jeudi 12 août 2010

Le Chant de Salomon, de Toni Morrison

Chaque fois que je me penche sur l'oeuvre d'un auteur noir-américain, je suis immédiatement entraînée, par la clarté, par la beauté, par la force de celle-ci vers le fond, et pour y trouver... du lourd. Comme dirait Abd Al Malik, Le Chant de Salomon, ça c'est du lourd !


De Toni Morrison, j'avais déjà lu Beloved, qui vous imprègne à jamais, mais, après avoir lu ce Chant de Salomon, que Kinzy a lu deux fois, je me demande lequel des romans placer un degré au-dessus, lequel vous imprègne davantage, vous pénètre jusqu'à la moelle. Je suis tentée de voter pour le second, mais c'est peut-être parce que je viens tout juste de le lire, et cette fraîcheur rajoute à sa séduction.


Les chaînes de l'esclavage ? Peut-être, mais aussi les chaînes de la vanité.

Dans les deux romans, la romancière trace l'histoire d'une famille noire, à cette période des Etats-Unis où Blancs et Noirs vivent dans deux mondes bien distincts, bien que portés par la même terre. Elle montre comment ces deux mondes se regardent, se considèrent, comment ils se frottent l'un à l'autre à tel point que l'étincelle qui jaillit de ce frottement devient souvent une explosion. Une explosion interne. Le calme apparent, vu de l'extérieur, mais le feu à l'intérieur. C'est une vie faite d'amertume qu'elle nous décrit, une "amertume aussi lisse et aussi rigide que de l'acier" (p. 182), comme celle qui caractérise les rapports de Macon et de sa femme Ruth. Deux époux, unis par les liens du mariage mais aussi par une haine sans limites. C'est aussi cette amertume qui définit les rapports entre Blancs et Noirs dans cette Amérique du début du XXe siècle.

Les personnages sont d'apparence transparents, mais ils gardent pourtant une part de mystère, on croit les connaître sans vraiment les connaître. L'âme humaine est complexe. Le personnage central semble être Laitier, car c'est autour de lui que se tisse l'histoire ; c'est autour de lui qu'elle se raconte, si bien qu' "il avait l'impression d'être un seau à ordures pour les actes et les haines des autres" (p. 173-174). Il est donc le point d'ancrage, mais pour moi le personnage le plus fascinant, c'est Pilate sans doute, du nom de celui qui jugea le Christ. Pilate Mort, tante de Laitier, soeur de son père Macon Mort. Tous deux ont vu leur père Macon Mort être abattu sous leurs yeux, car il ne voulait pas se laisser déposséder de ses terres, de sa ferme.


Le Chant de Salomon, c'est l'histoire de la famille Mort, l'histoire d'un nom. C'est l'histoire des noms. "Des noms comme des témoignages"(p.463). Chacun d'eux cache en effet une histoire. Et les noms dans ce roman sont tous singuliers : Pilate Mort, Macon Mort, Corinthiens Un, Guitare, Tommy Chemin de Fer, Tommy Hôpital, Empire State... Laitier, qui en réalité s'appelle Macon Mort (c'est le troisième, après son grand-père et son père), part à la source de son nom, il veut en faire la généalogie, connaître ses origines.


Le récit est savamment construit, on retrouve la patte de l'auteure qui, avec mesure, délivre des éléments d'information, donnés tour à tour par les personnages principaux, et donc avec chaque fois une teinte différente, de sorte que le lecteur puisse lui-même reconstituer l'histoire et établir sa propre version. Le roman s'ouvre et se termine par un même tableau : celui du vol d'un homme qui voudrait être oiseau.


L'oiseau chante. L'oiseau vole. Pour être capable de voler, il faut une certaine légèreté. Il faut se débarrasser de tout ce qui est encombrant. Or la vanité est très encombrante dans la vie d'un homme ; et elle n'est pas le propre d'une race, on la trouve aussi bien chez les Blancs que chez les Noirs ou les Jaunes dont il est question dans ce roman. Heureux celui qui, à un moment donné de sa vie, connaît son heure de vérité, ce moment où l'on brise la vanité qui nous étouffe, où l'on se libère de toutes sortes de complexes et de fausses valeurs.


J'ai aimé ce passage où Corinthiens se débarrasse de cette coque et accepte de vivre au grand jour sa relation avec Porter, un homme qui pourrait être vu comme un misérable au regard de sa situation matérielle. Elle, petite fille du premier médecin noir du pays, qui est allée à l'université et qui rêvait d'une vie professionnelle propre à susciter l'envie des autres, finit "bonne à tout faire" d'une poétesse ; elle qui nourrissait l'espoir d'épouser unmédecin ou équivalent, selon le souhait de sa mère, finit dans les bras de Porter, un misérable peut-être, mais un homme qui lui donne de l'amour, chose qui lui a manqué durant toute sa vie.

Laitier aussi connaîtra son heure de vérité, seul en plein milieu de la forêt, avec pour seule compagne la nuit noire qui force à la méditation.

C'est pourquoi, le passage le plus symbolique du roman est, pour moi, celui où Macon Mort, dit Laitier, contemple un paon en compagnie de son ami Guitare.


"- Regarde... elle se pose par terre." Laitier sentit de nouveau la joie sans limites devant tout ce qui pouvait voler. "Elle vole mal mais elle a de l'allure.
- Il.
- Quoi ?
- Il. C'est un mâle. Il n'y a que le mâle qui a une queue pleine de bijoux. Le salaud. Regarde-moi ça.'' Le paon faisait la roue. "Si on l'attrapait. Viens, Laitier", et Guitare s'élança vers la clôture.
"Pour quoi faire", demanda Laitier en courant derrière lui. "Qu'est-ce qu'on va en faire si on l'attrape ?
- On va le manger !" cria Guitare. Il escalada facilement la double clôture en tubes qui fermait le parking et commença à contourner l'oiseau de loin, en tenant la tête un peu de côté pour tromper le paon qui marchait fièrement autour d'une Buick bleu clair. Il replia sa queue en laissant l'extrémité traîner dans les graviers. Les deux hommes étaient immobiles et observaient.
"Pourquoi est-ce qu'il ne vole pas mieux qu'un poulet ? demanda Laitier.
- Il a trop de queue. Tous ces bijoux, ça l'alourdit. Comme la vanité. Personne peut voler avec toute cette merde. Si tu veux voler, faut laisser tomber toute la merde qui t'alourdit." (p. 254-255)


Ce roman peut également être lu comme l'histoire d'une belle amitié, celle de Laitier et de Guitare. Ils sont de conditions différentes, mais liés pour le meilleur et pour le pire. Bref, beaucoup de choses à dire sur ce roman.


Le Chant de Salomon, un chant universel. Editions 10/18, Collection Domaine Etranger, 480 pages, première publication en 1977.

4 commentaires:

St-Ralph a dit…

Le fait que tu compares les deux romans peut signifier beaucoup pour tous ceux qui ont lu "Beloved". Certes, les quelques romans de la littérature noire américaine que j'ai lus m'ont semblé du "lourd". Mais dire que tu es tentée de placer "Le chant de Salomon" au-dessus de "Beloved" va faire écarquiller pas mal d'yeux et aiguiser la curiosité de beaucoup de nos amis internautes.
D'autre part, si ton billet est le reflet du livre, on doit se perdre un peu dans la multitude de noms. Il faut, espérer que l'histoire que cache chacun d'eux retient assez l'attention pour permettre au lecteur de tisser une certaine cohérence dans l'ensemble du livre. C'est vrai qu'avec Toni Morrison cela n'est jamais très évident.

Liss a dit…

Coucou St-Ralph, je vois entre autres de qui tu veux parler, mais c'est vraiment un roman qui m'a habitée, qui m'a prise en otage pendant que je le lisais, mais ceci après quelques dizaines de pages, lorsque les contours du récit se sont dessinés. La cohérence est là, les personnages aussi intéressants à étudier les uns que les autres, avec une concentration sur les membres de la famille Mort. Il y a tellement de choses à dire que j'ai voulu refléter ce qui me paraissait être le thème majeur, puisqu'il transparaît dans le titre. Salomon est le nom de l'ancêtre des Mort.
Vraiment, c'est du "lourd", je pèse mes mots. Pas étonnant qu'on ait tant de bons morceaux avec Morrison. Elle le vaut tellement, son Nobel. Pour terminer, je réitère mes propos en disant que j'ai aimé celui-ci autant sinon plus que Beloved.

Le prochain poid lourd qui m'attend est bien sûr Linvisible Ralph, cher St-Ralph...

kinzy a dit…

Coucou chère Liss

Merci pour le clin d'œil.
j'espère que tu auras donné envie à ceux qui ne l'ont pas encore approché.
Une grande auteure à l'écriture un brin mystico magique.
N'est ce pas ?
Un grand bonjour à ta famille.
Fos

Liss a dit…

Coucou Kinzy,

ça me fait plaisir de te retrouver. Je te remercie infiniment de m'avoir incitée à lire ce roman, un grand roman, normal, c'est une grande plume qui l'a écrit, un brin mystico-magique sans doute, mais toi et moi ne le trouverons pas tant que ça magique, c'est la vie qui est magique...