Dès que l'on commence la lecture du dernier roman de Stéphane Audeguy, on est accueilli par une première personne du pluriel tout imprégnée de majesté, de perspicacité, de sagesse ; et c'est tout naturel puisque c'est la voix de ceux qui sont passés de l'autre côté : ils ont du recul dans l'appréhension des choses et portent désormais sur celles-ci un regard vif, un regard vrai.

"Nous autres", c'est le titre du roman, c'est aussi la voix qui narre les événements dans le roman. Cette voix dépouille la vie des personnages et à travers celle-ci l'histoire d'un pays, le Kenya. Tandis que nombreux se rendent là-bas comme dans bien d'autres pays d'Afrique ou d'ailleurs pour faire des affaires, faire du profit, exploiter au maximum ce qui est exploitable sans égard pour les conséquences négatives, quelques uns s'y installent par conviction. C'est le cas du père de Pierre. Il a envie d'être utile, il veut donner de sa personne et améliorer si possible les conditions de vie de la population au milieu de laquelle il a choisi de vivre.
Cependant il meurt dans des circonstances qui semblent mystérieuses. Ayant souscrit une assurance-vie au bénéfice du fils qu'il avait eu dans sa jeunesse, ce dernier est contacté par les services de l'Assurance pour se rendre au Kenya et prendre les dispositions nécessaires concernant l'inhumation de son père. Ce père est presque un inconnu pour lui, il ne l'aura rencontré qu'une seule fois de son vivant. Il apprendra à le connaître en même temps que le lecteur.
J'ai apprécié dans ce roman la narration qui croise histoire du pays et récits de vie, j'ai apprécié l'élégance avec laquelle Stéphane Audeguy rend hommage aux disparus, aux milliers d'anonymes qui ont contribué à bâtir le pays mais qui n'ont nulle stèle, nul monument à leur gloire ou simplement à leur mémoire. Il s'agit bien évidemment des autochtones car les autres, Blancs, Indiens ou autres, qui ont perdu la vie sur le territoire kenyan, ou qui ont fait même la plus quelconque action, leurs noms, ou du moins leur nombre est connu. Stéphane Audeguy donne la parole aux inconnus, aux sans voix. Il rappelle aussi combien un pays s'urbanise dans la douleur, comme l'illustre bien la construction du chemin de fer, "cette ligne si simple sur les cartes kényanes, la longue cicatrice de la peine des hommes". (p. 148)
Pour ceux qui n'ont pas encore goûté un morceau de Stéphane Audeguy comme c'était le cas pour moi jusque là, Nous autres sera une excellente entrée en matière.