jeudi 12 juillet 2012

L'autre moitié du soleil, de Chimamanda Ngozi Adichie

Je classe résolument Chimamanda Ngozi Adichie parmi les meilleurs auteurs que j’ai jamais lus. L’an dernier, je la découvrais avec L’Hibiscus pourpre, un roman qui s’imprime avec force dans le souvenir du lecteur. Cette année j’ai enfin pu contempler L’Autre moitié du soleil, son second roman, qui vous saisit avec la même intensité, vous plonge dans l’histoire du Nigéria, une histoire si actuelle, si familière aux Africains qui, depuis quelques décennies voient se déclarer sur leurs territoires des guerres sur fond tribal. J’étais persuadée que L’Hibiscus pourpre demeurerait mon préféré, malgré toutes les productions ultérieures de l’auteur, si belles soient-elles, mais je ne suis plus aussi catégorique, je ne sais plus lequel des deux je préfère.




Ce sont deux œuvres différentes du point de vue thématique et pourtant unies par la profondeur du discours et la qualité de la narration. Il y a aussi d’autres similitudes, comme celle de trouver au sein d’une même famille le clinquant de la classe aisée et le dénuement des classes populaires qui pourtant ne perdent en rien leur vitalité, leur joie de vivre, elles se distinguent même par une sérénité, une « paix lumineuse » (p. 71) qui font souvent défaut aux riches.

Nous sommes donc au Nigéria, dans les années soixante. Un jeune adolescent, Ugwu, est engagé comme boy chez un universitaire que tout le monde traite de « fou » : il a toujours le nez dans ses livres, partage avec ceux qui l’entourent ses opinions, ses idées sur un Nigeria libéré de toute domination étrangère, prospère, créatif, travailleur… bref un pays qui serait sur la voie du développement ! C’est un homme que sa justesse, sa confiance en l’avenir mais surtout sa bonté, sa générosité distinguent des autres intellectuels. Ugwu s’en rendra compte lorsqu’il comparera sa situation à celle des autres boys du voisinage. Odenigbo, alias Master, refuse même d’être appelé « maître » par ses domestiques qu’il gratifie du titre d' « ami », en particulier lorsqu’il s’adresse à Ugwu.

C’est également la même bonté qui émane d’Olanna, sa compagne, qui n’a pas été gangrenée par la richesse de ses parents. Bien souvent l’argent, comme la rouille, gâte les âmes, mais Olanna a gardé une grande simplicité dans ses relations avec les autres. Ses études, Sa grande beauté ne lui ont pas non plus fait perdre le sens des valeurs. Sa jumelle, Kainene, qui ne lui ressemble point, m’a fait penser à un des personnages de Blues pour Elise, une des « Bigger than life » (Shale, si je ne me trompe). Elle a un caractère bien trempé. Ses petits amis sont souvent des blancs, elle en rencontre un avec qui elle engage une relation durable : Richard, un journaliste qui aspire à être écrivain.

Dans ce Nigeria des années soixante, les Blancs ont leurs préjugés sur les Noirs et réciproquement. De part et d’autre, les vices ne manquent pas, car l’homme est ainsi fait que, d’où qu’il vienne, son égoïsme, son caractère intéressé, sa volonté d’être remarqué… ont du mal à être mis en sourdine.

Le récit est mené selon le point de vue de trois personnages : le jeune villageois Ugwu, la belle Onana, et Richard, le Blanc qui ne se contente pas de juger de l’extérieur, mais qui apprend à connaître le pays, les autochtones, a envie de faire découvrir au monde la beauté, la culture de ce Nigeria qu’il a adopté. Il apprend même l’ibo, langue de la tribu de sa compagne, Kainene. A côté des ibos, il y a les Haoussas, les Yorubas et bien d’autres ethnies encore, comme souvent dans les pays d’Afrique qui, de ce fait, sont multilingues. Là aussi, les préjugés sont bien ancrés, on se méprise les uns les autres, on se considère comme la tribu la plus digne etc. Gare aux jeunes gens qui vont trouver l’amour dans l’autre ethnie, ils se mettent leurs parents à dos ! Mais cela aurait-il suffi pour faire se dresser les uns contre les autres au point de se massacrer sans merci dans ce qui allait devenir la guerre du Biafra ? C’est une guerre qui oppose principalement les Haoussas aux Ibos. Ces derniers, qui connaissent à un moment donné un traitement inhumain, se révoltent et décident de déclarer leur territoire indépendant. Les puissances occidentales agissent en souterrain, en armant les uns au détriment des autres. Mais pour la presse, pour tous, cette guerre illustre combien les Nigérians sont tribalistes et prompts à s’entredéchirer.

Et voici sur quoi se fondent parfois leurs arguments :  

‘‘Les articles le contrariaient. « D’anciennes haines tribales », écrivait le Herald, étaient à l’origine des massacres. La revue Time avait intitulé son article HOMME DOIT TAPER, reprenant une expression inscrite sur un camion nigérian, mais l’auteur avait pris le mot au sens littéral et en avait tiré la conclusion que les Nigérians étaient si naturellement portés à la violence qu’ils allaient jusqu’à inscrire sa nécessité sur leurs camions de voyageurs. Richard avait envoyé une lettre lapidaire à Time. En pidgin nigérian, écrivit-il, le mot « whack », « taper », signifiait « manger » (p. 261)
[Au congo, on dit parfois "damer" pour "manger", ce qui est aussi susceptible d'être interprété par de la violence pour qui ne maîtrise pas le langage familier du pays.]

Richard ne s’arrête pas là dans sa volonté de mettre les points sur les i, il rédige un article dont voici un extrait :

"L’idée que les tueries récentes seraient le produit d’une haine « séculaire » est trompeuse. Les tribus du Nord et les tribus du Sud sont en contact depuis longtemps ; leurs échanges remontent au moins au IXe siècle, comme l’attestent certaines magnifiques perles découvertes sur le site historique d’Igbo-Ukwu. Il est sûr que ces groupes ont dû également se faire la guerre et se livrer à des rafles d’esclaves, mais ils ne se massacraient pas de cette façon. S’il s’agit de haine, cette haine est très récente. Elle a été causée, tout simplement, par la politique officieuse du « diviser pour régner » du pouvoir colonial britannique. Cette politique instrumentalisait les différences entre tribus et s’assurait que l’unité ne puisse pas se former, facilitant ainsi l’administration d’un pays si vaste." (p. 262)

C’est curieux comme le schéma qui a produit la guerre du Biafra est presque identique à celui qui a opposé le Nord et le Sud au Congo-Brazzaville, j’a envie de dire aussi les Tutsi aux Hutu. Chaque fois on a réduit les affrontements meurtriers à une simple guerre tribale, alors que les enjeux, les circonstances, les causes sont multiples et n’épargnent personne, surtout pas les Occidentaux.

J’ai apprécié la saveur nigériane de l’écriture marquée par les expressions locales. J’ai aimé l’organisation du récit, oscillant entre le début et la fin des années soixante et réparti entre Ugwu, Olanna et Richard, dans le regard desquels on perçoit successivement les événements, jusqu’au chapitre 12. Cet ordre minutieux est bouleversé à partir du chapitre 13, lorsque la guerre s’amplifie.

L’autre moitié du soleil, c’est l’histoire d’une guerre, celle du Biafra, avec toutes les horreurs qu’implique la Folie des Détonations (tueries macabres, viols, vols, humiliations, déplacements massifs des populations, enrôlements forcés...). C’est aussi l’histoire d’un grand amour, celui d’Olanna et d’Odenigbo, qui va connaître les pires épreuves mais qui résiste, malgré tous les assauts qui sont lancés contre lui.

Le titre évoque le signe distinctif du drapeau qu’avaient choisi les Biafrais : une moitié de soleil. Mais le roman aurait pu aussi porter comme titre « Le monde s’est tu pendant que nous mourions », projet romanesque de Richard, repris par Ugwu, qui est retourné à l'école grâce à son patron et a pris goût à la connaissance, à la lecture et à l'écriture.

C’est un de ces romans qui prennent en otage le lecteur et risquent de vous faire passer une nuit blanche.


Chimamanda Ngozi Adichie, L’autre moitié du soleil,  Gallimard, collection Folio, 2006 pour l’édition originale, 2008 pour la traduction française, par Mona Pracontal, 670 pages.


Le roman a été couronné par l’Orange Prize et la traduction de Mona Pracontal récompensée par le Prix Baudelaire de la traduction 2009.

10 commentaires:

Françoise a dit…

belle analyse, chère Liss, comme toujours ! j'ai beaucoup aimé ce roman, le premier que je lisais de l'auteure et qui m'avait bouleversée avec cette histoire de guerre du Biafra à laquelle je ne comprenais rien, sans chercher d'ailleurs à y comprendre quelque chose auparavant.Ce livre est plus abouti, plus complexe dans sa construction, plus "travaillé" que "l'hibiscus pourpre",mais, ...il ne m'a pas ému et chamboulée autant,ses personnages ne se sont pas incrusté dans ma tête avec autant de force,et c'est pourquoi moi je sais que je préfère "l'hibiscus pourpre" ....j'achèterai le suivant dès sa sortie en français, sans même lire la quatrième de couverture.Cette fille là est un génie des lettres !

Liss a dit…

Je crois que tu m'aides à y voir clair, chère Françoise, c'est vrai que dans "l'hibiscus pourpre", il y a quelque chose... je ne saurais dire exactement quoi, mais quelque chose qui rend ce roman particulierement attachant... "L'autre moitié du soleil" est une vraie réussite littéraire, disons qu'il dévoile plus amplement le talent de l'auteur, mais le secret de ce talent se trouve dans L'hibiscus... enfin je ne sais pas si je me fais comprendre, Oh ! Chimamanda est un "génie des lettres", et puis c'est tout, je reprends ta formule, faut pas chercher à expliquer !

Obambé GAKOSSO a dit…

Il faut féliciter cette jeune fille de nous présenter peu ou prou la Guerre du Biafra qui a eu lieu bien avant que ses parents ne la mettent en route… (Elle est née en 1977, alors que la Guerre du Biafra prit fin 7 ans avant sa naissance).
Bon, je n’ai pas encore eu ce livre et je me contente de ta présentation pour dire mes maux et mes mots.

Oui, Liss, ces guerres ont beaucoup de points communs, que ce soit dans les deux Congo, au Rwanda etc. Celles et ceux qui ne prennent pas du recul, qui ne prennent pas le soin de regarder, d’analyser et d’aller en profondeur se contentent des raccourcis douteux présentés par des journalistes qui ne méritent pas leurs cartes de presse ; par des experts et spécialistes qui, souvent passent des semaines dans les chaînes hôtelières des capitales et autres métropoles africaines et rentrent en Occident raconter pire que des sornettes.

Je m’en tiens là car je suis intarissable sur ce genre de sujets.

@+, O.G.

Liss a dit…

C'est vrai que Chimamanda raconte cette histoire de son pays comme si elle l'avait vécu. Elle fait là un devoir de mémoire dont il faut la féliciter, vu son âge, tu as raison de le souligner.

Cunctator a dit…

Hello Liss,
Quel rafraichissement que de passer par cette vallée fleurie de liss et d'autres fleurs aussi bien entendue! Chimamanda est une auteure très engagée et très sociale, bref!Sans jamais avoir lu L'autre moititié du soleil et sans avoir terminé ton article pour m'être arrêté sur un passage qui a retenu mon attention, on peut entrevoir dans la brève description que tu en fait qu'il s'agit d'une belle lecture. Quelque chose qui en vaut la peine, car je suis un bien méchant lecteur. j'aime lire et j'ai horreur de perdre du temps en concessions faites aux auteurs en découverte, à ceux qui feraient mieux d'être des conteurs de maquis faute de savoir ce à quoi sert réellement une plume (eh beh, attends d'écrire et tu verras, pauvre imbécile! dit l'autre). Chimamanda m'a conquis et laisse entrevoir des aventures où s'allient interrogations rétrospectives sur l'histoire de son pays qu'on peut aisément élargir au reste de l'Afrique, observations des traits saillants de divers aspects du nigéria contemporain et de l'émigration nigérianne, notamment aux US. Des choses qui donnent à réfléchir...servies avec un anglais ya ku sakana vé (kie kie kie.

"Nous sommes donc au Nigéria, dans les années soixante. Un jeune adolescent, Ugwu, est engagé comme boy chez un universitaire que tout le monde traite de « fou » : il a toujours le nez dans ses livres, partage avec ceux qui l’entourent ses opinions, ses idées sur un Nigeria libéré de toute domination étrangère, prospère, créatif, travailleur… bref un pays qui serait sur la voie du développement ! C’est un homme que sa justesse, sa confiance en l’avenir mais surtout sa bonté, sa générosité distinguent des autres intellectuels."

Cet universitaire me fait sourire, il me rappelle bien des gens.C'est en effet des gens un peu ailleurs, un peu dans les vapeurs de la pensée à laquelle, bien exercés, ils donnent l'essentiel de leur personne. Ainsi on les voit continuellement, par leurs lectures devenues le trait principal de leur personne, nourrir sans cesse leur esprit qui ne craint pas la boulimie tant il est demandeur. C'est vrai que pour qui ne comprends pas ces gens un peu hors de la société, ce sont des gens "bizarres", des fous qui ne savent que critiquer, tourmentés et attristés par la lucidité que confert un esprit éveillé et observateur, permettant de voir ce que les autres, trop épais et alourdis par la trivialité de la besogne quotidienne, ne peuvent percevoir.

Liss a dit…

Je comprends que cet universitaire te fasse sourire, je souris moi aussi en pensant à qui tu sais, dont la vie entière repose sur les livres, la connaissance et les moyens de faire de telle sorte que son pays, son continent aille mieux, le reste passait en second, et on le prenait pour un "fou"...

Contente de te retrouver, cher Cunctator, il faut dire que tu as un peu disparu de la circulation, je veux dire sur la toile !

Cunctator a dit…

Ah Liss, c'est la salu qui m'occupe et je suis un peu en panne d'inspiration en ce moment. Passe sur Réflexions actuelles, tu trouveras des choses. je tâcherai de me rendre un peu plus visible, c'est presqu'un devoir.

A très bientôt chère collègue.

Cunctator.

St-ralph a dit…

Combien de fois j'ai tenu ce livre entre mes mains puis l'ai reposé ? J'ai perdu le compte. La première fois que j'ai lu ton billet, honteux, je n'ai pas osé en parler. Maintenant je ne peux plus m'appuyer sur mon expérience négative de la littérature africaine pour justifier mes "impasses". Je le sais. Disons que je me suis dit : "Encore un qu'il me faudra lire !" avec l'air las de celui qui n'est pas dans son rayon mais qui doit rester attentif au risque de ne plus rien à voir à dire sur la littérature africaine.

Mais je voudrais vous dire, à Gangouéus et toi, que vous m'avez déçu ! A moins que.... J'étais persuadé que l'un et l'autre avez lu "Tant que je serai noire" de Maya Angelou. Mais en cherchant dans vos lectures, je n'ai pas trouvé trace de ce livre ! Et pourtant, chaque fois que je le voyais en librairie, je pensais à vous. Je voulais vous rejoindre dans la connaissance de la littérature américaine. Aurais-je pris un chemin par lequel vous n'êtes jamais passé ?

Liss a dit…

Tu m'a fait bien rire avec ton commentaire :

"Encore un qu'il me faudra lire !" avec l'air las de celui qui n'est pas dans son rayon...

Tu as repoussé jusqu'à présent le moment de lire ce roman ? En même temps je comprends qu'on puisse se dire, vu son volume, "je le ferai quand j'aurais du temps". Moi-même je ne l'ai lu que près ou plus d'une année après l'avoir acheté, mais sincèrement, St-Ralph, j'ai pensé à toi en le lisant, je sens que tu vas tomber amoureux du personnage d'Odenigbo, c'est un roman que tu vas aimer, j'en suis sûre, et tu te sentiras bien dans ton rayon car les discussions qui ont lieu chez Odenigbo, appelé aussi Master, ont trait essentiellement à l'histoire de l'Afrique, aux rapports nord-Sud...
Quand tu commenceras, tu le finiras bien vite !

Tu vois bien que, quoi que tu dises souvent que Gangouéus et moi avons "une longueur d'avance" sur toi en ce qui concerne les romans, nous avons encore tant et tant à découvrir et sur certains "chemins", c'est même toi qui nous devances ! Je viens de passer commande de "Tant que je serai noire". A suivre !

Cunctator a dit…

@St Ralph,

Je l'ai dans mes rayons ce livre. Je vais le lire bien vite et je t'en ferai un commentaire. Je m'intéresse beaucoup aux productions culturelles des afro-américains. Il y a une force, mais plus encore, une particularité chez ces gens que je n'ai pas retrouvée dans une autre litérature noire.