dimanche 21 février 2010

Ballet noir à Chateau-Rouge, d'Achille Ngoye

Voici un livre qui attendait depuis plusieurs années – eh oui ! il y en a quelques uns comme ça dans ma bibliothèque – l’heure du corps à corps avec la lectrice que je suis. Ça a été une heure de récréation langagière autant qu’une heure d’interrogation sur le devenir de l’Afrique, sur celui des immigrés africains en France.
Plantons le décor, non, l’intrigue :

Un homme est interpellé sur son lieu de travail. Nom : Djeli Diawara. Domicile : foyer surpeuplé. Torts : être en possession de faux papiers. Ceux-ci retirés, il se retrouve à la rue, sans travail, et surtout sans plus de quoi nourrir les siens restés au pays tandis que lui se contentait de survivre. Il suait sang et eau pour gagner son pécule. Il avait également chèrement payé l’acquisition de son titre de séjour. Celui-ci s’avérant faux, le réseau de fabrication de faux papiers est mis au jour, impliquant un boss de la préfecture qui faisait tourner ainsi un business très rentable, avec la complicité de deux autres employés de la préfecture ainsi que celle, incontournable, d’un mafieux africain chargé de repérer la clientèle. Ce dernier est à la tête de plusieurs trafics mêlant drogue, proxénétisme, faux billets etc. L’affaire Djeli Diawara risque de les faire tous sauter, d’autant plus que celui-ci, avec d’autres sans-papiers, des dizaines, squattent l’Eglise Saint-Bernard et décrètent même une grève de la faim, attirant ainsi l’attention du public sur leur sort.

Une fatalité inexplicable s’abat sur Diawara, on veut le faire taire et même disparaître, cela arrangerait les corrompus de la préfecture, leurs complices dans la police ainsi que le boss africain qui serait exempté d’assurer le remboursement de la somme versée par Diawara pour acquérir ses faux papiers, ce dernier y tient. En résumé : l’administration française veut noyer l’affaire ; les Etats africains ne répondant jamais présent lorsqu’il s’agit de leurs rejetons, qui pourrait défendre ces «damnés de la terre » ? C’est là qu’intervient le GROPACAS, le Groupe panafricain d’action et d’assistante. Celui-ci charge Kalogun de démasquer les gros bonnets qui en veulent à Djeli Diawara.

Kalogun, qui a le « visage émacié, masque symbolique des deuils et revers d’un continent mis à genoux » (p.11) va ainsi camper quelques jours au cœur de Château-Rouge, quartier du 18e arrondissement de Paris, lieu de concentration de l’immigration africaine et de ses trafics. Durant son enquête, qui va se révéler ardue et entraînera une succession de meurtres, Kalogun va côtoyer les prostituées, les petits dealers africains, les bars et restaurants du coin que ceux-ci fréquentent et qui nous révèlent des hommes et des femmes qui tentent de donner de la consistance à leur vie, qui tentent de gagner leur vie par les moyens qui sont à leur portée. La vie est dure pour eux et il faut parfois être dur dans la vie pour ne pas sombrer. Langage direct. Coloré. Accrochant.

Tenez, le portrait d’Amina, une prostituée p. 29

« Le buste effilé, vachement disproportionné à l’arrière-train en forme de toboggan, Amina tourneboulait avec sa croupe design ; des amortisseurs naturels selon certains, mais, pour d’autres, pur bidonnage de la Création greffé au reste du bifteck comme pour lui servir de contre-poids. La greluche n’en accordait pas moins la blackitude sur l’essentiel : sa carrosserie magnifiait la toute-puissance des dieux ashanti, suggérait le sex-appeal, attirait le fric. Une épaisse perruque doublait sa carafe de ouistiti. Des gros yeux blancs. Sourire de commande. Amina parlait davantage avec ses mains, ce qui la rendait faussement agressive. » (p. 29)

Un portrait masculin cette fois, celui de Sow Gandja, un dealer plutôt attachant :

« Vingt-cinq balais, un mètre soixante, le squelette maltraité, le zoulou ne payait pas de mine. De son mufle, on ne voyait que les oreilles décollées et les carreaux blancs, des yeux tellement ronds qu’ils ressemblaient aux phares d’une Peugeot 404. Dreadlocks défaites, crasseuses, souvenirs d’un mouvement identitaire noyé dans la drogue, le minus affectait un air d’apache conforté par son langage débile. » (p. 51)

Illustration du langage de Sow Gandja, émaillé de verlan :

« Au Makoumba, on businesse sur le même bureau mon paincon et moi, question de ne pas déboussoler les clients. Dès qu’on raboule, je scotche le brelica sous le reaubu. On ne sait maija avec les starskys. » (p. 65)

Danse et séduction :

« Sow braqua ses phares sur la piste. Une blancharde dansotait seulingue, foutrale dans son one-woman-show ; laissant dans une totale indifférence des spécialistes des acrobaties fessières. La sirène chaloupait déjà sur la piste à leur arrivée.. Kalogun se détourna de la fumelle au constat qu’elle était schlass, et voulut reprendre son briefing. Mais le dealer, fasciné par les balancements lascifs, ignora ses appels du pied. Une autre tentative tournant court, le détective poussa une gueulante, obtenant sur-le-champ l’écoute nécessaire [...] Le dealer, qui n’en pouvait plus de ronger son frein, se leva brusquement pour rejoindre la danseuse solitaire. Manque de pot, la meufe piqua aux waters, l’obligeant à tournailler sur la piste avant de regagner la case départ. [...]
La sirène de nouveau sur la piste, Sow s’affranchit de la tutelle encombrante en sautant sur la piste. « Bisso na Bisso ». Raté. Un titre de groupe Wenge Musica Maison-Mère vibra aussitôt dans les haut-parleurs. Le dealer accorda ses mouvements aux pas claudiquants de « ndômbolo ». Les bras collés au buste, soulevés, repliés dans une synchronisation parfaite avec sa partenaire, il ramollit la carcasse comme s’il allait s’afaisser, renouant illico avec sa forme du tonnerre. Le squelette remué en cadence, devenu cadence, il avança à petits pas boitillants, recula au même rythme, répéta ce va-et-vient désopilant. Sans rudesse. Avec morgue. Puis reprit la phase bras collés-soulevés-repliés. La tête haute et le groin torchant une moue débile, il exécuta une pirouette cocasse, tortilla son popotin merdique. Et poursuivit sa démonstration avec entrain/ Kalogun, bouche bée, dut convenir que le caïd en bambou, à défaut de posséder un métier reconnu, connaissait à fond ses classiques
. » (p. 68-71)

Comment répondre aux poulets :

« Vos papiers, s’il vous plaît !
- Qu’est-ce qui cloche ? », protesta l’agent du GROPACAS en s’exécutant.
Le perdreau ignora la question, ouvrit le passeport et se mit à le feuilleter, un œil louchant sur le suspect toutes les trois secondes. [...]
- Vous êtes d’où ?
- C’est écrit sur le doc, grand-chef. [...] je suis de Venda, capitale Thohoyandu.
- Jamais entendu parler. C’est dans quel trou ?
- L’Afrique n’est pas un trou, mais un continent. Très vaste. Avec des forêts où l’on n’y voit goutte en plein jour. Vos stratèges l’ont livrée aux charognards et aux marchands d’arme, qui la saignent à blanc ou la mettent à feu et à sang. Je constate qu’elle a été supprimée dans les cours de géo...
- Ça va pas la tête ? pesta le flic, craignant de ferrailler avec un intello déjanté. Vous sortez de l’hôtel ?
- Vous me voyez fréquenter les putes ?
- Reprenez votre passeport, et dites bien le bonjour sous les cocotiers !
- Ils apprécieront, grand-chef !
» (p. 79-80)

Bon allez, j’arrête avec les extraits, mais je voudrais tellement vous en proposer ! Et puis c’est aussi parce que je n’ai pas envie de quitter l’univers d’Achille Ngoye, quitter ses personnages. Tenez, j’ai une furieuse envie de me rendre au métro Château-Rouge. Je sens que désormais, chaque fois que j’irais y faire mes emplettes de produits exotiques, chaque fois que mes pas me porteront dans les allées de ce marché, je penserai au Ballet noir d Ngoye. J’aimerais tellement voir ce roman adapté au cinéma ! Hééé ! Hooo ! N’y a-t-il pas un réalisateur qui voudrait procurer aux lecteurs qui ont aimé ce roman le plaisir de le voir sur le grand écran ?


Né au Congo Kinshasa en 1944, Achille Ngoye est le premier auteur d’Afrique noire à être publié dans la collection « Série noire » des Editions Gallimard. Il a publié plusieurs romans parmi lesquels Agence Black Bafoussa (1996) et Sorcellerie à Bout Portant (1998), toujours chez Gallimard.


Achille Ngoye, Ballet noir à Château-rouge, Gallimard, 2001.

samedi 13 février 2010

Oscar et la dame rose, Eric-Emmanuel Schmitt

Le sourire de la vie

Oscar et la Dame Rose, c’est l’histoire d’un petit garçon de dix ans qui se trouve à l’hôpital : leucémie. Chimiothérapie, greffe de moelle osseuse, rien n’y fait : il est condamné et il le sait, même si les adultes autour de lui, à commencer par ses parents, ne le lui disent pas ou ont peur d’affronter son regard. Mais faut-il s’étonner ou se sentir coupable de cet échec de la médecine ? « On ne vient pas seulement à l’hôpital pour guérir, on y vient aussi pour mourir », dit le petit Oscar.

Alors, avoir dix ans et être gravement malade, est-ce ‘‘normal’’ ? Avoir dix ans et envisager la mort, est-ce possible ? Etre vivant, être affamé de vie et se dire qu’on va quitter ce(ux) qu’on aime, ce(ux) qu’on connaît, pour l’inconnu de la mort, est-ce aisé ?

La maladie, la mort sont des questions qui ont toujours suscité de multiples interrogations et propositions de réponses, notamment de la part des philosophes. Dans ce récit d’Eric-Emmanuel Schmitt, c’est un enfant qui s’interroge, avec le soutien de Mamie-Rose, une visiteuse d’enfants hospitalisés, qui lui propose de s’adresser à Dieu pour dire tout ce qu’il ressent, ce qu’il pense, pour lui poser toutes les questions, pour avoir quelqu’un de confiance à qui parler tout simplement : « Tu vas devenir une décharge à vieilles pensées qui puent si tu ne parles pas », lui conseille Mamie-Rose.


Grâce à elle, Oscar va aborder les derniers jours de sa vie avec plus de sérénité, cette sérénité va également se répercuter sur son entourage. C’est un récit touchant, qui nous invite à considérer les choses d’une manière plus philosophique. Ecoutons Oscar :

« J’ai essayé d’expliquer à mes parents que la vie, c’était un drôle de cadeau. Au départ, on le surestime, ce cadeau : on croit avoir reçu la vie éternelle. Après, on le sous-estime, on le trouve pourri, trop court, on serait presque tenté de le jeter. Enfin, on se rend compte que ce n’était pas un cadeau, mais juste un prêt. Alors on essaie de le mériter. Moi qui ai cent ans (suivant les conseils de Mamie-Rose, Oscar imagine que chaque jour qui passe, il grandit de dix ans), je sais de quoi je parle. Plus on vieillit, plus faut faire preuve de goût pour apprécier la vie. On doit devenir raffiné, artiste. N’importe quel crétin peut jouir de la vie à dix ou vingt ans, mais à cent ans, quand on ne peut plus bouger, faut user de son intelligence. » (p. 78)


Eric-Emmanuel Schmitt, Oscar et la dame rose, Magnard, coll. Classiques et contemporains.

Le récit a été porté au cinéma, avec Michèle Laroque dans le rôle de Mamie-Rose.

jeudi 11 février 2010

Bon anniversaire, Mandela !

Comment laisser passer ce jour sans faire un coucou à Nelson Mandela, dont on célèbre aujourd'hui le 20e anniversaire de sa libération ?

11 février 1990 - 11 février 2010, 20 ans en effet, jour pour jourqu'il est sorti de prison. Il ne faut pas attendre la disparition dun grand homme pour lui dire qu'on a de l'estime pour sa grandeur, pour sa mansuétude. Mandela, c'est "man" comme mansuétude. Mandela, on a envie de lui tresser des "mandala", des lauriers version congolaise.

La victoire de l'amour sur la haine.

Le "lundala", au pluriel "mandala", désigne la palme. Elle est un outil essentiel de la société congolaise (avec elle on fabrique des abris, des balais...), mais elle est aussi et surtout un symbole, pour la fête aussi bien que pour le deuil. Aujourd'hui 11 février est une fête. Fête de la victoire de l'amour sur le ressentiment, la rancune, la haine qui pourrissent l'homme de l'intérieur et peuvent pourrir également une nation. Mandela a préservé son pays, l'Afrique du Sud - longtemps connu comme le pays de la ségrégation raciale - il a préservé l'humanité d'une pourriture supplémentaire qui aurait handicapé notre marche vers la paix et la réconciliation entre les peuples. Prenons tous des mandala et levons-les pour souhaiter à Mandela un joyeux anniversaire.

mardi 9 février 2010

Voyages en terres inconnues, de Laurent Gaudé

Voyages en Terres inconnues rassemble deux nouvelles de Laurent Gaudé : « Sang négrier » et « Dans la nuit Mozambique ». J’avais déjà entendu parler de cette dernière nouvelle du côté du site Exigence Littérature. La présentation qui avait été faite de cet auteur contemporain comme auteur de talent avait rencontré mon plein assentiment. Je regarde en effet Laurent Gaudé comme une illustration du célèbre vers de Corneille « aux âmes bien nées, la valeur n’attend pas le nombre des années ». J’avais eu alors envie de vivre cette « nuit mozambique ». Mais les blogs ont une autre manière d’allumer les désirs et de changer les envies en impérieux besoin. Après la lecture du compte-rendu de St-Ralph sur « Sang négrier » [http://raphael.afrikblog.com/archives/2008/05/29/9366901.html] et des échanges qui ont suivi la publication de cet article, j’ai immédiatement passé commande de la nouvelle. C’est là que je suis tombé sur Voyages en terres inconnues, édition conçue pour les élèves.


Laurent Gaudé sait trouver les mots pour raconter au mieux un fait marquant de l’histoire, pour traduire au plus juste les sentiments des protagonistes. Pour raconter, tout simplement. Chaque mot dans ce recueil pèse son poids de justesse et de qualité. Le voyage, le fantastique, voilà les traits d’union entre les deux nouvelles.


SANG NEGRIER
Le sujet de cette nouvelle est évidemment la traite négrière. Un bateau est affrété pour son itinéraire habituel : Gorée (Sénégal) – Amérique – Retour à Saint Malo où les matelots retrouvent leur famille, leurs maisons. Mais juste avant le départ, le capitaine meurt, emporté par une maladie. Il est remplacé dans l’urgence par son second, qui est le narrateur de l’histoire. Ce dernier revient sur les événements qui ont bouleversé sa vie il y a de cela plusieurs années. Il a depuis cette époque perdu l’envie de monter sur un bateau, il est prisonnier du passé, un passé toujours présent en lui et autour de lui. Pour tous, il est devenu fou. Mais qui est fou : celui qui se rappelle sans cesse la sauvagerie avec laquelle toute une population a traqué des nègres échappés du bateau qui devait les vendre comme marchandise en Amérique, ou bien la population qui fait comme si de rien n’était ? Cinq nègres se sont échappés, ils sont recherchés puis abattus avec une cruauté qu’il est inutile de rappeler ici. Tous sont retrouvés. Tous sauf un, qui terrorisera la population à son tour.

Extrait
« Je suis fou aujourd’hui mais je ne l’ai pas toujours été. Je me souviens encore d’un temps où j’étais ce que les femmes de chambre appellent, avec envie, un gaillard. La tête bien posée, l’esprit clair, les mains sûres et le corps vigoureux, un gaillard qui balayait du revers de la main les contes pour bonne femme. La vie s’amuse avec moi. Elle me ronge sans m’engloutir tout à fait. Elle me fait durer. C’est un long supplice qui viendrait à bout des plus solides. Je suis fou à lier, oui, mais je n’oublie rien de ce qui m’a fait chavirer et je dis ce qui fut. Si je vous disais que j’ai vu un chat à deux têts ou une chienne mettre bas un rat, il faudrait me croire car ces choses-là arrivent. Elles sont si étranges qu’elles font perdre la raison à ceux qui en sont témoins mais ils ne les inventent pas parce qu’ils sont fous, ils sont fous d les avoir vues. » (p. 34)

DANS LA NUIT MOZAMBIQUE

Quatre amis ont coutume de se retrouver, chaque fois que cela est possible, chez l’un d’eux, patron d’un restaurant. Ils se retrouvent donc, ils mangent, ils trinquent, mais surtout ils se racontent des histoires. Cette magie du récit qui vous fait vivre par l’esprit des voyages et des aventures extraordinaires, qui vous rend familiers des lieux que vous n’avez jamais visité, les quatre amis l’expérimentent avec bonheur et c’est également ce que Laurent Gaudé offre au lecteur : le plaisir de raconter. La fin importe peu. Dans cette nouvelle en particulier l’énigme n’est pas élucidée, alors que le suspense est porté à son paroxysme. A la fin de la nouvelle, on se sent « comme un enfant que l’on envoie se coucher alors que la fête bat son plein » (p. 67)
La nouvelle met pourtant en scène des hommes forgés par la dureté de la vie. Cependant, lorsqu’ils se racontent des histoires, ils redeviennent comme des enfants. On relève plus de cinq fois la comparaison avec l’enfant. Les amis sont suspendus aux lèvres du conteur, ils boivent son récit comme un enfant boit goulûment le lait nourricier dont il n’accepte pas d’être sevré. De la même manière le lecteur en redemande de ces récits pleins de saveur, d’émotions, de vie.

Extrait
« La soirée aurait pu s’achever là. Ils auraient pu, lentement, laisser la conversation s’éteindre dans le fond de leur verre mais le commandant Passeo n’avait pas encore vraiment parlé. Ce fut son tour, et les autres, tout à leur bonheur d’écouter, loin de leur propre vie, oubliant les traces et le poids des choses, tirèrent sur leurs petites cigarettes avec des yeux d’enfants. Le commandant Passeo commença son récit et tout le monde sentit qu’il prenait la parole pour longtemps. C’était bien. Le reste n’avait pas d’importance. Lisbonne dormait. Ils étaient entre eux, et les mots de Passeo flottaient dans la salle, entre la fumée des cigarettes et le sourire de ses amis. » (p. 54)

Laurent Gaudé, Voyages en terres inconnues, Magnard, collection Classiques et Contemporains, 2008.

lundi 1 février 2010

Chagrin d'école, de Daniel Pennac

- J’y arriverai jamais, m’sieur.
- Tu dis ?
- J’y arriverai jamais !
- Où veux-tu aller ?
- Nulle part ! Je veux aller nulle part !
- Alors pourquoi as-tu peur de ne pas y arriver ?
- C’est pas ce que je veux dire !
- Qu’est-ce que tu veux dire ?
- Que j’y arriverai jamais, c’est tout !
- Ecris-nous ça au tableau : Je n’y arriverai jamais.
Je ni ariverai jamais.
- Tu t’es trompé de n’y. Celui-ci est une conjonction négative, je t’expliquerai plus corrige. N’y, ici, s’écrit n apostrophe, y. Et arriver prend deux r.
Je n’y arriverai jamais.
- Bon. Qu’est-ce que c’est que ce « y », d’après toi ?
- Je sais pas.
- Qu’est-ce qu’il veut dire ?
- Je sais pas.
- Eh bien il faut absolument qu’on trouve ce qu’il veut dire, parce que c’est lui qui te fait peur, ce « y ».
- J’ai pas peur.
- Tu n’as pas peur ?
- Non.
- Tu n’as pas peur de ne pas y arriver ?
- Non, je m’en branle.
- Pardon ?
- Ça m’est égal, quoi, je m’en moque !
- Tu te moques de ne pas y arriver ?
- Je m’en moque, c’est tout.
- Et ça, tu peux l’écrire au tableau ?
- Quoi, je m’en moque ?
- Oui.
Je mens moque.
- M apostrophe en. Là tu as écrit le verbe mentir à la première personne du présent.
Je m’en moque.
- Bon, et ce « en » justement, qu’est-ce que c’est que ce « en » ?
- ...
- Ce « en », qu’est-ce que c’est ?
- Je sais pas, moi... C’est tout ça !
- Tout ça quoi ?
- Tout ce qui me gonfle !


(D. Pennac, Chagrin d’école, Editions Gallimard, coll. Folio, pp 115-116. Prix Renaudot 2007)

Dès sa sortie et avec la médiatisation qui avait entouré la parution de ce livre, surtout après l’obtention du prix Renaudot, je m’étais promis de lire ce dernier ouvrage de Pennac. De toutes façons, avec Pennac, pas besoin de prix ou d’une médiatisation particulière pour m’y plonger dedans avec bonheur. Servez-moi n’importe quel Pennac, je n’ai aucun doute sur le contentement de mon mon palais et de mon estomac avides de choses bien dites, bien écrites et qui, surtout, ont la saveur du vécu quotidien de l’humanité. C’est ça que j’aime chez Pennac : il dit des choses que vous auriez vous aussi souhaité dire, sauf qu’il le fait beaucoup mieux que vous ne l’auriez fait.

Le thème du livre m’avait interpellée au plus haut point. Qui, à un moment donné de sa vie, n’a pas eu à subir un échec ? Echec scolaire bien sûr, mais pas seulement, on peut aller bien au-delà, échec professionnel, difficulté d’obtention d’un concours par exemple, quel qu’il soit. Chagrin né du sentiment d’être moins bon que les autres, sentiment d’être nul, de ne pas être à la hauteur... Ce livre parle de la « douleur partagée du cancre, des parents et des professeurs. »
C’est son expérience personnelle que Pennac raconte. Ancien cancre. (« Quand je n’étais pas le dernier de la classe, c’est que j’étais l’avant-dernier » p. 15) A raté plusieurs fois son Bac. Est devenu malgré tout enseignant. Prof de Français de surcroît, lui qui faisait énormément de fautes et qui désespérait sa mère. Mais voilà, il est devenu enseignant et auteur à succès en plus.

Prenez ce Chagrin d’école comme une autobiographie, comme un essai sur l’école, comme un outil pédagogique qui aiderait pas mal de profs, comme un roman... tout cela est valable. Mais que vous le preniez d’une manière ou d’une autre, une chose est sûre : ce livre est une fête du langage, une véritable célébration de la langue et de la littérature. C’est une constante chez Pennac : chacun de ses livres est toujours un hommage à la littérature. Je peux même me risquer à donner un sous-titre à ce livre : Chagrin d’école ou les bienfaits de la littérature. C’est la lecture qui sauva Pennac de sa « cancrerie ».

Bon, plutôt que dire des choses sur ce livre, j’ai plutôt envie de vous mettre le livre entre les mains. Ne me demandez pas d’autres extraits, il y en a tellement que je voudrais citer ! Bon, juste un, car on parle beaucoup de l’école ces temps, de la violence à l’école pour être plus précis. Une violence résultant de la cancrerie. Une violence et une cancrerie qui seraient étroitement liées à l’immigration. Qu’en pense Pennac ?

« Aujourd’hui [...], c’est toute une catégorie d’enfants et d’adolescents qui sont, quotidiennement, systématiquement, stigmatisés comme cancres emblématiques. On ne les met plus au coin, on ne leur colle plus de bonnet d’âne, le mot « cancre » lui-même est tombé en désuétude, le racisme est réputé une infamie, mais on les filme sans cesse, mais on les désigne à la France entière, mais on écrit sur les méfaits de quelques-uns d’entre eux des articles qui les présentent tous comme un inguérissable cancer au flanc de l’éducation nationale. Non contents de leur faire subir ce qui s’apparente à un apartheid scolaire, il faut, en prime, que nous les appréhendions comme maladie nationale : ils sont toute la jeunesse de toutes les banlieues. Cancres, tous, dans l’imaginaire du public, cancres et dangereux : l’école, c’est eux, puisqu’on ne parle que d’eux lorsqu’on parle de l’école.
Puisqu’on ne parle de l’école que pour parler d’eux. »

(p. 243-244)

Bon, pour ceux qui ne connaissaient pas encore Pennac, qui veulent avoir une petite idée du bonhomme, voici un extrait qui le résume bien : « La littérature ! Le roman ! L’enseignement et le roman ! Lire, écrire, enseigner ! »

lundi 25 janvier 2010

Fête de la diversité, fête de l'amitié, fête de la vie

Je viens de passer un excellent week-end à Nice. J'y étais invitée pour participer aux rencontres culturelles organisées par l'Association Congolaise de la Côte d'Azur. Je n'y ai pas vendu beaucoup de livres, mais j'y ai fait des rencontres inoubliables.

Les rencontres ont commencé vendredi soir avec la prestation de Youss Banda, accompagné de Fortuné Nkounkou, co-fondateur des "Tambours de Brazza", et de Soliac Bantsimba. Tous, des looks d'artistes, les coupes de cheveux surtout. Des looks sur lesquels on peut facilement se faire des préjugés si on les rencontre en dehors de la scène, dans la vie quotidienne. L'allure de Soliac par exemple ne laisse pas deviner un garçon intelligent, ancien étudiant en droit si je ne me trompe. Je n'ai pas eu la chance de les voir sur scène (j'étais encore dans le train en provenance de Paris), mais j'ai eu le privilège de passer de longs moments en leur compagnie.

Youss encadré par Fortuné et Soliac

Après le spectacle, que les niçois ont raté (public pas nombreux, faute de médiatisation ?), nous nous sommes en effet retrouvés "en famille" chez Lina Badila, notre hôtesse, autour d'un bon bouillon de poisson salé aux crevettes séchées, accompagné de semoule s'il vous plaît, à défaut de manioc (le congolais et le manioc, une longue histoire!). Longue causerie, jusqu'au petit matin, vers 5 heures du matin. Je ne peux pas ne pas dire un mot sur Youss Banda, chanteur qui a beaucoup voyagé (comme ses compagnons d'ailleurs). C'est un homme direct, qui parle de tout avec la même aisance, la même franchise, la même légèreté, depuis la crainte, non pas de mourir (on n'y peut rien, elle nous prendra tous, lui surtout se sent quelque peu menacé à cause de sa dénonciation du pouvoir dans ses chansons) mais de mourir à l'étranger (lourde charge pour les siens au pays) ; depuis des sujets graves donc comme la mort ou la solitude qui se cache parfois derrière les apparences d'artiste connu, jusqu'à des sujets plutôt légers, voire coquins, comme les gémissements de plaisir que les femmes de chez nous devraient exprimer en langue de chez nous pour flatter l'oreille de l'amant... La conversation de Youss Banda est à elle seule un spectacle : langage fleuri ; beaucoup d'humour, de bonhomie ; de l'ironie parfois. Très taquin, très lucide. G.B., Albert et Liss

Le samedi 23, la soirée a commencé avec la lecture de quelques extraits de Détonations et Folie par son auteure, qui était accompagnée en musique par deux guitaristes de talent : Albert Kisukidi, du Congo Kinshasa, et Gustave Bimbou, du Congo Brazzaville. Leurs mélodies ont diffusé dans la salle une atmosphère toute faite de recueillement, de douce amertume. Dans un tel contexte, l'amertume du thème du livre et la douceur que peut représenter l'espoir et l'envie d'aller de l'avant ne pouvaient que naturellement prendre vie dans la voix de l'auteure.
Angéla et son groupe
Après la folie au bout des Détonations, l'attachement à la tradition et la célébration de la vie avec Angéla May et son groupe, de Madagascar. Tous plutôt jeunes dans l'ensemble, la chanteuse surtout, mais quelle maturité ! quelle profondeur dans l'expression de leur talent ! A chaque intermède, une parole édifiante d'Angéla : "Nous sommes tous porteurs d'avenir, a-t-elle dit par exemple, mais nous portons également le passé." cette interaction entre les époques s'est traduite agréablement dans leurs morceaux, avec des accents modernes et une joie communicative qui, elle, est intemporelle. Je les ai trouvés en harmonie avec leurs ancêtres, avec le public, avec le monde qui les entoure.
Les jeunes Comoriens

Le concert s'est achevé avec le groupe musical des jeunes Comoriens de Nice. Parmi ces jeunes originaires des Comores, on pouvait remarquer un très agile et joyeux jeune homme ayant déjà accumulé un certain nombre de décennies. Un septuagénaire ? Je n'ai pas réussi à lui arracher le nombre de ses années, mais qu'importe ! puisqu'éclatait la jeunesse et la vigueur dans ses pas de danse, dans son âme aussi. La particularité de ce groupe, c'était une joie débordante, la joie de chanter et de danser, la joie d'être ensemble, ils semblaient dire à tous : "soyons joyeux !"

Momar, conteur originaire du Sénégal et G.B.

Dimanche matin, 6h30. Retour brutal à la réalité quotidienne : "En raison d'un acte de vandalisme, le TGV en direction de Paris Lyon subit un retard de..." De fait, nous sommes partis avec deux heures et demie de retard. Heureusement que j'avais Daniel Pennac avec moi. Qu'est-ce que je me suis marrée en lisant les pages de Chagrin d'école ! En outre, quand je levais le nez, la belle vue de la mer baignée du soleil naissant sur la côte d'azur achevait d'étouffer dans ma gorge tous les jurons que pouvait suciter ce retard inopportun.

dimanche 17 janvier 2010

Fragment d'une douleur au coeur de Brazzaville, de Noël Kodia-Ramata

Peut-on avoir vécu une page sombre de l’histoire de son pays et ne pas en témoigner, surtout lorsqu’on est un forgeron des mots ? Lorsqu’on a choisi les mots pour dire les maux, ou plutôt lorsque les mots nous ont choisi, on ne peut pas ne pas se laisser habiter par eux. Les mots deviennent alors tout à la fois moyen d’expression, bouclier de protection contre les attaques de la désespérance, arme d’élection pour « écraser les dos d’âne de notre destin voué au festin de l’animalité » (dédicace, p. 9), antidote contre le venin de l’oubli.

Noël Kodia, spécialiste de la littérature congolaise, avait déjà tenté de dire les horreurs de la guerre civile, celle du Congo-Brazzaville en particulier, à travers un roman, Les Enfants de la Guerre, Editions Menaibuc, 2005. Mais je trouve cette version poétique autrement plus poignante, plus attrayante également du point de vue littéraire. Fragment d’une douleur au cœur de Brazzaville, est conçu comme Le Cahier d’un retour au pays natal, d’Aimé Césaire : il ne s’agit pas d’un ensemble de plusieurs textes poétique, avec ou sans titre, mais d’un seul et long texte, dans lequel le poète dit la douleur qui comprime son cœur, douleur qui a ensanglanté Brazzaville, un matin de juin 1997.

Fragment d’une douleur au cœur de Brazzaville raconte donc la guerre de 1997, depuis son déclenchement, le 5 juin, jusqu’à ce moment où « couve encore en nous le feu des incertitudes » (p. 44). Le récit commence bien évidemment par la nécessité de partir. Partir, non seulement pour quitter les quartiers troubles et se réfugier dans l’arrière-pays, mais aussi partir du Congo, ce pays qui a ainsi jeté un nombre important de ses enfants sur le chemin de l’exil :

Je pars... Je pars au loin
Accroché à l’aile du vent
Le Congo me regarde de ses guerres.
(p. 13)

Durant tout le trajet les menant de Brazzaville vers les villages, des scènes se sont logées dans le regard des fugitifs qui gardent à vie ces images :

Un cadavre dort paisiblement au son des kalachnikovs
Dans toute sa viande de femme au triangle velu
Qui se remarque au cœur de son entrejambe
Elle appartient au royaume Batéké
Elle a un visage beauté guitare
Elle dort, la vulve touffue ouverte au vent
La mort l’a surprise au bout d’un viol
(p. 20)

Cette « beauté guitare » n’est pas toujours perçue comme telle, elle fait même l’objet, dans le dernier roman de Sami Tchak, de remarques ironiques : « Tu as été griffé par un lion ? », demande-t-on au narrateur, écrivain et porteur de scarifications comme l’auteur lui-même. (Filles de Mexico, p. 30)
Beauté et laideur se mêlent dans ce recueil. Beauté de la vie, beauté d’un pays, de ses habitants. Laideur de cette horreur qui s’abat sur Brazzaville et que le poète exprime en employant volontiers des images liées à l’anatomie et à ses fonctions :

Le ventre de Brazza a éclaté comme un grand pet :
Du sang partout, la peur me dévore
Du caca partout, des odeurs dures et coupantes
Aux portes des narines dépourvues de rideau
Et les enfants de chanter :
« Na nénéné nkuchi nkuchi ? »
(p. 15) [Qui a pété ?]

Métaphores liées à l’anatomie, mais aussi empruntées à la relation sexuelle, car cette guerre que les politiques ont imposé à la population est semblable à un viol :

Nous avons sodomisé la paix
Avec nos verges pointues mises en érection
Par la Conférence nationale aux pieds tordus
(p. 14)

Ce long poème de Noël Kodia est admirable par sa construction en échos : à la « danse infernale des armes en rut » (p. 14), le poète oppose la « danse des oiseaux du matin » (p. 26) ; aux « graines de la haine » (p. 27), aux « enfants soldats aux sourires de chanvre » (p. 15), il répond par « le sourire-lumière du vieux Mandela ». (p. 30)

On trouve également dans ce texte l’écho d’autres textes littéraires :

Dans un ruisseau alentour dort tranquille
Un enfant soldat vacciné par deux plombs
Il dort souriant comme l’a surpris la mort
Il dort dans sa tenue vert olive
(p. 15)

Le lecteur se souviendra, à la lecture de ces vers, du « Dormeur du val », poème de Rimbaud. Il y a d’autres clins d’œil littéraires dans ce Fragment d’une douleur au cœur de Brazzaville. Lorsque, par exemple, dans les villages, les femmes « se préparent pour aller gouverner la rosée » (p. 27), comment ne pas penser au roman Gouverneurs de la rosée, de Jacques Roumain ? Ou encore à l’évocation des armes qui doivent se taire, « comme se taisaient les chiens d’Aimé Césaire » (p. 22), on ne peut qu’avoir une pensée pour la pièce Et les Chiens se taisaient, du poète martiniquais.

Ce récit poétique de la guerre au Congo-Brazzaville est entrecoupé de réflexions sur le destin de l’Afrique. Faut-il voir dans les malheurs qui s’abattent sur elle :
« Un coup de pied de Dieu Tout Puissant
Dans l’énorme cul de l’Afrique malade »
? (p. 29)


Pour Noël Kodia, il ne faut pas céder au pessimisme. Son poème est ponctué de bout en bout d’un vers : « Demain, un autre jour ! » Il ne faut pas se laisser entraîner dans « le ndombolo de la peur » (p. 38), il faut au contraire danser « la rumba fantastique des années d’avant Juin 1997 » (p. 46), les natifs du pays doivent surtout retenir que « Ni beaux ni laids nous sommes tous Congolais » (p. 40)


Noël Kodia-Ramata, Fragment d’une douleur au cœur de Brazzaville, L’Harmattan, décembre 2009, 48 pages, 8 €.