mercredi 27 août 2008

Beloved, de Toni Morrison

Le premier arrivé sera le premier servi ? Ça ne marche pas avec les livres. Les premiers à atterrir sur la table de travail ne sont pas forcément les premiers à être lus, on ne les dévore pas par ordre d’apparition dans notre carnet des lectures futures. Ne voilà-t-il pas que j’ai demandé à certains des romans qui attendent sagement, depuis longtemps, que je dialogue avec eux d’attendre encore un peu, pour que je puisse plonger dans l’environnement de Toni Morrisson ? Ne possédant encore aucun Morrison, je me suis rendue à la bibliothèque municipale. Sur les rayons, pas grand chose : Sula et aussi Love dont je me suis tout de même emparée. Ce ne peut être possible ! Ils n’ont pas Beloved ? Un habitué de Morrison classe celui-ci ainsi que L’œil le plus bleu au top des œuvres de cet auteur. Je vérifie sur le catalogue et là, soulagement : la bibliothèque possède bien d’autres titres de Morrison mais ils sont rangés en magasin. Une gentille bibliothécaire va me chercher Beloved et revient en disant qu’il y a là-bas bien d’autres choses, dont L’œil le plus bleu. Me voilà servie.

Mes emplettes faites, je m’attable, espérant faire un bon repas. De la 4e de couverture émerge un mot : malédiction. Malédiction d’un bébé. Une petite fille. Egorgée par sa mère. Pourquoi ? Comment ? Suffit ! Inutile de tourner autour. Faisons le grand plongeon.

Je sors de là encore toute éclaboussée de la vie à part du Bon abri et des mystères de Bluestone Road, N°124. Nous sommes aux Etats Unis, vers la fin du dix-neuvième siècle. Les Noirs ne sont pas encore libres. Ils appartiennent encore corps, âme et descendance à des fermiers Blancs. Mais déjà des voix s’élèvent, des combats sont menés pour faire cesser l’esclavage. Et parmi les Maîtres blancs, on relève des différences de traitement vis à vis de leurs esclaves noirs.

Au Bon abri, la devise des maîtres, M. et Mme Garner, est : faire de leurs esclaves « des hommes », ne pas simplement les considérer comme une vulgaire marchandise. Ainsi ils leur enseignent tout ce qu’ils souhaitent apprendre, leur permettent même certaines libertés comme d’avoir un fusil de chasse, chose impensable et condamnée chez d’autres fermiers. Les Garner possèdent au total cinq jeunes hommes : Paul D, Paul F, Paul A, Halle et N°Six, ainsi qu’une jeune fille, Sethe, arrivée en remplacement de Baby Suggs, dame déjà âgée et à la santé abîmée par la condition d’esclave. Elle est la mère de Halle et celui-ci a sacrifié tous ses jours libres pour racheter la liberté de sa mère. Baby Suggs avait eu bien d’autres enfants avant Halle qu’elle n’a pas vu grandir, car ils ont tous été vendus à tel ou tel autre fermier blanc. Les esclaves dont l’esprit est déjà modelé par leurs années d’expérience s’interdisent d’ailleurs de trop s’attacher à leurs proches car ils savent qu’ils seront un jour ou l’autre séparés, ils ne formeront jamais une famille, chacun sera perdu dans une plantation, comme s’il était seul au monde, sans père, ni mère, ni frère, ni sœur, ni oncle, ni cousin..., baptisé et rebaptisé en fonction de leur propriétaire. Ils sont en fait anonymes, d’où ces dénominations : Paul D, Paul A, N°Six...

Quant aux femmes, le pire pour elles, c’est d’être non seulement des esclaves utiles dans les champs, pour les travaux domestiques, mais aussi des esclaves sexuelles dont parfois tous les hommes de la Maison à laquelle elles appartiennent usent et abusent. Elles ont forcément des grossesses à répétition : œuvres de l’esclavage sexuel ou fruit de leurs amours. Peut-on avoir ne fut-ce qu’un brin d’amour pour les enfants nés de « la lie » ? Nombreuses répondent « Non » et font mourir ces bébés. Mais quand on a eu un enfant avec quelqu’un qu’on a aimé, quand cet enfant grandit et que l’on voit qu’il va vivre les mêmes ignominies, les mêmes souffrances morales et physiques, alors on a envie de le protéger. C’est ce qui anime Sethe, la seule fille du Bon Abri.

Sethe avait choisi Halle parmi les cinq garçons. Ils ont eu des enfants, puis M. Garner est décédé, un parent des Garner arrive pour reprendre les choses en mains et les règles changent au Bon Abri. Le traitement est tel que les esclaves décident de s’enfuir. La plupart sont pris, tués. Sethe réussit à faire fuir ses enfants puis à se sauver elle-même. Mais elle est poursuivie. Au moment où les maîtres la retrouvent, avec renfort de la police, elle sait ce qui l’attend. Mais est-ce que ses enfants devront être aussi des proies à broyer ? « J’ai pris mes bébés et je les ai mis en sécurité », déclare-t-elle. En Sécurité, c’est mettre fin à leurs jours. Trois sont sauvés in extremis, mais l’avant-dernière meurt. Pourtant Sethe l’aimait comme aime une mère. N’ayant pas d’argent elle acceptera de coucher avec le graveur de tombes pour que celui-ci puisse marquer au moins un mot sur la tombe de sa petite fille : "Beloved", bien-aimée.

C’est cette enfant qui plus tard vient hanter le 124, à Bluestone Road, là où Baby Suggs, Sethe et ses enfants ont élu domicile loin de l’esclavage. Les deux aînés partiront : chassés par le fantôme ou par le souvenir de l’acte de leur mère ? La grand-mère Baby-Suggs s’éteindra avec l’âge, ne resteront que Sethe et Denver, sa dernière fille.
Un jour apparaît un des hommes du Bon Abri : Paul D, qui avait aimé Sethe et l’avait convoitée comme les autres. Il chasse le fantôme revanchard et s’installe avec Sethe et Denver. Mais aussitôt après, une jeune femme du nom de Beloved vient demander asile au 124...

Beloved est une interrogation sur l’amour, dans tous les sens du terme. C’est quoi l’amour ? Cette question est aussi le titre d’une émission, mais je ne puis trouver mieux pour exprimer la source où le roman puise sa densité. C’est également une affirmation que notre monde et le monde de l’au-delà sont plus proches qu’on ne le croit. Il est évident, d’après le roman, que ‘‘les morts ne sont jamais morts’’, les manifestations de la petite égorgée ne choqueront ni ne surprendront un lecteur africain ; d’autres lecteurs s’empresseront de classer le livre dans le fantastique pour apaiser leur esprit sceptique.
Le lecteur doit reconstituer l’histoire des personnages comme une araignée qui tisse sa toile, avec les fils que l’auteur lui livre page après page, mais la distribution de ces fils est si savamment faite qu’il faut arriver jusqu’à la dernière page pour avoir tous les éléments en mains.

Beloved, un premier plongeon rafraîchissant dans l’univers du Prix Nobel 1993.

2 commentaires:

kinzy a dit…

Magnifique ouvrage d'une femme qui restera pour moi un véritable exemple en matière d'écriture, pendant des années j'ai dévoré ces oeuvres dont le plus ou moins connu ( la chanson de Salomon )que j'ai relu deux fois.
tu me redonnes envie de relire Beloved.
Tar baby
et l'oeil le plus bleu.
merci sista

Liss a dit…

Si tu as relu deux fois la Chanson de Salomon, alors je retiens ce titre.Je dois poursuivre la découverte de cet auteur.