isolés du reste de la terre au point d'avoir le sentiment d'être "seuls au monde", avec pour compagne, bienveillante et redoutable à la fois, la glace ? Vous trouveriez sans doute votre vie monotone, insipide... tout simplement parce que vous n'y êtes pas nés ! Les natifs de ces contrées, eux, trouvent dans cet environnement leur équilibre, leur joie de vivre ; il leur fournit de multiples activités qui les maintiennent toujours en action, il est générateur de rythme, de saveur, de couleur (eh oui ! tout n'y est pas blanc !), trois ingrédients nécessaires à l'épanouissement d'une vie d'homme !

Même Ninioq, la plus âgée de sa tribu, qui n'a plus toutes ses dents, sait encore mordre avec appétit dans ce fruit sacré qu'est la vie ! "La vie de vieille femme lui paraissait aussi plaisante que celle de jeune femme. Parfois même plus amusante, puisqu'elle ne désirait plus tout ce qu'un être humain ne peut jamais atteindre. " (page 18)




La tribu de Ninioq ne compte plus autant de membres que par le passé. Son mari disparu, c'est son fils, Katingak, le dernier-né et le seul qu'il lui reste, qui est désormais le chef de famille et s'occupe d'elle ainsi que de ses femmes et de ses enfants avec beaucoup d'amour. Il pourvoit valablement aux besoins des siens. Le plus grand souci dans l'arctique, c'est de trouver de quoi se nourrir et pouvoir faire des réserves pour l'hiver. Or la chasse est de moins en moins fructueuse. Les rennes ont disparu depuis longtemps. Les animaux de mer également se raréfient et il semble que les habitants, comme les animaux, se trouvent aussi en voie de disparition : combien de tribus encore pouvait-on compter alentour ? Ce changement progressif dans la nature, Ninioq le ressent avec une grande acuité. Elle ne cesse de méditer sur les années passées, marquées par l'abondance, la diversité, et sur celles que leur réserve l'avenir. 

"Elle se demanda si le monde avait jeté un sort sur les hommes ou si c'étaient au contraire les hommes qui avaient jeté un sort dur le monde. [...] Plus elle y réfléchissait, plus il lui semblait clair que c'était sans doute l'homme qui avait manqué à ses devoirs envers les forces de la nature et donc envers lui-même." (page 39)

Bien que ne possédant pas la connaissance scientifique dont bénéficie toute personne ayant été à l'école dans notre monde à nous, les habitants de ces régions, dont la seule école est celle de la nature, savent pertinemment qu'il faut être respectueux envers elle et lui rendre ce qui lui est dû. Ils ne chassent que pour manger, ne tuent que par nécessité, n'ont pour seul souci que la protection, le bien-être de la famille.

Le jour où Ninioq et les siens reçoivent la visite d'une autre tribu, celle de Kokouk, c'est une telle joie ! Les deux tribus décident de passer ensemble une saison entière, de préparer ensemble l'hiver prochain. C'est l'occasion de réjouissances et de longues causeries le soir, après le labeur de la journée. Au cours d'une de ces soirées, Kokouk, le plus ancien de sa tribu, raconte comment il leur fut donné, un jour, de rencontrer des être étranges, qu'ils prennent pour des "esprits". Ceux-ci étaient venus vers eux, portés sur un bateau dont ils ne croyaient pas qu'il puisse en exister, avec des provisions en abondance, des bâtons qui étaient des armes puisssantes et "une eau aux qualités merveilleuses". Ils manifestaient un intérêt particulier pour les peaux d'animaux et avaient, comme eux, des besoins sexuels auxquels les femmes de la tribu répondaient, par hospitalité, d'autant plus que ces "esprits" exprimaient leur reconnaissance en leur offrant des cadeaux comme des aiguilles beaucoup plus performantes que celles qu'ils se fabriquaient eux-mêmes pour confectionner leurs vêtements ou réparer leurs kayaks... Et les femmes trouvaient ces êtres vraiment étranges, se demandant ce qui avait pour eux de la valeur. Comment pouvait-on, en effet, "se séparer d'une aiguille aussi précieuse contre un petit moment avec une pauvre femme" ? (p. 49) A bien des égards, c'était "comme si ces esprits avaient de plus grands besoins" qu'eux, alors même qu'ils avaient bien plus de richesses, possédant des objets aussi formidables les uns que les autres... C'est un souvenir très ancien que Kokouk partage avec son auditoire, mais ils sont très loin de se douter que ce passé va resurgir dans leur présent et prendre, cette fois, des formes monstrueuses.

Je n'ai eu de cesse de penser, tout au long de ma lecture, au très beau roman de Luis Sepulveda, Le Vieux qui lisait des romans d'amour (1992), qui s'est présenté dans ma mémoire comme une jumelle du Jour avant le lendemain. Les deux oeuvres constituent en quelque sorte une fenêtre ouverte sur une contrée (l'Amazonie pour Luis Sepulveda, le Groenland pour Jorn Riel), sur un peuple dont ils nous révèlent le mode de vie, les croyances, les moyens par lesquels l'équilibre est toujours maintenu en leur sein... jusqu'à ce que celui-ci soit brisé par l'arrivée de l'homme blanc, l'homme dit civilisé, dont la cupidité, la volonté de domination vont être déclencheurs de catastrophe.

L'homme est capable de faire face à toutes rigueurs, tous les dangers que comporte la nature. Ninioq et son petit-fils Manik, retirés sur une petite île où ils doivent faire sécher la viande et le poisson qui permettront à la tribu de passer l'hiver,  affronteront tempête, ours, meute de loups... mais l'ennemi le plus redoutable, le plus dangereux se révèlera être l'homme. C'est l'homme qui provoque la colère d'un félin dans le roman de Sepulvéda et le pousse à semer la terreur chez hommes. Les deux romans mettent bien en évidence la "barbarie des hommes", pour reprendre une expression de Sepulveda dans son roman.

A quoi bon craindre la "fin du monde" ? Toutes les civilisations croient en une puissance supérieure capable d'anéantir toutes les réalisations de l'homme sans que la science de celui-ci ne lui soit d'un quelconque secours. Mais cette "puissance supérieure" n'a même pas besoin d'intervenir, puisque l'homme lui-même s'acharne à ébranler les fondations de cet habitat qui lui a été confié, et qui va finir par s'effondrer sur lui ! La fin du monde, les êtres humains travaillent chaque jour à son avènement.


 Jorn Riel, Le jour avant le lendemain, Gaïa Editions, 1998 pour la traduction française, (première édition ... ?), 142 pages. Traduit du danois par Inès Jorgensen.

Lire aussi la critique de Cécilia, grâce à qui j'ai découvert ce roman.