jeudi 3 mai 2012

Mont Plaisant, de Patrice Nganang

Après Temps de chien, lu quelques années après sa sortie, roman qui fut distingué entre autres par le Grand Prix Littéraire d'Afrique noire en 2003, il était temps pour moi de réentendre la voix de Patrice Nganang, qui se donne comme l'une des plus puissantes du moment venues du Cameroun. Je voulais mesurer l'intensité de l'écho qu'elle peut provoquer aujourd'hui chez le lecteur. La parution de Mont Plaisant, son dernier roman, qui a reçu la mention spéciale du Prix des Cinq continents de la Francophonie, était une belle occasion de le faire.



Ce roman révèle une plume expérimentée, habile dans la construction aussi bien que dans l'écriture, qui baigne dans des eaux pures, exemptes de scories. C'est un roman qui creuse son chemin dans l'Histoire, l'histoire du Cameroun, et qui réserve des surprises de taille à ceux qui se contentent du discours communément partagé sur l'Afrique et les Africains : une population ensevelie dans la nuit la plus profonde de l'inculture et qui ne s'est réveillée qu'à la lumière de la civilisation occidentale. Or les personnages historiques sur lesquels se fonde ce roman sont autant de témoignages de la vivacité et de la créativité du monde noir. Sami Tchak, dans Al Capone le Malien, appelait de ses voeux une littérature qui serait "à la hauteur de nos héros", il espérait la parution de romans non plus écrits "dans l'esprit d'attirer l'attention du public et des critiques blancs", mais qui seraient consacrés à ces personnages complexes qui sont en quelque sorte une empreinte de leur pays, de leur culture, de leur époque. C'est dans ce type de romans, authentiques, que l'on peut sentir vibrer une "âme". (Al Capone le Malien, pages 160-161)
Ce renouvellement du roman africain est en cours, en oeuvre déjà dans Al Capone le Malien, il est en plein épanouissement dans Mont Plaisant, roman dans lequel on sent battre le coeur du Cameroun.

Qu'est-ce donc que le "Mont Plaisant" ? C'est la résidence d'exil de Njoya, souverain  des Bamoum, groupe ethnique du Cameroun ayant en quelque sorte pour capitale Foumban. Il est invité dans cette résidence par son ami Charles Atangana, chef des Ewondo dont le fief est Yaoundé. Le roman couvre les premières décennies du XXe siècle, et même un petit peu avant, lorsque les Européens signent des traités avec les chefs locaux, traités qui se transformeront en autorisation pour les premiers de s'installer sur ces territoires et d'en être les maîtres, à la surpise de ces chefs africains qui verront peu à peu leur souveraineté être réduite, entraînant dans leur déclin la disparition, ou du moins la méconnaissance de ce que furent la culture, les réalisations des autochtones. Le sultan Njoya était entouré de tout un ensemble d'artistes rivalisant d'inventivité pour contenter un souverain qui savait apprécier le talent, l'ingéniosité et qui était lui-même un homme ingénieux, puisqu'il inventa un alphabet, demanda à ses architectes d'établir une carte géographique de son territoire, écrivit un livre, le Saa'ngam, somme de ses pensées.

Suivant la coutume, Charles Atangana offre à son invité de marque une femme, il en a déjà plus de six cents. Il s'agit précisément de la fille de son frère, Joseph Ngono. Sara n'est encore qu'une enfant de neuf ans environ, qui doit être préparée à ses futures noces par la matrone Bertha, dont le coeur a été durci par une histoire personnelle, une injustice infligée à son unique fils, Nébu, à cause d'une jeune fille qu'il a eu le malheur d'aimer. Mais Bertha la dure va curieusement se radoucir, se métamorphoser, lorsqu'elle percevra la possibilité de revivre sa maternité, de redonner vie à son fils disparu, à travers Sara. Celle-ci échappera donc momentanément à son destin de femme du sultan, la matrone l'ayant travestie en garçon et rebaptisée Nébu, nom de son défunt fils. Sara, transformée en Nébu, sera désormais "l'ombre" du sultan, autrement dit le garçon de chambre de celui-ci.

En 2000, la "Maison des artistes", l'autre nom du Mont Plaisant, n'est plus qu'une ruine, mais Sara, dernier témoin de la vie intense, intriguante, qui anima cette maison, est toujours vivante, elle a quatre-ving-dix ans. Et c'est une chance inouïe pour une jeune femme originaire du Cameroun, installée aux Etats-Unis, qui revient dans son pays natal dans le cadre de ses recherches, de rencontrer cette dame et de pouvoir l'interroger. Son entreprise sera facilitée par une heureuse coïncidence : elle se prénomme aussi Bertha, ce qui va déclencher la mémoire et la parole de la vieille Sara que tous croyaient muette, et ouvrir à Bertha et au lecteur une page mémorable de l'histoire du Cameroun, qui fut tour à tour sous domination allemande, française et anglaise. C'est l'époque où les conflits européens, notamment les première et deuxième guerres mondiales, s'invitent sur les territoires africains. Ces différentes puissances coloniales utilisent toutes la religion aussi bien que la violence pour dompter les autochtones, alors que ceux-ci les ont accueillis les bras ouverts. 

J'ai particulièrement aimé le démarrage du roman, un début accrocheur et très bien orchestré. Le roman se présente comme le récit de Bertha, la jeune femme chercheur, qui rapporte l'histoire ou plutôt les histoires que Sara a bien voulu lui conter, et qui font revivre Njoya, Charles Atangana et d'autres figures du nationalisme camerounais comme Rudolf Douala Manga Bell et Adolf Ngosso Din, des histoires qu'elle recoupe ou confronte avec ses propres découvertes dans les bibliothèques et autres archives coloniales. Ces personnalités méritaient vraiment qu'un hommage leur soit  rendu dans un roman, sortant ainsi de la poussière de l'oubli. Mais celui qui m'a le plus fasciné, c'est Nébu, le fils de Bertha la matrone, l'artiste, et c'est l'amour qui lui donne une telle acuité artistique qu'il en arrive à dépasser ses maîtres ! Quel amour de l'art, quel désir de perfection ! Son histoire fait fatalement penser au mythe de Pygmalion dont il est en quelque sorte la version africaine. Le personnage de Nébu est le portrait le plus intéressant, le plus beau, selon moi.

L'élégance du style de Nganang dans ce roman repose essentiellement sur le langage métaphorique et le sens de la formule. De nombreux passages peuvent être érigés en aphorismes. Voici des exemples :
- "Le tic-toc d'un amour maternel peut faire attendre un chef éternellement sur la route du temps perdu." (p. 23)
- "La douleur d'une mère est une porte qu'aucun homme ne souhaite laisser ouverte trop longtemps." (p. 25)
- "Chacun de nous porte sur ses épaules la totalité de son époque." (p. 30)
- "La mémoire est une archive." (p. 202)
- "La mémoire peut être une véritable malédiction ; elle est aussi un testament de vie." (p. 362)
- "L'art est un antidote contre la folie." (p. 224)
- "L'art est un supplément pour une vie devenue invivable." (p. 229-230)
- "Les rêves sont un panier de trésors infinis." (p. 249)
- " L'Histoire est une Maison de Mille Récits. (...) C'est le seul véritable juge de nos erreurs et de nos succès." (p. 497)

Patrice Nganang, Mont Plaisant, Editions Philippe Rey, 2011, 510 pages, 20 €.

2 commentaires:

Jackie Brown a dit…

Ce roman me tente aussi. J'aime découvrir.

Liss a dit…

Découverte du Cameroun du début du siècle surtout, enfin du siècle dernier...