dimanche 21 février 2010

Ballet noir à Chateau-Rouge, d'Achille Ngoye

Voici un livre qui attendait depuis plusieurs années – eh oui ! il y en a quelques uns comme ça dans ma bibliothèque – l’heure du corps à corps avec la lectrice que je suis. Ça a été une heure de récréation langagière autant qu’une heure d’interrogation sur le devenir de l’Afrique, sur celui des immigrés africains en France.
Plantons le décor, non, l’intrigue :

Un homme est interpellé sur son lieu de travail. Nom : Djeli Diawara. Domicile : foyer surpeuplé. Torts : être en possession de faux papiers. Ceux-ci retirés, il se retrouve à la rue, sans travail, et surtout sans plus de quoi nourrir les siens restés au pays tandis que lui se contentait de survivre. Il suait sang et eau pour gagner son pécule. Il avait également chèrement payé l’acquisition de son titre de séjour. Celui-ci s’avérant faux, le réseau de fabrication de faux papiers est mis au jour, impliquant un boss de la préfecture qui faisait tourner ainsi un business très rentable, avec la complicité de deux autres employés de la préfecture ainsi que celle, incontournable, d’un mafieux africain chargé de repérer la clientèle. Ce dernier est à la tête de plusieurs trafics mêlant drogue, proxénétisme, faux billets etc. L’affaire Djeli Diawara risque de les faire tous sauter, d’autant plus que celui-ci, avec d’autres sans-papiers, des dizaines, squattent l’Eglise Saint-Bernard et décrètent même une grève de la faim, attirant ainsi l’attention du public sur leur sort.

Une fatalité inexplicable s’abat sur Diawara, on veut le faire taire et même disparaître, cela arrangerait les corrompus de la préfecture, leurs complices dans la police ainsi que le boss africain qui serait exempté d’assurer le remboursement de la somme versée par Diawara pour acquérir ses faux papiers, ce dernier y tient. En résumé : l’administration française veut noyer l’affaire ; les Etats africains ne répondant jamais présent lorsqu’il s’agit de leurs rejetons, qui pourrait défendre ces «damnés de la terre » ? C’est là qu’intervient le GROPACAS, le Groupe panafricain d’action et d’assistante. Celui-ci charge Kalogun de démasquer les gros bonnets qui en veulent à Djeli Diawara.

Kalogun, qui a le « visage émacié, masque symbolique des deuils et revers d’un continent mis à genoux » (p.11) va ainsi camper quelques jours au cœur de Château-Rouge, quartier du 18e arrondissement de Paris, lieu de concentration de l’immigration africaine et de ses trafics. Durant son enquête, qui va se révéler ardue et entraînera une succession de meurtres, Kalogun va côtoyer les prostituées, les petits dealers africains, les bars et restaurants du coin que ceux-ci fréquentent et qui nous révèlent des hommes et des femmes qui tentent de donner de la consistance à leur vie, qui tentent de gagner leur vie par les moyens qui sont à leur portée. La vie est dure pour eux et il faut parfois être dur dans la vie pour ne pas sombrer. Langage direct. Coloré. Accrochant.

Tenez, le portrait d’Amina, une prostituée p. 29

« Le buste effilé, vachement disproportionné à l’arrière-train en forme de toboggan, Amina tourneboulait avec sa croupe design ; des amortisseurs naturels selon certains, mais, pour d’autres, pur bidonnage de la Création greffé au reste du bifteck comme pour lui servir de contre-poids. La greluche n’en accordait pas moins la blackitude sur l’essentiel : sa carrosserie magnifiait la toute-puissance des dieux ashanti, suggérait le sex-appeal, attirait le fric. Une épaisse perruque doublait sa carafe de ouistiti. Des gros yeux blancs. Sourire de commande. Amina parlait davantage avec ses mains, ce qui la rendait faussement agressive. » (p. 29)

Un portrait masculin cette fois, celui de Sow Gandja, un dealer plutôt attachant :

« Vingt-cinq balais, un mètre soixante, le squelette maltraité, le zoulou ne payait pas de mine. De son mufle, on ne voyait que les oreilles décollées et les carreaux blancs, des yeux tellement ronds qu’ils ressemblaient aux phares d’une Peugeot 404. Dreadlocks défaites, crasseuses, souvenirs d’un mouvement identitaire noyé dans la drogue, le minus affectait un air d’apache conforté par son langage débile. » (p. 51)

Illustration du langage de Sow Gandja, émaillé de verlan :

« Au Makoumba, on businesse sur le même bureau mon paincon et moi, question de ne pas déboussoler les clients. Dès qu’on raboule, je scotche le brelica sous le reaubu. On ne sait maija avec les starskys. » (p. 65)

Danse et séduction :

« Sow braqua ses phares sur la piste. Une blancharde dansotait seulingue, foutrale dans son one-woman-show ; laissant dans une totale indifférence des spécialistes des acrobaties fessières. La sirène chaloupait déjà sur la piste à leur arrivée.. Kalogun se détourna de la fumelle au constat qu’elle était schlass, et voulut reprendre son briefing. Mais le dealer, fasciné par les balancements lascifs, ignora ses appels du pied. Une autre tentative tournant court, le détective poussa une gueulante, obtenant sur-le-champ l’écoute nécessaire [...] Le dealer, qui n’en pouvait plus de ronger son frein, se leva brusquement pour rejoindre la danseuse solitaire. Manque de pot, la meufe piqua aux waters, l’obligeant à tournailler sur la piste avant de regagner la case départ. [...]
La sirène de nouveau sur la piste, Sow s’affranchit de la tutelle encombrante en sautant sur la piste. « Bisso na Bisso ». Raté. Un titre de groupe Wenge Musica Maison-Mère vibra aussitôt dans les haut-parleurs. Le dealer accorda ses mouvements aux pas claudiquants de « ndômbolo ». Les bras collés au buste, soulevés, repliés dans une synchronisation parfaite avec sa partenaire, il ramollit la carcasse comme s’il allait s’afaisser, renouant illico avec sa forme du tonnerre. Le squelette remué en cadence, devenu cadence, il avança à petits pas boitillants, recula au même rythme, répéta ce va-et-vient désopilant. Sans rudesse. Avec morgue. Puis reprit la phase bras collés-soulevés-repliés. La tête haute et le groin torchant une moue débile, il exécuta une pirouette cocasse, tortilla son popotin merdique. Et poursuivit sa démonstration avec entrain/ Kalogun, bouche bée, dut convenir que le caïd en bambou, à défaut de posséder un métier reconnu, connaissait à fond ses classiques
. » (p. 68-71)

Comment répondre aux poulets :

« Vos papiers, s’il vous plaît !
- Qu’est-ce qui cloche ? », protesta l’agent du GROPACAS en s’exécutant.
Le perdreau ignora la question, ouvrit le passeport et se mit à le feuilleter, un œil louchant sur le suspect toutes les trois secondes. [...]
- Vous êtes d’où ?
- C’est écrit sur le doc, grand-chef. [...] je suis de Venda, capitale Thohoyandu.
- Jamais entendu parler. C’est dans quel trou ?
- L’Afrique n’est pas un trou, mais un continent. Très vaste. Avec des forêts où l’on n’y voit goutte en plein jour. Vos stratèges l’ont livrée aux charognards et aux marchands d’arme, qui la saignent à blanc ou la mettent à feu et à sang. Je constate qu’elle a été supprimée dans les cours de géo...
- Ça va pas la tête ? pesta le flic, craignant de ferrailler avec un intello déjanté. Vous sortez de l’hôtel ?
- Vous me voyez fréquenter les putes ?
- Reprenez votre passeport, et dites bien le bonjour sous les cocotiers !
- Ils apprécieront, grand-chef !
» (p. 79-80)

Bon allez, j’arrête avec les extraits, mais je voudrais tellement vous en proposer ! Et puis c’est aussi parce que je n’ai pas envie de quitter l’univers d’Achille Ngoye, quitter ses personnages. Tenez, j’ai une furieuse envie de me rendre au métro Château-Rouge. Je sens que désormais, chaque fois que j’irais y faire mes emplettes de produits exotiques, chaque fois que mes pas me porteront dans les allées de ce marché, je penserai au Ballet noir d Ngoye. J’aimerais tellement voir ce roman adapté au cinéma ! Hééé ! Hooo ! N’y a-t-il pas un réalisateur qui voudrait procurer aux lecteurs qui ont aimé ce roman le plaisir de le voir sur le grand écran ?


Né au Congo Kinshasa en 1944, Achille Ngoye est le premier auteur d’Afrique noire à être publié dans la collection « Série noire » des Editions Gallimard. Il a publié plusieurs romans parmi lesquels Agence Black Bafoussa (1996) et Sorcellerie à Bout Portant (1998), toujours chez Gallimard.


Achille Ngoye, Ballet noir à Château-rouge, Gallimard, 2001.

19 commentaires:

Anonyme a dit…

Liss chérie,

Merci de nous faire découvrir cet auteur: A ma prochaine sortie je me procure son livre!
Bien le salut.

Letsaa la Kosso

Liss a dit…

Ignaa Letsaa,

Je pense que tu passeras un très bon moment de lecture.

Au plaisir !

kinzy a dit…

des portraits au combien
stéréotypés.
l' africaine au derrière en forme de toboggan, et le rasta dealer.
S'il y en a d'autres , je les découvrirai moi même.

Merci de nous faire partager tes coups de cœurs.
Fos ma chère Liss

Kinzy

Liss a dit…

Tu as surmonté les tracasseries liées aux procédures d'identification ? Je te remercie pour cette marque d'amitié.
Beaucoup de caricature en effet, dans ce roman.
@ +

kinzy a dit…

Coucou Liss ,
Le plus simple a été d'utiliser le même code d'accès pour le blog d'Hilaire et le tien qui se trouve sur la même plateforme.
à première vue , j'ai cru que ce n'était pas possible(-)

je viens de parcourir ta bibliographie , et je suis agréablement surprise et ravie de ton parcours. je t'en félicite.
J'ai lu pas mal d'auteurs africains mais pas de femmes de plumes.
Pour cela je te dis bravo, bravo Pour celles qui viendront après toi.
(J'irai faire un tour sur tes liens un de ces matins)

Ps: Maintenant je peux t'appeler petite sœur, ma petite sœur d'Afrique,Belle comme la terre de ce continent.

Fos
Kinzy

Liss a dit…

Merci pour tes encouragements, ils me touchent beaucoup. Si je ne me trompe, toi tu es une grande-soeur des antilles ?
Le blog d'Hilaire ? Un espace que je dois découvrir alors, car je ne connais pas. C'est beau, ces découvertes que l'on peut faire au travers d'un blogueur !
Bises.

St-Ralph a dit…

Merci de mettre enfin un visage sur ton nom. J'apprécie ! Gangoueus osera-t-il lui aussi ?

Liss a dit…

Gangoueus est un vrai récalcitrant sur ce sujet. Qui sait ? L'avenir nous dira s'il ose.

kinzy a dit…

Coucou liss

Je me suis emmêlée les pinceaux, il ne s'agit pas du blog d'Hilaire mais d'un autre chirurgien dentiste du nom
Abelkassi.

ps: Hilaire ne se vexe pas, c'est la faute à mon vieil âge (-)

leur lien se trouve sur le blog du frère Obambé

pour répondre à ta question.
Oui , je suis la grande sœur Madininienne.

bôs et fos little sister

St-Ralph a dit…

Je trouve ce roman très amusant ; du moins les passages que tu as chosis. Cependant, j'ai peur de me lasser du style après une cinquantaine ou une centaine de pages. En tout cas, c'est une trouvaille !

Liss a dit…

@ Kinzy,

Hilaire ou Abelkassi, ils sont à découvrir ! Je vais aller voir chez Obambe.

@ St-Ralph,

Se lasser au bout de quelques dizaines de pages ? Ce n'a pas été le cas pour moi en tout cas, car je voulais trop savoir si le détective réussit sa mission.

Ferrand Hervé a dit…

Salut Liss.
J'espère que tout va pour le mieux pour toi.
J'ai adoré ce roman avec une langue fleurie - c'est le moins que l'on puisse dire - et une énigme qui valent vraiment le détour. A lire d'urgence.
A bientôt

Liss a dit…

Salut Hervé,

"une langue fleurie", c'est également ce que j'ai apprécié. Tes sentiments sur ce roman épousent parfaitement les miens. Une rapide ballade et escale m'apprend que, toi aussi, tu permets désormais aux internautes de croiser ton regard ; ça me fait tout de même bizarre de te voir !

Obambé a dit…

Je découvre cet auteur et son roman. Je vais me laisser tenter. Cette collection est très intéressante. J’y ai découvert un auteur sénégalais (Abasse Ndione), ancien infirmier) que je qualifierai de talentueux, qui m’a emporté littéralement, avec son roman « La vie en spirale » que je recommande à tout le monde. Je prends le pari de dire que vous ne serez pas déçus.

@+, O.G.

Liss a dit…

"La vie en spirale" ? Je note de suite le titre, cher Obambe, merci du partage. On est beaucoup plus enclin à se procurer un livre lorsqu'on a la parole d'un autre lecteur.
Au plaisir !

Obambé a dit…

Bonjour la famille et joyeuses pâques à toutes celles qui les fêtent et même à ceux qui ne les fêtent pas.
Liss,

Mes meilleures sources pour les choix des livres ce sont Mme et M. Songolo, Pakala et Kingani. J'ai plus confiance en eux que dans les papes et autres gourous médiatiques qui ont été élus plus ou moins à vie conseillers en lecture.
C'est aussi pour cela que des blogs comme le tien, celui de Gangoueus et de Saint-Ralph sont des sources qui n'épancheront jamais ma soif de lecture.

Bien à toi, bien à tout le monde.
Obambé

Liss a dit…

Merci pour tes mots, cher aîné.

Caroline.K a dit…

Bonsoir Liss,

Me revoici après un petit moment d'absence, glanant ici et là quelques minutes pour rendre mes services et prendre le temps de regarder et de lire ce que je découvre.

Je connaissais pas du tout ce polar, mais je pense que répondre à ta dernière question, Raoul Peck le cinéaste haïtien du magnifique "Lumumba" pourrait faire des merveilles avec ce ballet.

Caroline

Liss a dit…

Ma chère Caro, j'apprends toujours de toi, côté cinéma.