samedi 11 août 2012

Syngué sabour, d'Atiq Rahimi

Cela fait plusieurs années que je m'étais promis de lire Syngué sabour, sous-titré pierre de patience, non seulement parce qu'il avait été couronné par le prix Goncourt, en 2008, mais surtout parce que, sur la blogosphère, on en parlait en des termes qui ne pouvaient me laissaient indifférente. Et le roman ne laisse pas indifférent. Il vous met tout de suite dans la position de celui qui est disposé à écouter. Avide de savoir la tournure que vont prendre les événements. Recueillir les confidences, plutôt les confessions de cette femme qui prend soin de son mari tombé dans un état comateux après avoir reçu une balle dans la nuque. Le lecteur devient, lui aussi, une "pierre de patience".


La légende de la "pierre de patience", appelée "syngué sabour", c'est d'être une pierre magique qui a la capacité d'absorber toutes les souffrances que vous voudrez bien lui confier, jusqu'à ce qu'elle éclate et, par la même occasion, vous soulage, vous libère, vous fasse accéder à une nouvelle vie.

La parole est libératrice, le dialogue, c'est la communication, et la communication mène à la communion, autrement dit une manière de s'adapter l'un à l'autre, de se mettre au même diapason, d'accorder ses voix pour une vie plus harmonieuse. Or durant les dix années que l'héroïne a partagées avec son mari, elle a été réduite à enfouir en elle tout ce qu'elle pouvait ressentir, tout ce qu'elle pouvait penser. Elle n'a pas vraiment vécu avec lui mais à côté de lui, du moins les quelques jours où il était présent à la maison. Le reste du temps, c'est-à-dire le plus souvent, il était au front, se battant au nom d'Allah dans une guerre fratricide. Nous sommes en Afghanistan, "ou ailleurs" précise l'auteur.

Ce roman est une sorte de monologue dialogué ou de dialogue monologué. Face à son mari inerte, mais qui respire régulièrement, la femme se met peu à peu à lui parler, à lui confier toutes ces "choses qui se sont entassées en (elle) depuis un certain temps" (p.90), elle est en effet persuadée qu'il l'entend, et qu'il sera sa "pierre de patience". S'il ne se rétablit pas et "éclate" comme la pierre, au moins elle lui aura tout avoué, elle se sent déjà plus légère ! Et si par bonheur son homme revient à la vie, elle espère que, après avoir entendu les épanchements de son coeur, ses frustrations, ses tentatives pour que s'affermisse leur union, sa volonté d'avoir une vie de couple plus épanouie, peut-être essaiera-t-il d'être un mari différent, plus à son écoute, plus dans le partage, au lieu de se retrancher continuellement dans son mutisme et son rôle de héros de guerre...

Le lecteur se demande donc avec angoisse comment tout cela va se terminer. Jour après jour, la femme fait les gestes quotidiens qui maintiennent la vie dans ce corps apparemment mort : le nettoyer, le changer, remettre du liquide dans la perfusion... La guerre qui sévit au dehors et qui s'invite aussi dans la maison accompagne ses gestes.

Elle guette, à chaque instant, un signe qui lui indiquerait que son homme est conscient, qu'il l'entend et comprend tout. A défaut, elle se raccroche à la seule manifestation de vie : sa poitrine qui se soulève à un rythme régulier. En fait, dans ce roman, "tout s'accorde au seul rythme de la respiration de l'homme." (page 52) Celle-ci est même la nouvelle mesure du temps, qui ne se compte plus en secondes, en minutes ou en heures, mais en "souffles".

Violence de la guerre, violence qui imprègne les rapports entre les humains, blessures intimes, dureté de la condition dans laquelle on veut maintenir la femme, ego de l'homme qui, au lieu d'avouer ses faiblesses, de se tourner vers la femme puisque celle-ci lui a été donnée pour être sa "compagne", celle avec qui il est censé tout partager pour aboutir ensemble à une solution, l'homme au contraire préfère masquer ses failles par une démonstration de "virilité" qui entraîne la cellule familiale et toute la société avec elle dans un engrenage où tout le monde souffre, finalement.


Le roman vous emporte dans son ryhtme rapide qui s'accélère davantage dans un dénouement à vous couper le souffle !


Atiq Rahimi, Syngué Sabour, pierre de patience, Editions P.O.L., collection Folio, 144 pages.

Lire d'autres avis : le journal d'une lectrice, à fleur de mots, un moment pour lire, chez Gangouéus.

dimanche 5 août 2012

Le Pleurer-Rire, d'Henri Lopes

Depuis sa parution en 1982, chez Présence Africaine, le Pleurer-Rire est régulièrement étudié en milieu scolaire et universitaire, au Congo Brazzaville comme ailleurs dans le monde : ce roman est considéré comme un "classique" de la littérature noire-africaine. Je me devais de le relire, pour rafraîchir ma mémoire d'une part et d'autre part aller à la source de l'exploitation, par l'auteur, de ce qu'on pourrait appeler le ''francongolais'' dans ses romans, autrement dit la transcription du français parlé dans les milieux populaires, un français moulé sur les langues nationales, par exemple avec l'expression formée par le pronom personnel ("moi", "toi", "lui", "nous", "vous", "eux"...) précédé de la préposition "pour", expression typique de nos langues, mais qui, rendue telle quelle en français, pourrait déboussoler les locuteurs français de la métropole. Exemple, page 18 :
"Est-ce que je suis pour moi dans leurs histoires-là ? Est-ce que j'ai mangé pour moi l'argent de Polé-Polé ?" (page 18).

Il y a bien d'autres cas de figure qui trahissent le "copié-collé" des langues locales. Certains personnages (ceux qui ont un niveau d'étude suffisant) savent adapter leur français en fonction de leur auditoire,  pouvant s'exprimer en francongolais comme en français académique, en passant par le français dit courant. Ce n'est malheureusement pas le cas de Bwakamabé na Sakkadé, militaire devenu président de la république à la faveur d'un coup d'état, ni de la majorité des membres de son gouvernement, choisis non selon leur mérite, leur capacité à assumer les fonctions qui leur sont attribuées, mais recrutés souvent sur une base tribale ou selon leur degré d'allégeance au chef de l'Etat. Il s'agit d'un Etat africain, non précisé : ce pourrait être n'importe lequel.


Ainsi, en dehors du style oral, typiquement congolais, adopté par Henri Lopes, du moins dans les passages de discours rapporté, l'autre intérêt du roman réside dans la description burlesque des régimes politiques africains au lendemain des indépendances.


Le Pleurer-Rire est une joyeuse caricature du pouvoir dictatorial. Bwakamabé na Sakkadé, dont l'inculture n'a d'égale que l'immense étendue de ses lubies, exerce son rôle de chef de l'Etat avec un appétit gargantuesque. Omniprésent, malheur au ministre qui s'avise de faire une déclaration publique ou d'inaugurer le moindre édifice : seul Tonton, surnom de Bwakamabé, doit apparaître en grandes pompes sur les écrans ; seuls ses discours, aussi creux soient-ils, doivent y passer en boucle. Tonton instaure et entretient le culte de sa personnalité. Tout porte d'ailleurs son nom : aéroport, stade, gymnase, grandes places etc.

Bwakamabé estime que le pays, pour ne pas dire le monde, doit tourner autour de sa personne. Normal : il n'est pas n'importe qui et prétend égaler des chefs légendaires comme le roi Louis XIV : n'aménage-t-il pas un jardin qui pourrait faire penser au jardin de Versailles, pour accueillir dignement ses hôtes lors des somptueuses réceptions données à l'occasion de ses anniversaires ? On l'appelle d'ailleurs, à un moment, le "Président-Soleil", par analogie au "Roi-Soleil". Bwakamabé se compare aussi au Christ : le "Messie", le "roi des rois", le "Sauveur", le "Saint Patron"... les allusions religieuses pour le désigner ne manquent pas.

L'importance que se donne Bwakamabé se manifeste surtout à travers une politique d'apparat qui ruine le pays. L'argent public est géré comme si c'était son argent de poche. Le président passe son temps à ordonner des dépenses farfelues et dispendieuses, pour lui-même aussi bien que pour l'entretien de sa famille, de sa tribu, de ses innombrables maîtresses surtout.

A ce rythme, les conséquences ne se font pas attendre : accumulation des mois de retard de paiement des salaires, trésor public à sec, misère du peuple... Mais Bwakamabé a son explication : n'allez surtout pas croire que c'est parce qu'il a dilapidé les fonds publics que ça va mal dans son pays, ah non ! C'est au contraire à cause des "pressions incessantes de la tribu et de l'incompétence d'en bas" (page 318).


La charge ironique est importante dans ce roman qui se présente comme un manuscrit, commenté séquence après séquence par un personnage qui a vécu les événements mais qui a, depuis, quitté le pays, et qui bénéficie du recul nécessaire pour apprécier à sa juste valeur la restitution des faits.  Au lecteur de réussir à mettre un nom sur ce commentateur averti. Une remarque cependant de celui-ci mérité d'être relevée car elle met l'accent sur la réception du roman : celle-ci pourrait diverger selon les lectorats : quelles seraient par exemple les impressions d'un non habitué de l'univers africain à la lecture de ce roman ?

"J'ai lu cet envoi d'une seule traite. Reste à vérifier si l'intérêt que j'ai ressenti aura la même puissance chez ceux qui n'ont jamais vécu au Pays." (page 143)

Le Pleurer-Rire nous montre un peuple bâillonné : la moindre remarque négative ou déplacée est sévèrement punie. Il faut acquiescer à tout ce que dit ou fait Tonton. Autant dire que le peuple n'est qu'une marionnette entre les mains de ce dictateur qui, lui, se donne pour le bon père irremplaçable du pays.

"Nous veillions surtout à applaudir quand l'animateur, ou Tonton, donnait le signal, de rire dès que nous voyions poindre un sourire, d'hurler dès que le ton de la voix montait ou l'index remuait avec vitesse. Quelquefois, ayayay ! nous nous trompions, mais nous nous reprenions aussitôt."
(page 219)

Ce roman nous montre aussi les rapports entretenus par ces régimes dictatoriaux avec les puissances occidentales, les "Oncles", des rapports entachés par une certaine hypocrisie. Chacun se souciant uniquement de son profit personnel au détriment du bien-être du peuple.


Henri Lopes, Le Pleurer-Rire, Présence Africaine, 1982 pour la première édition, 380 pages.


Lire aussi la chronique d'Hervé Ferrand, l'une des plus commentées de son blog.

mardi 17 juillet 2012

C'est l'Afrique que j'aime, Mots croisés, par Hubert Guézo

C'est les vacances. Pour les enfants, c'est chouette : plus besoin de se lever tôt, de se coucher tôt, plus de cours, plus de devoirs... "Oui, mais faut travailler un petit peu quand même !" Ça, c'est le discours des parents, qui veillent à ce que les enfants ne soient pas complètement déconnectés de toute activité intellectuelle, il y a une rentrée au bout de ces deux mois ! Pour ne pas avoir des méninges toutes courbaturées, il faut leur faire faire un peu d'exercice de temps en temps. De manière ludique, c'est encore mieux, c'est plus agréable, moins stressant. Et même sans nécessairement penser à la reprise des cours, ces deux mois sont longs, trop longs parfois pour les enfants, qu'il faut occuper. 



Quand il fait beau, ça va encore, les jeux de plein air ont de quoi leur faire dépenser de l'énergie, mais si le temps est morose, comment faire ? Ils vont avoir tendance à être scotchés à la télé, à la playstation ou tout autre écran, ce qui n'est pas l'idéal ! On aimerait qu'ils prennent plutôt un livre, mais en ce qui me concerne, j'ai compris une chose, surtout avec mon aîné : plus je lui demande de lire, plus il se rétracte, me lançant chaque fois son "tu ne penses qu'à ça, toi !" Alors je ne le l'y invite plus explicitement, je fais même comme si j'avais décidé de ne plus l' "embêter" avec ça, et... oh miracle ! Le soir avant de se coucher et le matin, au réveil, et même en voiture, il lit !!! Il échange des romans avec sa petite soeur qui, elle, adore la lecture !

Ce qui marche bien, ce sont les "cahiers vacances", pas mal ! Il les font avec plaisir. Ces "cahiers" proposent des exercices par niveau, ce qui est une agréable manière de réviser. Et si vous aviez une sorte de cahier vacances qui les inciterait à travailler le vocabulaire, la géographie et l'histoire, sur un thème en particulier : l'Afrique ? Vous me répondriez : "ça existe, ce type de cahier ?"

Eh bien oui, ça existe, au grand bonheur des originaires d'Afrique, qui aimeraient bien faire découvrir le continent à leurs enfants. La vision que ceux-ci ont de l'Afrique est souvent modelée par les reportages à la télé ou les journaux télévisés qui, bien souvent, ne s'y arrêtent que pour parler de calamités, de guerres, de famine etc. On ne peut pas non plus avoir la possibilité d'aller sur place visiter tous ces pays d'Afrique, si différents les uns des autres !

Et si on cessait de se focaliser sur l'aspect misère, comme s'il définissait ce continent et si on l'étudiait comme on étudierait n'importe quelle région du monde ? C'est ce que propose Hubert Yamongbè Guézo, qui a fait paraître aux éditions Daada Color, une brochure intitulée C'est l'Afrique que j'aime, mots croisés, dans laquelle figurent des dizaines de jeux : mots croisés bien sûr, mais aussi mots mêlés, quizz. Ils sont organisés en chapitres : il y a entre autres les "Personnalités et leurs valeurs", les "Présidents et langues officielles", les "Valeurs citoyennes et civiques"...

La brochure est vraiment intéressante et peut être l'occasion de tester ses connaissances sur l'Afrique pour les parents aussi. En fait, ce cahier vous fournira la possibilité de passer d'agréables moments en famille : tout le monde s'y met. Les uns guidant les autres pour trouver les solutions et attention : on ne triche pas, on va pas regarder à la fin la réponse aux exercices ! Les miens y sont réfractaires de toutes façons, ce qui m'a agréablement surpris. Ils sont d'accord pour vérifier dans le dictionnaire s'ils ne se sont pas plantés, mais pas question d'aller tout simplement piocher la réponse à la fin. Espérons qu'ils garderont toujours cet esprit : ne pas être rebuté par l'effort, se creuser les méninges jusqu'à ce que l'étincelle jaillisse, ne pas tricher...

Vous avez donc de multiples raisons d'acquérir cette brochure : acquisition ou révision de connaissances sur l'Afrique, moment convivial en famille, moyen astucieux de détourner les enfants des écrans de télévision ou de jeux video, ouverture sur les valeurs civiques...

En plus, Hubert Guézo n'en est pas à son premier opus, il a déjà publié deux autres brochures dans la collection Daada Color, qui a pour objectif de "concevoir et éditer des livres didactiques et de jeux éducatifs pour enfants, adolescents francophones qui souhaitent progresser en se nourrissant culturellement à la mamelle de l'Afrique".

Vous pouvez découvrir le site daada color ici


C'est l'Afrique que j'aime, Mots croisés et autres petits jeux, mots mêlés et quizz, par Hubert Yamongbè Guézo, avec la collaboration scientifique de Mireille Grosjean, spécialiste en éducation interculturelle, Eidtions Daada Color, 58 pages, 6 €.

Disponible en ligne. Vous pouvez aussi passer la commande chez votre libraire ou contecter daada color : contact@daadacom.fr




dimanche 15 juillet 2012

A Vol d'Oiseau, de Véronique Tadjo

A Vol d'oiseau a été publié il y a vingt ans chez L'Harmattan. On peut dire que cette oeuvre fait partie de la première série de publications de l'auteure, celle qui la fait découvrir, laisse apparaître les bourgeons qui éclateront dans les oeuvres futures.



C'est un ensemble de textes brefs organisés en chapitres, narrant des histoires à peine esquissées, présentant des personnages à peine décrits. En général, on n'a pas ou peu d'informations sur leur passé, sur leur devenir, juste leur présent, saisi dans son déroulement.

Pas de grand coup de projecteur donc, simplement la douce lumière de la poésie, au travers de laquelle le lecteur doit percevoir ou deviner les contours du récit. Le texte mis en exergue au début du livre avertit d'ailleurs le lecteur : il ne faut pas s'attendre à des histoires développées, des trames comme on en trouve habituellement.

"Bien sûr, j'aurais, moi aussi, aimé écrire une histoire sereine avec un début et une fin. Mais tu sais bien qu'il n'en est pas ainsi. Les vies s'entremêlent, les gens s'apprivoisent puis se quittent, les destins se perdent."

Le choix de l'auteur, c'est de montrer des situations, souvent malheureuses, vécues universellement, et inviter à les combattre, à les surmonter : "Ta force surgira de tes faiblesses éparses et, de ton humanité  commune, tu combattras les tares érigées en édifices royaux sur les dunes du silence."

Quelques exemples : une femme qui entretient une liaison avec un homme marié et qui ne supporte plus cette situation, mais le jour où ils se retrouvent une dernière fois pour rompre, ce jour-là, l'épouse légitime les surprend ; une jeune fille qui n'est pas prête à assumer une grossesse et qui décide d'avorter, fût-ce dans les pires conditions ; des artistes qui peinent à exercer leur talentà cause de la censure ; des mendiants qui se disputent un territoire ; un jeune qui voit sa bien-aimée partir, rongée par la maladie et qui veut l'aimer une dernièrefois...

En terre africaine comme en Occident, ou ailleurs dans le monde, les souffrances ébranlent autant, et l'on doit se raccrocher à l'espoir...

(Photo illustrant le site de l'auteur)

Véronique Tadjo, A Vol d'oiseau, L'Harmattan, 1992 (première publication : 1986 ?), 96 pages.

jeudi 12 juillet 2012

L'autre moitié du soleil, de Chimamanda Ngozi Adichie

Je classe résolument Chimamanda Ngozi Adichie parmi les meilleurs auteurs que j’ai jamais lus. L’an dernier, je la découvrais avec L’Hibiscus pourpre, un roman qui s’imprime avec force dans le souvenir du lecteur. Cette année j’ai enfin pu contempler L’Autre moitié du soleil, son second roman, qui vous saisit avec la même intensité, vous plonge dans l’histoire du Nigéria, une histoire si actuelle, si familière aux Africains qui, depuis quelques décennies voient se déclarer sur leurs territoires des guerres sur fond tribal. J’étais persuadée que L’Hibiscus pourpre demeurerait mon préféré, malgré toutes les productions ultérieures de l’auteur, si belles soient-elles, mais je ne suis plus aussi catégorique, je ne sais plus lequel des deux je préfère.




Ce sont deux œuvres différentes du point de vue thématique et pourtant unies par la profondeur du discours et la qualité de la narration. Il y a aussi d’autres similitudes, comme celle de trouver au sein d’une même famille le clinquant de la classe aisée et le dénuement des classes populaires qui pourtant ne perdent en rien leur vitalité, leur joie de vivre, elles se distinguent même par une sérénité, une « paix lumineuse » (p. 71) qui font souvent défaut aux riches.

Nous sommes donc au Nigéria, dans les années soixante. Un jeune adolescent, Ugwu, est engagé comme boy chez un universitaire que tout le monde traite de « fou » : il a toujours le nez dans ses livres, partage avec ceux qui l’entourent ses opinions, ses idées sur un Nigeria libéré de toute domination étrangère, prospère, créatif, travailleur… bref un pays qui serait sur la voie du développement ! C’est un homme que sa justesse, sa confiance en l’avenir mais surtout sa bonté, sa générosité distinguent des autres intellectuels. Ugwu s’en rendra compte lorsqu’il comparera sa situation à celle des autres boys du voisinage. Odenigbo, alias Master, refuse même d’être appelé « maître » par ses domestiques qu’il gratifie du titre d' « ami », en particulier lorsqu’il s’adresse à Ugwu.

C’est également la même bonté qui émane d’Olanna, sa compagne, qui n’a pas été gangrenée par la richesse de ses parents. Bien souvent l’argent, comme la rouille, gâte les âmes, mais Olanna a gardé une grande simplicité dans ses relations avec les autres. Ses études, Sa grande beauté ne lui ont pas non plus fait perdre le sens des valeurs. Sa jumelle, Kainene, qui ne lui ressemble point, m’a fait penser à un des personnages de Blues pour Elise, une des « Bigger than life » (Shale, si je ne me trompe). Elle a un caractère bien trempé. Ses petits amis sont souvent des blancs, elle en rencontre un avec qui elle engage une relation durable : Richard, un journaliste qui aspire à être écrivain.

Dans ce Nigeria des années soixante, les Blancs ont leurs préjugés sur les Noirs et réciproquement. De part et d’autre, les vices ne manquent pas, car l’homme est ainsi fait que, d’où qu’il vienne, son égoïsme, son caractère intéressé, sa volonté d’être remarqué… ont du mal à être mis en sourdine.

Le récit est mené selon le point de vue de trois personnages : le jeune villageois Ugwu, la belle Onana, et Richard, le Blanc qui ne se contente pas de juger de l’extérieur, mais qui apprend à connaître le pays, les autochtones, a envie de faire découvrir au monde la beauté, la culture de ce Nigeria qu’il a adopté. Il apprend même l’ibo, langue de la tribu de sa compagne, Kainene. A côté des ibos, il y a les Haoussas, les Yorubas et bien d’autres ethnies encore, comme souvent dans les pays d’Afrique qui, de ce fait, sont multilingues. Là aussi, les préjugés sont bien ancrés, on se méprise les uns les autres, on se considère comme la tribu la plus digne etc. Gare aux jeunes gens qui vont trouver l’amour dans l’autre ethnie, ils se mettent leurs parents à dos ! Mais cela aurait-il suffi pour faire se dresser les uns contre les autres au point de se massacrer sans merci dans ce qui allait devenir la guerre du Biafra ? C’est une guerre qui oppose principalement les Haoussas aux Ibos. Ces derniers, qui connaissent à un moment donné un traitement inhumain, se révoltent et décident de déclarer leur territoire indépendant. Les puissances occidentales agissent en souterrain, en armant les uns au détriment des autres. Mais pour la presse, pour tous, cette guerre illustre combien les Nigérians sont tribalistes et prompts à s’entredéchirer.

Et voici sur quoi se fondent parfois leurs arguments :  

‘‘Les articles le contrariaient. « D’anciennes haines tribales », écrivait le Herald, étaient à l’origine des massacres. La revue Time avait intitulé son article HOMME DOIT TAPER, reprenant une expression inscrite sur un camion nigérian, mais l’auteur avait pris le mot au sens littéral et en avait tiré la conclusion que les Nigérians étaient si naturellement portés à la violence qu’ils allaient jusqu’à inscrire sa nécessité sur leurs camions de voyageurs. Richard avait envoyé une lettre lapidaire à Time. En pidgin nigérian, écrivit-il, le mot « whack », « taper », signifiait « manger » (p. 261)
[Au congo, on dit parfois "damer" pour "manger", ce qui est aussi susceptible d'être interprété par de la violence pour qui ne maîtrise pas le langage familier du pays.]

Richard ne s’arrête pas là dans sa volonté de mettre les points sur les i, il rédige un article dont voici un extrait :

"L’idée que les tueries récentes seraient le produit d’une haine « séculaire » est trompeuse. Les tribus du Nord et les tribus du Sud sont en contact depuis longtemps ; leurs échanges remontent au moins au IXe siècle, comme l’attestent certaines magnifiques perles découvertes sur le site historique d’Igbo-Ukwu. Il est sûr que ces groupes ont dû également se faire la guerre et se livrer à des rafles d’esclaves, mais ils ne se massacraient pas de cette façon. S’il s’agit de haine, cette haine est très récente. Elle a été causée, tout simplement, par la politique officieuse du « diviser pour régner » du pouvoir colonial britannique. Cette politique instrumentalisait les différences entre tribus et s’assurait que l’unité ne puisse pas se former, facilitant ainsi l’administration d’un pays si vaste." (p. 262)

C’est curieux comme le schéma qui a produit la guerre du Biafra est presque identique à celui qui a opposé le Nord et le Sud au Congo-Brazzaville, j’a envie de dire aussi les Tutsi aux Hutu. Chaque fois on a réduit les affrontements meurtriers à une simple guerre tribale, alors que les enjeux, les circonstances, les causes sont multiples et n’épargnent personne, surtout pas les Occidentaux.

J’ai apprécié la saveur nigériane de l’écriture marquée par les expressions locales. J’ai aimé l’organisation du récit, oscillant entre le début et la fin des années soixante et réparti entre Ugwu, Olanna et Richard, dans le regard desquels on perçoit successivement les événements, jusqu’au chapitre 12. Cet ordre minutieux est bouleversé à partir du chapitre 13, lorsque la guerre s’amplifie.

L’autre moitié du soleil, c’est l’histoire d’une guerre, celle du Biafra, avec toutes les horreurs qu’implique la Folie des Détonations (tueries macabres, viols, vols, humiliations, déplacements massifs des populations, enrôlements forcés...). C’est aussi l’histoire d’un grand amour, celui d’Olanna et d’Odenigbo, qui va connaître les pires épreuves mais qui résiste, malgré tous les assauts qui sont lancés contre lui.

Le titre évoque le signe distinctif du drapeau qu’avaient choisi les Biafrais : une moitié de soleil. Mais le roman aurait pu aussi porter comme titre « Le monde s’est tu pendant que nous mourions », projet romanesque de Richard, repris par Ugwu, qui est retourné à l'école grâce à son patron et a pris goût à la connaissance, à la lecture et à l'écriture.

C’est un de ces romans qui prennent en otage le lecteur et risquent de vous faire passer une nuit blanche.


Chimamanda Ngozi Adichie, L’autre moitié du soleil,  Gallimard, collection Folio, 2006 pour l’édition originale, 2008 pour la traduction française, par Mona Pracontal, 670 pages.


Le roman a été couronné par l’Orange Prize et la traduction de Mona Pracontal récompensée par le Prix Baudelaire de la traduction 2009.

lundi 9 juillet 2012

Nuit ambiguë

Voici un texte extrait de mes gribouillis de jeunesse. Le recueil de nouvelles de Toufaht Moutahre (ci-dessous chroniqué), qui accorde une place importante à la nuit, pleine de mystères et riche de signification, m'y a fait repenser.

C’est la nuit,
Nuit ouverte à la tranquillité
Nuit appelant douceur et sérénité,
Nuit qui stimule la méditation
Devant cette immensité mystérieuse,
Immensité sublime qui émerveille.
Nuit, enchevêtrement
Des rayons de la lune dans le filet des ténèbres,
Des bruits de la faune dans l’épaisseur du silence.
Nuit, tu nous transportes irrésistiblement
Au pays du conte et de l’imagination,
De la rêverie et de l’exaltation.
Tu nous grises de bonheur,
Tu es la nuit des campagnes.
  
C’est la luit,
Nuit meurtrie par le bruit tapageur
Des véhicules, des bars et de ses adeptes,
Nuit qui chante l’insouciance, la confiance
Dans les lampadaires, les phares, les ampoules,
Mais ce n’est que purs artifices
Car elle est l’enveloppe de l’insécurité.
Enveloppe qui se laisse percer facilement
Pour laisser éclater au visage
L’horreur, la violence, la vilenie.
Nuit qui couve assassins, violeurs, voleurs, fous,
Nuit qui donne la chair de poule
Nuit qui réjouit les prostituées, les débauchés
Cette nuit est dénaturée, dépravée
Elle nous glace d’effroi
C’est la nuit des villes
 
 
(poème publié dans le journal NGOUVOU N°37, 1996)

mercredi 4 juillet 2012

Ames suspendues, deTouhfat Mouhtare

Première œuvre de Touhfat Mouhtare, Âmes suspendues est un recueil de neuf nouvelles que l’on déguste avec gourmandise, elles sont si délicieuses ! L’auteure les a préparées avec soin, elle y a mis ce quelque chose qui vous fait reconnaître tout de suite le savoir-faire et vous pousse irrésistiblement à répondre à une future invitation. Espérons seulement que ce sera plus copieux, car pour l’instant, Touhfat Mouhtare ne fait que nous mettre en appétit, elle ne va pas plus loin, comme si elle craignait de ne pas plaire au lecteur, comme si elle voulait d’abord tester le public en lui présentant un échantillon de ce qu’elle est capable de faire. Je me permets de répondre au nom de tous les amoureux de la littérature : le test est réussi !



Ces nouvelles sont portées par un souffle poétique : le texte est mélodieux, il se murmure ou se chante, sur un air triste ou enthousiaste, c’est selon. Mais il est surtout marqué par la fraîcheur de la nuit, dominante dans les nouvelles. La nuit est le cadre de presque toutes les nouvelles, elle en devient même un des personnages : complice de ceux qui savent se taire et écouter, elle recèle tant de beautés, mais surtout tant de secrets ! Elle est l’oreille à qui on confie ses peines, l’amie auprès de laquelle on se réfugie pour protéger sa pudeur.

Le recueil met en avant le thème de l’amour, qui « est à la fois une arme et un mal » (p. 60), qui meurtrit et qui protège, l’amour auquel nul ne peut échapper. Les personnages,  majoritairement féminins, séduisent par leur détermination. Mais ceux masculins ne le sont pas moins, comme « le vieil homme » qui tient bon, malgré l’ingratitude de la vie qu’il mène, et ce grâce à sa force intérieure. C’est encore une fois une force intérieure qui prend le visage de l’amour.

Bref, le recueil Ames suspendues, de Touhfat Mouhtare, nous présente des âmes suspendues à l’espoir de lendemains meilleurs, ces âmes qui espèrent qu’un sésame leur ouvrira les portes d’une vie conforme à leurs rêves, à leurs désirs, désir d’amour, désir de réussite, désir de reconnaissance.

Parmi les neuf nouvelles, mes préférées sont « Shhh », pour son pouvoir de suggestion : cette nouvelle raconte tout un drame, tout un roman mais en à peine quelques pages ! Et « I », parce qu’elle montre toute la violence à laquelle est confrontée la jeune femme, la femme tout simplement, violence de la misère qui livre celle-ci à la violence de la société.


Touhfat Mouhtare, Ames suspendues, Nouvelles, Editions Coelanthe, 2012, 72 pages, 10 €.

On a autant de plaisir à lire l'auteure qu'à l'acouter : voici ci-dessous le lien vers l'émission que Gangoueus lui a consacrée.

http://www.sudplateau-tv.fr/litteratures/item/842-les-lectures-de-gangoueus-invit%C3%A9-touhtfa-mouhtare