mardi 8 septembre 2009

Ne brûlez pas les sorciers, de Donatien BAKA

L’Afrique ne se développe pas à cause du néocolonialisme, à cause de l’ingérence des pays occidentaux dans ses affaires intérieures ? Le peuple serait dans la misère à cause de ceux qui pillent nos richesses ? A cette question, plusieurs auteurs africains veulent désormais répondre en pointant du doigt notre propre responsabilité dans les malheurs qui nous accablent, comme Léonora MIANO dans ses admirables Contours du jour qui vient ou dans L’Intérieur de la nuit. Donatien BAKA semble s’atteler à la même tâche ou bien, pour poser le problème autrement, semble poser le préalable selon lequel, si d’autres sont également concernés par ce qui nous arrive de négatif et doivent pour cela être dénoncés ou combattus, il faudrait commencer par déloger un ennemi d’autant plus dangereux qu’il est à l’intérieur de nous-même : nos croyances. Il faut commencer par faire le ménage de ce côté-là, car nous sommes nous-mêmes notre pire ennemi.
Jean ANOUILH disait, à propos des jeunes et de la vie, qu’ils la laissaient « couler sans le savoir, entre leurs doigts ouverts »1, plutôt que de retenir dans leurs mains cette eau précieuse qu’est la vie. Eh bien cette image peut également s’appliquer aux "aFriqués". Ainsi se nomment les habitants de "l’aFric", pays imaginaire dans lequel évoluent les personnages du roman, et qui pourrait être le Congo ou tel autre pays africain. Ce nom ‘‘aFric’’, homonyme de l’Afrique, dit explicitement combien les sujets évoqués dépassent le cadre national pour s’étendre sur une bonne partie du continent. Il fait aussi référence à la misère d’une majorité de la population qui manque de moyens financiers pour subvenir à ses besoins (aFric = sans fric), tandis que quelques nantis mènent la belle vie. Quels sont donc ces problèmes internes, ces taureaux qu’on devrait prendre par les cornes ?

Le Diktat de la société
L’homme vit au sein d’une société dont il doit respecter les règles pour être en accord avec elle, pour ne pas risquer de se retrouver en prison. Cependant il y a un autre niveau d’appréciation qui échappe à la réglementation et qui ne regarde que l’individu : la conduite personnelle, les habitudes, le comportement. Et là on voit comme l’individu, qui a pourtant à ce niveau la liberté d’agir comme il l’entend, se conduit au contraire comme esclave de la société. Il a du mal a prendre son indépendance ; il agit, non comme cela serait bénéfique pour son équilibre personnel, mais selon ce que lui dicte la société.
En aFric, quand quelqu’un a ‘‘réussi’’, cela doit se ‘‘voir’’, c’est-à-dire être habillé chiquement, avoir villas, voitures (de luxe), personnel de maison (domestiques, jardiniers, cuisiniers…). En outre, l’homme qui a des ‘‘moyens’’ doit le montrer par sa capacité à entretenir plusieurs femmes. C’est ainsi que Lopo, personnage central du roman, se laisse entraîner par ses amis et collectionne les maîtresses. Il a désormais plusieurs « bureaux », s’arrangeant pour que sa femme officielle, Mado, ne se doute de rien, ou pour que telle maîtresse qui croit être sa favorite ne soupçonne pas l’existence d’autres favorites. Lopo doit donc se livrer en permanence à une gymnastique intellectuelle et physique pour soutenir ses foyers (principal et secondaires). Malgré le plaisir que peut lui procurer cette diversité de foyers, ce train de vie commence à lui peser et il veut y mettre un terme. Cependant, comme une drogue, vouloir s’en affranchir est une chose, le sevrage effectif étant une tout autre chose.
La société africaine est également muselée par la pensée selon laquelle la mort est forcément l’œuvre d’un sorcier. Maladies, accidents, ne sont jamais perçus comme naturels, ils sont toujours le résultat de manœuvres mystérieuses. Le comble, c’est lorsqu’on croit que même une maladie comme le sida est utilisée comme outil par les sorciers pour éliminer leurs victimes. En d’autres termes, attraper le sida serait fatalité.

La Tragédie du Sida
On peut admettre l’idée d’une certaine fatalité dans les campagnes reculées où, les sujets touchant à la sexualité étant encore trop tabous et les centres éducatifs pouvant édifier la population n’existant pas ou peu, les gens ne sont pas informés sur cette maladie, sur les moyens de contamination et la façon de se protéger. Il suffit donc d’une personne pour que tout un village soit contaminé. En effet si on ne se contente pas de son partenaire habituel et qu’on élargit sa famille sexuelle – j’entends par famille sexuelle toutes les personnes avec qui on a des rapports sexuels – on risque, non seulement de recevoir le virus d’un partenaire lui aussi très « famille élargie », mais aussi de le refiler à toute sa propre « famille ».

Ainsi, Lopo a beau loger, nourrir et vêtir Nana, la maîtresse qui lui a donné un enfant ; celle-ci a beau lui protester chaque jour son amour, il n’est en définitive que son « groto », c’est-à-dire « l’amant fortuné qui assure la satisfaction des besoins matériels de la maîtresse »2, tandis que son « genito », autrement dit « celui qui procure le plaisir charnel »2 est un autre : Jacques. Ce dernier avait lui-même une copine, décédée à la suite d’une pénible maladie. Tout le monde a conclu : « sorcellerie », y compris Jacques. N’empêche que Nana commence à regretter d’avoir abandonné le préservatif avec Jacques, « se fiant aux allures costaudes »3 de celui-ci. Elle craint que la copine de son amant soit en réalité morte du sida. C’est la seule à avoir ce raisonnement logique : La copine de Jacques est peut-être morte du sida ; Jacques lui-même est peut-être contaminé ; il m’a peut-être transmis le virus que j’aurais transmis à Lopo, qui l’aura transmis à sa femme… Nana, Jacques, Lopo, Mado habitent en ville ; ils n’ignorent pas comment on attrape la maladie du siècle, pourtant les précautions élémentaires comme le préservatif sont négligées et leur réaction, face à cette maladie, est purement ahurissante.

L’aFric des paradoxes
De retour du village où il est allé se ressourcer, Lopo tombe gravement malade. Il n’en faut pas plus pour que tous déduisent que son séjour auprès de ses parents paysans a été néfaste pour lui. Mado, sa femme, l’emmène quand même à l’hôpital d’où ils sortent avec une information capitale : Lopo est atteint du sida. Comment alors expliquer que Mado, qui est pourtant enseignante, se joigne à la famille de Lopo pour le trimbaler chez les féticheurs ? Comment comprendre qu’elle espère une guérison miracle dans la secte « Dieu pensera un jour à nous » ? Il n’y a plus de différence entre le campagnard qui n’a jamais été à l’école, n’a pas accès à Internet et les habitants des villes qui ont tous les medias à leur disposition. Le savoir scientifique que peut détenir ces derniers ne parvient pas à supplanter dans leur esprit les superstitions.
Bien d’autres paradoxes sont évoqués : être un pays producteur de pétrole et manquer d’essence dans ses stations-service ; avoir des terres riches, des productions agricoles dans l’arrière-pays qui y pourrissent à cause du mauvais état des routes ; avoir plus accès aux produits importés qu’à ceux de son propre pays. Il y a aussi l’extravagance, que ce soit pour un mariage ou un décès, alors qu’on pourrait être moins dispendieux et donner le surplus aux orphelins ou aux gens dans le besoin…
Les paradoxes, ce sont aussi les complexes : faire plus confiance à un Blanc, lui confier de préférence des responsabilités ou des missions même si son collègue Noir est le plus compétent, le mieux formé en la matière ; le « maquillage » autrement dit le décapage de la peau…
Bref les paradoxes en aFric sont innombrables. L’un des plus frappants est que, tandis que dans d’autres pays on accorde une attention particulière aux enfants, aux jeunes qui constituent la nation de demain, en aFric ils sont abandonnés, ils sont des laissés-pour-compte.

L’échelle des injustices
Les enfants sont les grandes victimes des déportements des adultes. A la mort de Lopo, sa veuve et ses enfants sont écartées de l’héritage laissé par celui-ci ; ils doivent se trouver un autre logement et subvenir eux-mêmes à leur besoin. Si Mado, qui est fonctionnaire, arrive à joindre les deux bouts malgré les retards de salaire, ce n’est pas le cas pour Nana et son fils Gigi. Cette dernière meurt d’ailleurs peu de temps après Lopo. Gigi est récupéré par sa tante maternelle qui essaie de l’élever en fonction de ses moyens. Mais qu’il s’agisse de Gigi ou des enfants de Mado, la disparition du père, avec tout ce que cela a entraîné comme bouleversements dans leur vie, crée un malaise psychologique qui pousse les enfants dans les rues. C’est l’occasion pour l’auteur de parler de ce phénomène qui prend de plus en plus de l’ampleur : les enfants de la rue. A ce sujet, il convient de saluer les œuvres de littérature pour la jeunesse Zozo d’la rue 4 et La Saison des criquets 5 qui, en littérature, sont parmi les premières à alerter l’opinion publique sur les « phaseurs »6 au Congo-Brazzaville. C’est aussi l’occasion d’encourager le travail des Editions Mokand’Art dans leur optique pédagogique, essayant de remettre la jeunesse au centre des intérêts, d’autant plus que la population africaine est majoritairement constituée de jeunes.
On retrouve l’injustice à tous les niveaux ; dans tous les domaines on a un bourreau et une ou des victimes : l’Etat envers les fonctionnaires et les retraités ; les responsables qui dans une société créent des discriminations entre les salariés ; l’époux démissionnaire qui laisse son épouse gérer seule l’éducation des enfants pendant que lui vole de conquête en conquête ; la maîtresse qui veut nuire à l’épouse officielle pour prendre sa place ; les parents du disparu vis à vis de la veuve et des orphelins qui sont maltraités… Même Mado, qui pourrait passer pour la figure honorable du roman (elle soutient son mari durant toute sa maladie, recueille plus tard Gigi, le fils de sa défunte rivale) n’est pas exempte de torts : elle fait d’Afia, une nièce éloignée venue l’aider pour le ménage, une véritable esclave à qui le repos n’est pas permis. L’auteur qualifie ce phénomène de « type d’esclavage moderne » qu’on observe dans de nombreux pays d’Afrique et même en Europe dans les foyers africains, où une cousine, une nièce venue du pays devient une véritable bête de somme.

Conclusion
Donation BAKA fait en quelque sorte « l’état des lieux » de l’Afrique aujourd’hui, évoquant presque tous les sujets. Il dit d’ailleurs lui-même : « c’est mon premier roman, alors j’ai eu envie de tout déballer. »7 Les faits semblent laissés à l’appréciation du lecteur, mais l’ironie perce parfois dans certaines pages,ainsi que le ton pédagogique. Quant aux paradoxes, ils peuvent à certains égards paraître comme un non-sens, ils peuvent friser l’incohérence, mais la vie n’est-elle pas elle-même incohérente, elle qui laisse souffrir les innocents et fait la part belle aux scélérats ?

Donatien BAKA, Ne brûlez pas les sorciers, L'Harmattan, 2007, 210 pages, 18.50 €

NOTES
1. Jean ANOUILH, Antigone, Editions de La Table ronde, p. 91.
2. Ne brûlez pas les sorciers, p. 69.
3. Idem, p. 71.
4. L. V. MPENE MALELA, Zozo d’la rue, Editions Mokand’Art, Brazzaville, 2004.
5. F. KIBINZA, La saison des criquets, Editions Mokand’Art, Brazzaville, 2004.6. "Phaseurs" : enfants de la rue
7. Interview de l’auteur par Solange SAMBA-TOYO parue sur Congopage.

9 commentaires:

Caroline.K a dit…

Oups Liss! j'avoue que je ne suis pas allée au bout de l'article, mais je me suis arrêtée à la fin du chapitre sur le diktat de la société et c'est vraiment intéressant de soulever certaines questions à ce sujet, mais j'y reviendrais, là, ma couette me fait les yeux doux.

Autrement, pour te répondre, non je ne connais pas Rhode Makoumbou, ma complice est aussi mon informatrice, un peu mon Huggy les bons tuyaux en jupon, elle me rencarde sur des éléments qui pourraient m'intéresser, surtout sur le Congo.
Bonne journée
A bientôt
Bises
Caro

Liss a dit…

Tu as bien raison, Caro, car l'article est trop long par rapport au temps qu'un internaute a à consacrer à ses nombreuses vadrouilles sur le net. C'est un article que j'avais fait aussitôt après ma lecture de ce roma, il y a plus d'un an je crois, mais je n'ai pas voulu le raccourcir car il pourrait intéresser celui qui veut en savoir plus sur ce roman, et il y a tellement de choses à dire sur ce roman que voilà, je l'ai laissé tel quel. Mais je te promets que je ne m'hasarderai plus à faire de si longs papiers, très peu de lecteurs iraient jusqu'au bout de la lecture. Je vais de ce pas voir chez toi si tu es toujours ''en travaux''.

Caroline.K a dit…

Que ce soit trop long pour moi ne veut pas dire que ce le soit pour ceux qui aiment lire en général, ce qui n'est pas mon cas à la base. Donc, je crois que tu fais bien de suivre tes envies et ceux qui partagent la même passion ne te trouveront pas longue du tout. En attendant, j'avoue que les gros romans, c'est vraiment difficile à envisager pour moi. Mais de temps en temps, je m'y mets, en tout cas, je fais des listes pour plus tard. Je retourne en pause bientôt en effet, alors je fais encore quelques tours d'horizon.
à bientôt

Anonyme a dit…

Lorsqu'on a lu le livre, on est souvent bien content d'avoir un article bien détaillé donnant le point de vue du blogueur. C'est le cas ici! On découvre à coup sûr des éléments que l'on n'avait pas perçus dans notre propre lecture. C'est la difficulté d'écrire un billet sur un blog, il faut en dire suffisamment pour donner envie et susciter par la suite des échanges mais pas trop pour ne pas tout dévoiler. çà prend un temps fou à faire!
Anne

Liss a dit…

Merci à toutes les deux de m'encourager à faire mes billets sans m'inquiéter du nombre de lignes.

A Anne : comme vous dites, ça prend un temps fou à faire un article qui nous paraisse satisfaisant pour le blog, c'est plus laborieux que la simple lecture du roman. Merci d'être passée.

A Caro : Je viens juste de recevoir un lien qui m'invite à découvrir les photos de Rhode Makoumbou prises lors des journées culturelles congolaises. Je t'envoie le lien, il s'agit du site de l'artiste, très agréable, je trouve.

Joss a dit…

A fini le livre il y a quelques temps.

Lecture sympa, un "état des lieux" instructif pour ceux qui veulent découvrir la réalité "vraie" de la vie de tous les jours dans un africain (plutôt Afrique central). Un portrait déprimant mais assez fidèle à ce que je connais (ou ai connu) de ce que sont les rapports homme-femme-maitresse dans certaines sociétés africaines. Mais nous aurons le temps d'en reparler de cet aspect là :-)

Le problème c'est que ça donne un sentiment de "trop plein". A vouloir tout embrasser, on a parfois l'impression d'un touche à tout qui reste superficiel alors que certains sujets auraient mérité qu'on s'y attarde.

Beaucoup de dialogues entre personnages, mais le niveau "intellectuel" de certaines questions attribuées aux enfants et parfois... surprenant !

Joss a dit…

"[...] certaines questions attribuées aux enfants EST parfois... surprenant !"

Sorry :-(

Joss a dit…

SONT
...
décidemment...

Liss a dit…

Coucou Joss,

j'avais bien aimé cette lecture et trouvai également que c'était un portrait assez fidèle de la société congolaise, qui aime en particulier tout mettre sur le compte de la sorcellerie, même les lettrés ou les intellectuels. Beaucoup de sujets évoqués, en effet, dans ce roman, entre la sorcellerie, les superstitions, le sida, les doubles vies, la mésentente avec la belle-famille, le sort des enfants...
t'inquiète pour les coquilles, l'essentiel est qu'on se comprenne.